Les Diagonales du temps
1En prenant pour titre une théorie qui a fasciné Marguerite Yourcenar1, cet ouvrage explore la posture paratopique de l’auteur, celle qui fait qu’elle est à la fois contemporaine et distante de son temps, pour montrer la part de modernité dans son œuvre. Problématique déjà perceptible à travers le choix combien symbolique du lieu qui a abrité le colloque dont il constitue les actes, Cerisy-la-Salle, eu égard au rôle avant-gardiste qu’il a joué au XXe siècle dans le renouvellement des Lettres et des idées. La préface de Bruno Blanckeman qui l’introduit, en même temps qu’elle trace cette ligne problématique, expose aussi l’articulation logique fondée sur deux axes majeurs qui vertèbrent les quatre parties du volume : l’intellectuelle face à son temps et l’écrivain face au temps (temps mythique, temps historique, temps diariste et temps généalogique). Ce qui lui confère, au-delà du travail de présentation, une fonction herméneutique qui en fait un véritable texte critique.
2La première partie intitulée Le temps d’un siècle : l’écrivain en situation montre le dialogue de Marguerite Yourcenar avec son temps ; dialogue qui se donne à voir sous plusieurs modes : ambivalent (Colette Gaudin), explicitement critique (Laura Brignoli) ou manifestement poreux (Bérengère Deprez, Vicente Torres Mariňo, Agnès Fayet, Pierre-Louis Fort) où Yourcenar se montre réceptive à certaines idées de son temps.
3Colette Gaudin, après un survol historique à travers lequel elle présente la décadence comme topos chez beaucoup d’intellectuels des années 1920, révèle, dans son article (« Contre la décadence, le réenchantement du monde »), la position de Marguerite Yourcenar sur la question. Position qui bascule du parti-pris pessimiste spenglerien (« Aujourd’hui la raison européenne est menacée de mort » nous dit Yourcenar) à une attitude ambivalente en quête finalement d’un équilibre funambulesque qui reconsidère, dans un mouvement savamment dialectique, la décadence comme « l’inéluctable de la condition humaine, impossible de sortir de la temporalité historique ». Mais par son engagement, nous dit-elle, l’art yourcenarien transcende les « mauvais quarts d’heure de l’histoire » pour réenchanter le passé par l’écriture. Si à travers cet invariant thématique qui a marqué son temps Marguerite Yourcenar laisse voir une certaine ambiguïté, il n’en demeure pas moins qu’elle est explicitement critique à l’endroit de certains systèmes de pensée et modes d’écriture dont l’engagement sartrien et « le réalisme lyrique ». C’est du moins la problématique que Laura Brignoli développe dans son article « Ce que peut l’écriture : M.Yourcenar face à son temps » Elle y montre comment Yourcenar récuse la politique et donc le modèle de l’engagement sartrien auquel elle oppose « l’engagement spirituel » selon le mot de Laura Brignoli, s’éloigne de toutes les formes de littératures du moi et de tout individualisme qui expliquent sa négation de la paternité littéraire. Autant d’éléments qui peuvent induire à penser que Yourcenar s’identifie au postulat immanentiste du structuralisme de son époque, mais l’avertissement de Laura Brignoli sonne clairement à ce propos : « La position de Marguerite Yourcenar […] reste aussi très éloignée de ces prétentions structuralistes, surtout lorsqu’on examine les préfaces de ses livres et le dernier mot qu’elle a toujours prétendu avoir quant à l’interprétation de ses romans ». (p.44) L’écriture yourcenarienne se caractérise donc par « un élan vers la réalité » en dehors de tout système organisé ; ce qui contribue à creuser son insularité dans son époque qui s’éprend de plus en plus de l’individualisme.
4Sous un autre mode, Bérengère Deprez (dans « Ce plaisir un peu plus secret qu’un autre») et Vicente Torres Mariňo (dans « De la difficulté d’être (homosexuel)» situent Marguerite Yourcenar dans la continuité de Gide et de Proust à partir du thème de l’homosexualité dans Alexis ou le traité du vain combat. La première relit le texte à la lumière de l’homosexualité antique dont Yourcenar renverse le modèle (chez elle le jeune meurt plus tôt que l’homme mûr) et le second montre le processus de libération d’Alexis par la compréhension de son homosexualité qui passe par trois étapes (l’impossibilité du discours, l’affranchissement du joug religieux et le rôle thérapeutique de l’art). Chez l’une comme chez l’autre, l’analyse fait apparaître le voile de circonspection qui entoure l’évocation de ce sujet en raison, respectivement, d’une exigence morale de bienséance et d’une obéissance d’Alexis à la pastorale chretienne.
