Écriture du voyage et pratiques épistolaires
« Est-ce que je voyage, moi ? disait un chef de gare »
Correspondance de Degas
1Plusieurs possibilités s’offrent au voyageur soucieux de faire partager son expérience : la lettre aux proches, le carnet de voyage, le reportage journalistique… Les actes du colloque de Brest qui s’est tenu en novembre 2004, réunis par Pierre-Jean Dufief dans La Lettre de voyage rendent compte de ces diverses pratiques et de la porosité entre les genres factuels liés à l’écriture du voyage. L’accent est mis sur le genre épistolaire, voué par nature à voyager, comme le rappelle Pierre-Jean Dufief dans sa présentation. Quand le voyageur se trouve par la même occasion être un écrivain, un artiste ou plus généralement un homme public, sa correspondance et ses écrits de voyage ont toutes les chances d’accéder à la publication, posthume ou non, et de fait à la postérité. L’intérêt documentaire porté aux témoignages sur les conditions matérielles du voyage à des époques données, sur les pays visités cède alors la place à l’étude des rapports entre l’écriture du voyage et le reste de l’œuvre d’un écrivain (d’un historien, d’un peintre…), la lettre faisant office de sésame ouvrant la porte à la compréhension des autres productions du voyageur. « L’épistolier serait ainsi le fameux chaînon manquant entre l’homme et l’œuvre, quelque chose comme le yéti de la littérature », comme l’écrit Vincent Kaufmann dans L’Équivoque épistolaire, modifiant de façon plaisante un lieu commun de la critique littéraire, formulé en son temps par Lamartine dans son Cours familier de littérature et cité dans l’article de Louis Le Guillou : « On ne sait rien d’un homme tant qu’on n’a pas lu sa correspondance. L’homme extérieur se peint dans ses œuvres, l’homme intérieur se peint dans ses lettres ».
2L’ensemble des articles réunis dans ce volume porte la trace de cette tension propre à la pratique épistolaire d’auteurs dont la correspondance n’est qu’une partie de leur oeuvre: doit-on lire les lettres pour elles-mêmes comme des textes à part entière et/ou les intégrer dans la généalogie d’autres écrits dont elles seraient les ébauches, les premiers balbutiements, les matrices ? La lettre est ainsi appréhendée tantôt comme un rite de passage nécessaire à l’écriture, comme un quasi-brouillon tantôt comme une pratique d’écriture à valeur littéraire.
3Les différentes études témoignent des tensions que la lettre de voyage partage avec le récit de voyage notamment : s’agit-il pour le voyageur de décrire des choses vues ou d’exprimer ses impressions ? Quelle place accorder à la description, à la réflexion métatextuelle ? Voyage-t-on dans le monde réel ou toujours dans celui de la bibliothèque1 ? Le destinataire a-t-il une chance de voyager par lettre ou doit-il constater avec le voyageur l’impuissance de la lettre à tout communiquer, les limites du medium ?
4Ces questions sont tour à tour abordées dans le recueil et testées sur des corpus très divers : des auteurs connus pour être des voyageurs (Pétrarque, Segalen, Gautier…) y côtoient des sédentaires (Huysmans, Léon Bloy) ; des voyages célèbres, celui de Sand à Venise avec Musset ou de Segalen en Chine, des voyages traditionnels comme le voyage en Italie pour les peintres partagent la vedette avec des séjours plus discrets, celui de Renan en Italie envoyé en mission par le ministre Falloux, celui de Sénac de Meilhan en Russie, de Nodier en Belgique…
5Mais la majorité des articles portent sur des lettres de voyage du XIXe siècle, siècle de l’essor des moyens de transport, au premier rang desquels le chemin de fer et siècle du développement de la presse à grand tirage et de la vogue du reportage sous forme de lettre. À l’exception de celui de Françoise Maurel sur la correspondance ordinaire de Gallois émigrés en Patagonie, tous les articles concernent des voyageurs dont la correspondance n’est pas le seul écrit ni la seule production culturelle.
6Le recueil se divise en cinq sections : la première porte sur les choses vues et les impressions de voyage, la deuxième sur les rapports entre voyage et engagement, la troisième sur les liens entre le voyage et la bibliothèque, la quatrième sur le voyage intérieur et la cinquième sur les échanges divers entre les différents genres de la littérature de voyage.
7C’est Pétrarque qui ouvre logiquement ce recueil. Pierre Laurens montre que sa correspondance porte la trace d’une tension permanente entre goût du voyage, de la découverte et condamnation de l’homo viator, incapable de rester en place et coupable du péché de curiositas. Cette tension a pour conséquence un va-et-vient permanent entre récit de voyage sous la forme de la « promenade archéologique » et réflexion métatextuelle sur le bien fondé (ou non) du voyage.
