Régimes d’interactions entre médecine et littérature
1À la suite du colloque tenu à Genève les 28 et 29 octobre 2005 au Centre Médical Universitaire, paraît un ouvrage qui fait état du renouvellement des études dans les champs d’interactions entre littérature et médecine. Ce rapport ne doit pourtant pas être compris en termes d’influences du médical sur la littérature. La tendance historiographique, jusqu’à ces dernières années, a été de considérer comment une discipline pénètre et structure le système d’organisation de l’autre. Georges S. Rousseau, dans son State of the Field, proposait de repenser le système qui régit le champ d’étude entre la littérature et la médecine. La fécondité de ce rapprochement est apparue comme une évidence depuis lors à nombre d’historiens de la médecine, mais surtout aux littéraires1. À la suite de cette analyse pionnière, le terme de « ressource » a remplacé celui « d’influence » dans le champ disciplinaire. Il est dorénavant question des formes d’appropriation dans la constitution d’un savoir.
2Les contributions de cet ouvrage dépassent un cadre d’analyse simplifiée (influence d’une discipline sur l’autre), leurs auteurs proposent de s’interroger, dans la tendance des travaux interdisciplinaires, sur les intersections possibles entre écriture littéraire et courants médico-philosophiques, vaste programme. Les quelques études récemment publiées sur ces interactions font espérer de belles choses dans les années à venir2. Toutefois, il n’est pas question ici de résumer les études sur le sujet, mais plutôt d’offrir des points d’ancrage qui sont susceptibles d’offrir les cadres théoriques et pratiques d’études à venir. Dans un premier temps, donner aux textes littéraires un contexte socioculturel dans lequel leur lecture est éclairée par les contingences propres aux écrivains. Dans un second temps, donner les outils d’analyse pour exploiter plus efficacement le corpus médical en saisissant « les implications de la narration dans le cadre de la relation thérapeutique ».
3Il s’agit plus que d’un simple tour d’horizon, la force des études est que celles-ci sont attachées à une ligne directrice qui donne à penser une dialectique de l’échange, ou de la ressource, qui structure les formes discursives, les contenus culturels et les configurations sociales. Trois ensembles principaux président aux questions posées, ensembles qui sont inséparables d’une approche sociale et culturelle du fait littéraire. Le premier : « le profil et les identités des acteurs de l’écriture médicale », notamment à travers les pratiques d’écritures des médecins, mais également leur prise de position dans le texte et leur formation. Le deuxième : « la littérarité des textes à thématiques et à vocations médicales », posant notamment la question de l’esthétique du texte médical ainsi que du rôle assigné à cette écriture en rapport à la vocation didactique de la pratique. Enfin : « les lecteurs et les opérations d’appropriation, multiples et diverses, du texte médical », à savoir la destination et le lectorat des textes.
4Ces trois ensembles de questions se présentent en quatre thèmes. Dans le premier, la littérarité des textes médicaux, Andrea Carlino, Thomas Hukeler et Hugues Marchal proposent des études qui contextualisent la formation des médecins. Le texte d’Andrea Carlino offre notamment une perspective de la démarche intellectuelle des humanistes pour saisir la reconfiguration du rapport entre médecine et humanisme à Padoue au XVIe siècle. Le deuxième thème concerne : « Maladies (et mort) des gens de lettres » dans lequel Anne Viala, Dinah Ribard et Maria Conforti réfléchissent sur cette catégorie de « patients » qui fait l’objet de nombreux traités de médecine au XVIIIe siècle, le De la santé des gens de lettres (1768), de Samuel-Auguste Tissot n’étant qu’un exemple. Anne Viala analyse finement les caractères de l’écriture de Jean-Jacques Rousseau par rapport à cette catégorie médicale. Le troisième thème comprend les « nouvelles approches propres à l’histoire culturelle du corps et à l’histoire sociale des pratiques savantes » (Ann Thompson, Caroline Jacot Grapa et Juan Rigoli). Ann Thompson analyse les rapports entre médecine et matérialisme, répondant alors à cet ensemble de questions sur la constitution du savoir médico-philosophique. Enfin, les « mises en récit de la maladie » sont savamment peintes par Xavier Le Person, Clark Lawlor et Alexandre Wenger.
5À travers ses douze contributions, cet ouvrage offre l’étendue de la transformation du savoir sur les ressources entre littérature et médecine. Non seulement elles permettent de remettre en jeu les découpages qui organisent le savoir du chercheur, mais elles permettent de s’interroger sur les formes de constitution des disciplines (littéraire et médicale). Ce décloisonnement n’est sans doute qu’une autre étape vers une appréhension plus large et plus globale de ce champ d’étude en plein renouvellement.