5Les deux derniers articles de cette première partie ferment ce dialogue yourcenarien avec son temps sur le thème de la « non violence ». De quoi dire sur l’humanisme de Marguerite Yourcenar contemporaine, dans l’article d’Agnès Fayet (« M. Yourcenar et la non-violence : un combat littéraire d’avant-garde »), d’auteurs qui ont porté en eux l’idéal de la non-violence (Gandhi, Luther King et Lanza Del Vasto) et auxquels les personnages d’Hadrien, de Zénon et de Nathanaël s’identifient à bon droit. Mais là où Yourcenar se montre résolument avant-gardiste, nous dit Agnès Fayet, c’est en ce qu’elle a soulevé, avant que cela ne soit théorisé par Nicholas Georgescu-Roegen, la notion de bioéconomie (nécessité d’une décroissance économique associée à une décroissance démographique) comme seul gage de prévention des conflits et donc de la non-violence. Humanisme yourcenarien qui se complète, dans l’article de Pierre-Louis Fort (« Sans distinction d’espèce » : le temps des animaux), par un engagement sans faille en faveur de la cause animale. En somme, cette première partie, riche par l’éventail du temps qu’il explore (« Le temps d’un siècle »), permet de saisir la ou les positions de Marguerite Yourcenar dans l’effervescence intellectuelle de son époque. Autant dire qu’elle s’est formée le projet de révéler la modernité thématique d’un auteur qui n’est pas aussi éloignée des idées de son temps que le pensent ceux qui interprètent son insularité (avec son long séjour dans l’île des Monts-Déserts aux Etats-Unis) comme une marque de rupture. Ce serait, contre toute sa volonté, causer du malheur à son siècle car « qui n’a pas l’esprit de son siècle, son siècle a du malheur » nous dit Boileau.
6La deuxième partie, Le temps des arts : l’écriture et ses modèles, déplace la perspective plus vers l’intérieur du texte pour voir, à travers les modèles artistiques d’inspiration de l’écriture yourcenarienne, un autre rapport de l’auteur au temps. Deux formes d’art, la peinture et la sculpture, permettent à Philippe Berthier dans son article « Regarder les images jusqu’à les faire bouger » de montrer comment l’écriture de Marguerite Yourcenar constitue un immense palimpseste (avec les tableaux de Breughel, Bosch, Michel-Ange, Rembrandt, etc. lisibles dans ses textes) qui participe d’une esthétique de la superposition et de la confusion. Si la peinture permet la cristallisation et la sédimentation des choses vues pour léguer une image à la postérité, la sculpture, elle, constitue pour Yourcenar un moyen d’assouvir son penchant naturel du poli et du lisse, nous dit Philippe Berthier. Un autre auteur, un autre type d’art. André Maindron, dans son article « Yourcenar, le temps d’un beau château », s’intéresse métonymiquement à l’architecture (le château de Chenonceaux) non pas au contenant en tant que tel mais à son contenu : les différentes châtelaines qui s’y sont succédé (Diane de Poitiers, Catherine de Medicis, Louise de Lorraine, Mme Dupin). C’est dire que ce qui le préoccupe, ce sont plutôt les raisons pour lesquelles Yourcenar a évoqué le temps de ce beau château. La plus importante sans doute est que ces maîtresses , toutes veuves, ont symbolisé ou l’une ou l’autre des deux bornes d’une société : l’apogée, le déclin.
7Avec les articles de Françoise Bonali Fiquet (« Du temps mythique au temps historique dans Electre ou la chute des masques ») et de Catherine Douzou (« Les récits dans le théâtre de M. Yourcenar ») sur l’écriture théâtrale yourcenarienne, on s’aperçoit davantage de la modernité composite de l’auteur à travers, d’une part, le recours à la mythologie antique (Bonali Fiquet) pour désigner le temps historique de l’angoisse (passivité du gouvernement de Vichy pendant l’occupation allemande que Gide, Cocteau, Giraudoux, Sartre ont entre autres dénoncée), et d’autre part, l’hybridation du narratif et du dramatique qui dynamite la traditionnelle étanchéité générique entre mimesis et diegesis sans pour autant compromettre la conception dialogale du théâtre (Catherine Douzou). Cette dernière semble nous dire ici qu’il n’y a pas chez Marguerite Yourcenar cette répugnance genettienne de la narrativité du dramatique dont parle Annie Kuyumcuyan. Bien au contraire, la présence du récit dans le théâtre yourcenarien montre l’importance de l’invisible que sont les événements, conclut-t-elle.