8Geneviève Haroche-Bouzinac étudie la correspondance de deux frères, Pietro et Alessandro Veri dont le second fut le compagnon du juriste Beccaria lors d’un séjour à Paris en 1766. Le correspondant-voyageur tantôt raconte au frère resté en Italie les mœurs des Parisiens, tantôt renforce la complicité fraternelle, notamment par ses plaintes quant au comportement de son compagnon de route, plus célébré que lui dans les salons.
9Louis Le Guillou compare deux voyages de la même période, celui de Montalembert en Irlande en 1830 et celui de Michelet en Angleterre en 1834 et offre de larges extraits de chacune des correspondances. Autre comparaison pour un même auteur cette fois dans l’article d’Agnès Kettler sur George Sand qui s’attache à montrer les différences de tonalité entre le voyage enthousiaste à Venise avec Musset et le séjour avec Chopin à Majorque, destination qui est la cible de toutes les foudres de l’épistolière. Enfin, le dernier article de la première partie, écrit par Pierre-Jean Dufief revient sur les multiples tensions à l’œuvre dans la correspondance de Segalen lors de son voyage en Chine en 1909-1910. C’est à cette occasion que Segalen élabore une philosophie du voyage fondée sur le refus de l’exotisme, la dissociation entre l’homme d’affaires et l’épistolier, le gommage des descriptions et marques d’énonciation personnelle. Théorie qui prend notamment pour cible le pittoresque à la Loti et rejette la « littérature d’escales » au profit d’une « écriture au long cours ».
10La deuxième partie, plus brève, s’intéressent à trois voyages qui tendent à promouvoir, par le biais de la lettre, les destinations choisies. Alexandre Stroev évoque les relations que Voltaire, Charles Joseph de Ligne et Senac de Meilhan ont entretenues avec la Russie du XVIIIe siècle et la construction, par le recours à des modèles antiques (la Grèce, Rome et la Scythie), de mythes nationaux. Les lettres allemandes de Quinet étudiées par Laurence Richet témoignent d’un enthousiasme de l’épistolier, notamment pour le modèle universitaire qu’il découvre à Heidelberg. Enfin, Françoise Maurel montre comment une correspondance ordinaire d’émigrés gallois en Patagonie fut utilisée par les journaux et les pasteurs au sein de leur communauté pour promouvoir l’entreprise coloniale et encourager au départ.
11La troisième partie s’attache aux voyages culturels de quatre écrivains du XIXe siècle. Jacques-Rémi Dahan évoque les échanges culturels noués par Nodier avec des érudits belges (bibliothécaires, archivistes…). Maurice Gasnier raconte la mission scientifique de Renan en Italie, commandée par le ministre Falloux et montre l’influence des lettres de voyage sur les écrits à venir de l’auteur (Patrice, L’Avenir de la science). André Guyaux pour sa part s’intéresse au voyage à Rome et à Naples de Sainte-Beuve, périple chargé de souvenirs littéraires (le laurier de Pétrarque, le golfe de Baia de Lamartine…) ainsi qu’au double discours de l’épistolier tantôt romantique enthousiaste tantôt critique lucide. Enfin, Jean-Marc Hovasse reconstitue la genèse du Rhin de Victor Hugo, à partie de ses premières lettres de voyage.
12La quatrième partie s’intéresse au « voyage intérieur » des épistoliers. Catherine Boschian-Campaner suit l’évolution de la relation entre André Gide et Henri Ghéon, critique au Mercure de France lors de leur voyage en Algérie en 1900, à travers la correspondance de ce dernier avec son mentor, le poète Francis Viélé-Griffin, considéré comme l’un des premiers vers-libristes. Les lettres témoignent du passage progressif du ravissement au malaise, de la complicité au dégoût pour le compagnon de route et montrent le long chemin spirituel qui mena le poète à la conversion et à la rupture définitive avec Gide quelques années plus tard.
13Philippe Barascud et Gaëlle Guyot-Rouge s’attaquent à deux écrivains connus pour leur haine du voyage et leur goût pour l’épistolaire : Huysmans et Léon Bloy qui comparait sa « rage d’écrire des lettres » à celle de saint Jérôme. Huysmans publia par la suite des chroniques de ses voyages dans « les villes froides du Nord » et ses lettres ont pu servir de brouillons à ses ouvrages tels que À Hambourg, Lübeck, L’Aquarium de Berlin, Trois primitifs. Bloy s’exila deux fois au Danemark pour suivre son épouse dans son pays natal et la correspondance de ce « tenant de l’immobilité » révèle un repli sur l’univers familier et une forte présence de la vie culturelle parisienne que Bloy a laissée avec regret derrière lui.
