Raymond Queneau : Horny soit… qui mal y pense.
1C’est aussi une moelle bien « substantificque », celle des recherches universitaires qu’elle conduit assidûment autour de la « rhétorique du désir » à l’œuvre chez un auteur qu’elle fréquente depuis longtemps, que Marie-Noëlle Campana nous livre avec ce titre à la double proposition autant symétrique qu’antithétique. « Pudique/coquin » donc que ce Queneau bifrons (cela tombe bien : nous sommes encore en janvier) et délicieusement ambigu, comme l’indique la belle préface de Paul Fournel qui érige, agrafe et dégrafe un portrait tout en nuances. C’est que les souvenirs de Queneau légués par les témoignages et l’historiographie cristallisent trop promptement à l’esprit un Queneau statufié en armoire normande et tout en retenue. Et l’on sait combien celui-ci s’est systématiquement employé à détourner, parfois d’un truculent éclat de rire, les éventuelles questions personnelles, voire intimes.
2Toutefois, l’ouvrage de Marie-Noëlle Campana se place au plus loin d’une biographie à révélations. Car, sans faire l’impasse sur les circonstances et les rencontres qui ont scandé les riches heures d’un auteur hors pair — doublé d’une personnalité incontournable de la vie littéraire française du XX° siècle — l’enquête et les analyses qu’elle mène dans ses pages portent essentiellement sur les textes. Dans un souci d’exhaustivité, l’auteure nous invite à circuler non seulement le long des zones textuelles les plus érotiques du vaste corpus quenien (je n’ose dire ici « quenellien »), c’est-à-dire globalement Les Œuvres complètes de Sally Mara, ou encore les poèmes écartés des Ziaux — fort salacesi, mais aussi, en guidant fermement le lecteur, elle embrasse plus généralement l’ensemble de l’impressionnant univers textuel de Queneau.
3Car, à considérer la bibliographie-fleuve exclusivement consacrée à Queneau du R.P. Charles Kestermeierii — qui fait autorité en ce domaine — il semble qu’avant les travaux de Marie-Noëlle Campana, la question de l’érotisme n’avait pu jusqu’ici attirer qu’avec grande modération l’attention, les affinités et les appétences des commentateurs. Certes, le champ n’était pas demeuré complètement « vierge », notamment avec les études de Gilbert Pestureau sur les amours cinématographiques de Queneau, celles de Jean-Luc Hennig sur le « Bestiaire érotique », sans mentionner les brillants décryptages psychanalytiques d’Anne Clancier.
4Mais globalement, l’achoppement sur l’ensemble Sally Mara (pour ne prendre qu’un exemple) restait tangible. On est toujours trop bon avec les femmesiii date ainsi du mois de novembre 1947, le Journal intime de Sally Mara, paraîtra trois ans plus tard. L’intrigue de ces deux romans irlandais se résume facilement : il s’agit de l’initiation sexuelle de Gertie et de Sally, jeunes filles vierges dans une veine (souvent parodique) semblable à celle des romans érotiques : « Il y aura plus d’une faute dans ces pages destinées à la seule postériorité » (JI 21) prévient malicieusement cette dernière, et le régime de réécriture propre à Queneau, qui détourne les clichés érotiques les plus éculés, tourne à plein régime, à l’instar de la plupart de ses autres textes. Mais que dire de ces « choses-là » ? Comme bien d’autres l’étude pionnière et fort érudite que Pierre David consacre dès 1962, à On est toujours trop bon avec les femmesiv, préfère la plupart du temps regarder pudiquement ailleurs, en évitant de porter la réflexion sur « bas » corporel — comme l’écrirait Bakhtinev —qu’on sait frappé d’indignité. Il faudra donc attendre l’ami Bens, qui, en 1971, intégrera le « Journal Intime de Sally Mara » dans le Dictionnaire des œuvres érotiques : Domaine français paru au Mercure de France, puis les premières investigations d’Emmanuël Souchier ou encore les travaux dirigés par Claude Debon et Daniel Delbreil — et maintenant Marie-Noëlle Campana — pour que soient conduites des réflexions (toujours délicates) sur ces thèmes et textes.
5Et c’est bien le problème de l’articulation de ce sous-ensemble réputé licencieux, souvent considéré comme un canular alimentaire, et — circonstance aggravante — écrit sous pseudonyme (ou devrait-on dire sous pseudo-pseudonyme) avec l’ensemble de l’œuvre qui est à la base de l’ossature de Queneau pudique, Queneau coquin : « peut-on considérer ses écrits coquins comme une enclave malicieuse dans l’œuvre ou son style la partie émergée d’une réalité érotique omniprésente souvent diffuse, masquée sous des allusions ou des plaisanteries ? » (14).
6Pour peu qu’on tente de démêler la pelote, de tirer « le désir par la queue » (on se souvient que Queneau avait participé en 1944 à la lecture de la pièce éponyme de Picasso), l’on remarque aisément que le désir et le corps déploient leurs effets dans une large proportion des textes et texticules queniens, qu’il s’agisse, par exemple, de l’« émergence tranquille et assurée du désir de Lehameau » , de l’Uni-Park, « haut lieu de lubricité » décor et élément de l’intrigue de Pierrot mon Ami, jusqu’aux Fleurs bleues qui « intègrent également le désir comme composante importante de l’intrigue, puisque la guérison de Cidrolin débute avec l’arrivée de Lalix sur la péniche » (15).