8En tentant une sorte d’isomorphisme entre l’espace-temps réel et l’espace-temps fictif qui aboutit finalement à l’impossibilité d’une correspondance terme à terme complète, l’analyse de Carminella Biondi dans « Réalité et fiction spatio-temporelle dans Le Coup de grâce » nous montre comment l’imaginaire yourcenarien retravaille son modèle pour faire apparaître l’écriture comme « ce compromis entre une liberté et un souvenir2 » selon le mot de Rolland Barthes. Les modèles d’inspiration de la peinture, de la sculpture, de l’architecture, de l’Antiquité grecque et de son trésor mythologique, de la géographie réelle de la Courlande des années de lutte anti-bolchévique permettent donc, à cette seconde partie, de montrer le rapport de Yourcenar avec d’autres temps. De ce point de vue, elle s’inserre harmonieusement dans la problématique globale du colloque.
9C’est la troisième partie, Le temps de soi : archives généalogiques et documents privés, qui semble par son titre nous rapprocher du moi de Marguerite Yourcenar qui nous en éloigne le plus, car l’écriture autobiographique qu’elle explore repose fondamentalement sur le décentrement du moi et le déni de la subjectivité de l’auteur. En rapprochant Yourcenar du courant anti-subjectiviste d’inspiration nietzschéenne et de l’objectivité cartésienne dans « Le décentrement yourcenarien du moi : autobiographie, généalogie et philosophie », May Chehab montre la propension de son écriture à dénigrer la littérature du moi jugée illusoire, à concevoir l’intériorité sous une forme démultipliée (corps/âme, corps/esprit/âme) et à recourir à de nouveaux cadres (mathématique, généalogie, philologie, biologie et géologie) qui dynamitent le subjectivisme romantique. Même si le décentrement du sujet yourcenarien se prête aussi à la subjectivité en s’intériorisant, il n’en demeure pas moins que Yourcenar reste « anti-épiphanique », c’est-à-dire sans révélation de son moi. C’est la conclusion à laquelle aboutit aussi l’analyse de Laurent Demanze dans « M. Yourcenar : une géologie de soi » où il évoque le discours géologique de l’auteur qui tourne le dos à l’humain dans la recherche de l’originel. La raison de cette empathie yourcenarienne envers le non-humain procède, en terme heideggerien, de « l’oubli de l’être » dont parle Milan Kundera dans L’art du roman et que les Temps modernes ont consacré. Il y a donc un sentiment de déconstruction de l’histoire personnelle et généalogique qui laisse place à une conception transpersonnelle et transhistorique de l’écriture de soi qui s’apparente à la notion d’éternité dont Anne-Yvonne Julien cherche à voir les différentes significations qu’elle peut revêtir dans le dernier volume de la trilogie familiale, Quoi ?L’éternité. En allant d’une conception de l’éternité comme temps extensif et comme temps intensif, à une conception de l’éternité à l’heure de Rimbaud en passant par celle de l’allégorie du voyage et du pèlerinage, Anne-Yvonne Julien renforce la défiance de Yourcenar, dans ses Mémoires, à l’endroit de la littérature de l’effusion lyrique. Cette attitude face au « temps de soi » se donne à voir, dans l’article de Sjef Houppermans, « Le temps et ses intermittences chez Yourcenar », dans la dialectique de la lutte avec et contre le temps car, en même temps qu’elle cherche à conserver le temps passé, l’écriture des Mémoires lutte aussi contre le temps rongeur.
10Même dans les correspondances, lieu généralement reconnu de la sédimentation de l’intimité, Yourcenar se montre encore hostile à l’épanchement débordant de son moi. Les articles de Jean-Pierre Castellani (« Représentation et écriture de l’intime dans la correspondance de M.Yourcenar »), de Rémy Poignault (« L’antiquité dans la correspondance de M.Yourcenar (1951-1962) dans le sillage de Mémoires d’Hadrien ») et de Bruno Blanckeman (« M.Yourcenar boute-en-plume ? L’humour dans la correspondance ») en donnent cette même lecture sur des modes variables. Pour le premier, M. Yourcenar protège son intimité dans la continuité de son déni de l’autobiographie et ses lettres ne sont finalement que des journaux de bord et de création à part de rares cas d’épanchement. Constat que Rémy Poignault a très certainement fait au point qu’il s’est plutôt intéressé, dans son article, à voir comment « La note », « Les carnets de notes de Mémoires d’Hadrien », les « Poèmes grecs » et l’essai sur L’Histoire auguste ont connu leur mise en forme et leur publication à travers la correspondance, c’est-à-dire comment les lettres constituaient le brouillon de ces textes. Même si pour Bruno Blanckeman analysant l’ambiguïté de l’humour yourcenarien (entre dérision et polémique), ses différentes fonctions (communicative à des fins de modération et euphémistique pour ne pas froisser l’orgueil du destinataire) et ses modes d’expression stylistiques (la comparaison, le jeu des mots, etc.) il peut révéler obliquement certains traits de sa personnalité, il n’en demeure pas moins que la condamnation de toute littérature égotique reste une constante chez elle. Donc dans les Mémoires comme dans la correspondance, M. Yourcenar « s’insurge contre la primauté du moi » pour reprendre le mot de Bruno Blanckeman dans sa préface.