14Odile Hamot évoque les voyages en train de Saint-Pol Roux et montre comment une lettre d’octobre 1890 écrite à son ami Gabriel Randon refait surface dans l’écriture de « L’œil goinfre », un des poèmes du recueil La Rose et les épines du chemin, publié en 1901. Ce dernier article opère donc une transition toute naturelle vers la cinquième partie consacrée aux passages d’un genre de l’écriture de voyage à l’autre.
15Les transferts de la correspondance familière à l’œuvre publique, déjà évoqués dans les précédents articles, sont ici au cœur de l’analyse. Trois cas de passage de la lettre familière à l’article de journal sont rassemblés ici : celui de Nerval par Corinne Bayle, de Théophile Gautier par Catherine Thomas, de Jean Lorrain par Jean de Palacio. Deux autres articles s’intéressent aux correspondances de deux peintres Gustave Moreau (Marie-France de Palacio) et Degas (Françoise Alexandre). Cette partie montre différents exemples des possibilités offertes au voyageur souhaitant écrire, certains en ayant expérimenté plusieurs tour à tour. En 1838, Alexandre Dumas et son nègre du moment, Nerval font un voyage en Allemagne. Chacun ramène des récits de voyage mais pour Nerval, la concurrence est rude après la parution du Rhin de Victor Hugo et des Excursions au bord du Rhin de Dumas. Son recueil Lorely, souvenirs d’Allemagne paraît pourtant en 1852, inspiré par les Voyages de Sterne et les Reisebilder de Heine notamment. Corinne Bayle montre d’une part le parcours d’écriture d’un voyage : d’abord lettre puis chronique journalistique puis pièce d’un recueil, d’autre part l’instauration d’un partage des tâches entre les différents écrits : pas de description dans les lettres familières pour conserver toute la matière pour les articles de journaux. Ces deux aspects se retrouvent dans le cas de Gautier qui réserve les descriptions pittoresques attendues pour les articles de journaux et revendique explicitement la distinction entre lettre et récit de voyage. Catherine Thomas montre encore les échanges entre les deux pratiques : la lettre renvoie à l’article pour ce qui manque, l’article emprunte le style désinvolte et familier de la lettre. Jean de Palacio prend l’exemple précis d’une lettre écrite lors d’un voyage dans le Sud-Ouest de la France, à l’été 1894 que Jean Lorrain remania pour la publier en une chronique signée Raitif de la Bretonne dans L’Écho de Paris.
16Marie-France de Palacio évoque « le voyage intérieur » de Moreau en Italie de 1857 à 1859 - cet article, comme celui sur Degas, aurait aussi bien pu figurer dans la partie précédente comme celui d’Odile Hamot sur Saint-Pol Roux apparaître dans celle-ci. Sa correspondance à usage privé seulement est avant tout marquée par la déception puisque l’épistolier, peintre avant toute chose, ne cesse d’exprimer son incapacité à décrire par écrit. Quant à Degas, selon Françoise Alexandre, c’est la matière même qui manque à l’appel puisque le peintre revendique le droit d’écrire sans avoir rien à dire, de peindre sans voir, de voyager sans quitter son atelier, déclarant le vrai voyage inutile : « Il y a des voyageurs plus heureux que moi. ‘Est-ce que je voyage, moi’, disait un chef de gare ? » (Lettre à Bartholomé, de Veyrier, près de Genève, le 9 septembre 1882).
17Ce recueil propose donc un large éventail de correspondances qui permet d’appréhender la diversité des pratiques épistolaires de voyageur. Cette variété conduit cependant parfois à un inconfort de lecture devant l’effacement d’une ligne théorique plus fermement tenue. On pourra aussi regretter le choix de la répartition des articles au sein des cinq sous-sections : si certains ont une place justifiée au sein d’une partie, d’autres auraient pu voyager dans le recueil et les motivations de tels choix manquent parfois à l’appel.
18Quoi qu’il en soit, ces actes de colloque ont le mérite de faire découvrir des correspondances peu accessibles au lecteur et d’offrir un riche panorama de la recherche en cours sur la lettre de voyage, à la fois sous-genre de l’écriture épistolaire et sous-genre de l’écriture du voyage. Un tel hybride générique a de quoi susciter la curiosité du chercheur : c’est ce que montre en tout cas ce recueil d’articles.