11La quatrième et dernière partie elle, Le temps des lettres : positions, genèse, réception de l’œuvre, se tourne vers la postérité pour voir la manière dont elle accueille l’œuvre de M.Yourcenar. Dans son étude « Marguerite et Raymond », Pierre Bazantay tente un rapprochement funambulesque entre M.Yourcenar et Raymond Roussel en raison d’une certaine mitoyenneté thématique qu’ils présentent : même fascination pour les noirs, pour Hugo, traitement du même motif de l’alchimie dans L’Œuvre au noir et Locus solus. Mais nonobstant cet intertexte qui détermine un « interlecte » (orientation vers le lecteur), son analyse conclut à l’impossibilité d’un échange.
12Partie du Labyrinthe du monde de M.Yourcenar qui a opéré un renouvellement de l’écriture autobiographique par son esthétique du décentrement, Aurélie Adler montre dans « Devenir du modèle autobiographique yourcenarien » comment Pierre Michon dans Vies minuscules et Pierre Bergounioux dans La Toussaint ont d’abord perpétué puis reproblématisé le modèle yourcenarien en l’adaptant aux pratiques d’écriture contemporaines marquées par « l’ère du soupçon ». Mais le « paradoxe terminal » que relève Adler, pour parler comme Kundera, c’est que le décentrement du sujet yourcenarien ne récuse pas littéralement l’entreprise autobiographique mais l’autorise par le détour de l’autre (la famille, le milieu culturel et intellectuel). C’est ce qu’elle appelle « l’heuristique de soi sur l’axe vertical du temps des ascendants ». Sous forme de célébration de figures comme Descartes, Hegel, par le narrateur de Bergounioux, elle se présente à l’envers, chez Michon, par la profanation de Rimbaud. Au plan énonciatif, si Yourcenar exerce une certaine autorité sur le lecteur, Bergounioux et Michon avancent par hypothèse et déduction qui produisent une narration striée.
13S’intéressant au personnage de Zénon, Stéphane Macé tire, à défaut de notations descriptives explicites dans le texte, des traits de sa personnalité à partir d’éléments syntaxiques, stylistiques. Le titre de son article, « Les calculs de Zénon », révèle déjà un personnage enclin au monde de la raison (il calcule, pèse, mesure). Mais comme Yourcenar donne une épaisseur à son personnage, elle le dote aussi, affirme-t-elle, d’une sensation corporelle pour mieux interpréter le monde ; subjectivité que les adjectifs antéposés et l’usage de l’attribut révèlent.
14A travers une étude génétique, Elyane Dezon-Jones, montre une pratique courante chez Yourcenar qui précède la version définitive de ses textes : le « texticide » ou l’immolation de l’œuvre par le feu. Les trois vagues de destruction que Mémoires d’Hadrien a connues (en 1920, 1934-1937, 1947) en sont la preuve et les raisons sont les suivantes : l’insatisfaction d’une esthétique qui tend vers un idéal, la recherche fuyante d’une forme et le crible de l’autocensure.
15L’article de Sabine Loucif, « M.Yourcenar face à la postérité : étude de réception transculturelle », clôt le volume sur une note de réception singulière de l’œuvre de Yourcenar en raison, estime-t-elle, de la difficulté de loger Yourcenar dans les critères de définition du genre : fonctionnement des institutions en rapport avec la politique culturelle en vigueur. Complexité donc d’un auteur qui, loin de l’étiquette classique attachée à son nom, se situe dans une modernité périphérique qui préfère, comme le dit Bruno Blanckeman dans sa préface, l’image de « l’écrivain-passeur » à celle de « l’écrivain-casseur ». Voilà pourquoi ce colloque vient à point nommé montrer, et il faut en saluer l’idée et l’audace, les multiples rapports de Yourcenar avec son temps, et convaincre, qu’à rebours d’une réputation solidement ancrée en France, Marguerite Yourcenar pour être académicienne est tout sauf académique. Par là même il aide à penser de façon plus nuancée, moins monolithique, la notion de modernité elle-même.