7En optant pour l’étude d’une « rhétorique du désir », Marie-Noëlle Campana ne cantonne pas ainsi l’érotisme sur son versant thématique. Structurel, ce dernier ne saurait être réductible à une succession de situations ou un catalogue de variations plus ou moins répétées, dont il faudrait dresser la liste. Le désir quenien, polymorphe, relève plutôt d’une dynamique, d’un moteur d’écriture à double piston — ou plutôt à quatre temps. En effet, si elle est indubitable, la présence d’Éros ne le rend pas pour autant toujours « énergumène », en particulier chez Queneau, adepte d’une écriture subtile qui montre et qui cache, qui détoure ce qui est passé sous silence. La dualité et la duplicité s’installent ainsi au cœur du texte: « le texte devient double : il contient les traces du premier texte » (16), modifié, parfois même censuré.
8Ainsi la « dichotomie onomastique », explique Marie-Noëlle Campana qui porte sur le « Que-» de Queneau (à la fois « chêne » et « chien » en patois normand), forme-t-elle les deux pôles (dialectiques, forcément) de la trame biographique et a fortiori textuelle.
9D’un côté donc « le chien, […] partie animale de la sexualité humaine, à vaincre », et de l’autre « le chêne, la construction spirituelle à laquelle aspire l’homme Queneau » (15) travaillent à ce que « l’écriture intègre dans un double mouvement contenu sexuel et omniprésence de la censure » (16). Or, cette forme de sublimation prend souvent le masque du rire et l’association du rire et de l’érotisme, du ludique et du lubrique n’a rien a priori d’évident. À vrai dire, comme l’écrit Barthes avec éclat, si Queneau « assume le masque littéraire, […] en même temps [qu’]il le montre du doigtvi », c’est parce que son écriture avance tous voiles et (toutes voiles) dehors, le rire se présentant souvent à la fois comme l’entrée et le terminus ad quem de l’œuvre.
10Il arrive même, remarque-t-on à travers les pages que des dispositifs rhétoriques ou formels instillent de l’érotisme, là où celui-ci tendrait à se discrétiser dans les diégèses, comme c’est le cas dans les Enfants du Limon dans lequel « le jeu d’échos à l’intérieur même de la structure romanesque […] introduit la notion d’érotisme... Les prières de Gramigni pour les sœurs Chambernac allègent l’imposant aspect encyclopédique du roman et Chambernac écrit avec Purpulan : la forme exprime tout ce que le contenu croyait déguiser » (218).
11Ces prolégomènes posés, Marie-Noëlle Campana opte pour une démonstration en trois points : « La sexualité dévoilée », « La femme érotique », et enfin « L’espace érotique ». Sa première partie après avoir précisé, comme il se doit dans toute dissertation académique (les pages de ce Queneau pudique… sont remaniées de son Doctorat soutenu à Paris III), la terminologie et les voisinages sémantiques de l’érotisme, retrace par touches la sédimentation de la sexualité quenienne, à travers les rencontres et points communs avec le cercle surréaliste puis les différences, pour ne pas dire les différents, avec Breton dont l’homophobie rédhibitoire ou le Culte absolu du féminin restera tout à fait étranger aux conceptions queniennes.
12Mais par delà les discordes, l’écriture de Queneau gardera « en mémoire le programme d’écriture surréaliste et notamment les caractéristiques de l’érotisme surréaliste » (27), à savoir un syncrétisme revendiqué entre « l’acte d’écriture » et le « principe du plaisir ». Poursuivons : là où les déclarations parfois surjouées de Breton sonnaient le glas de la fascination de Queneau, l’entrechoc chez Georges Bataille d’Éros et Thanatos, sa proximité avec le mysticisme et l’expérience du rire comme « manière de se taire parce que devant le néant il n’y a rien à dire et rien à savoirvii », le subjugue. Aussi est-il logique que Marie-Noëlle Campana ne fasse pas l’économie de l’examen attentif de cette relation durable entre Bataille, « modèle parfait de ce chien lubrique qui appartient à la mythologie personnelle » (33) et Queneau, tout en en soulignant les différences. « C’est sur les procédés d’écriture que Queneau applique la subversion : en opposant en douceur une esthétique du sous-entendu » (34).
13Outre cette relation particulière avec Bataille, Queneau fera porter sa curiosité littéraire, et tout particulièrement par son travail de découvertes rue Sébastien Bottin, au-delà des frontières nationales : c’est en grande partie grâce à lui qu’Henry Miller ou encore Vladimir Nabokov, dont on connaît les thèmes de prédilection, doivent leurs rapides notoriétés en France.
14Les trois chapitres suivants s’attardent sur Chêne et Chien (1937), roman en vers qui fait le point et parachève, pour Queneau, son analyse. Avec Marie-Noëlle Campana, l’on y suit les contours de la dualité toujours à l’œuvre entre, d’une part le Chien sauvage, diabolique et phallique, instable et coprophile, attiré par l’ordure, la crasse et le désordre et d’autre part, le Chêne, équilibré et noble. On découvre avec elle les ramifications de cette dualité à l’œuvre jusqu’aux derniers textes (Morale élémentaire, par exemple). Le bref chapitre consacré aux poèmes écartés des Ziaux qui portent des titres et des noms évocateurs (« Les infortunes de la vertu », « Onan »… ») semble alors plus anecdotique, en regard du dense chapitre ultérieur consacré aux Œuvres Complètes de Sally Mara.
15Dans ces pages minutieuses, on suit étapes après étapes l’initiation des héroïnes (dont la préoccupation majeure est la sexualité). « Autoérotisme, onanisme, sensualité tactile… » (liste non exhaustive), les folâtreries queniennes se trouvent ainsi cataloguées. Plus sérieusement, l’effort d’analyse porte ici sur les procédés d’écriture qui régissent les deux romans, là encore empreints de dualité. En effet, dans le journal où Sally consigne le « récit de ses intimités », c’est bien le décalage entre l’objectivité simulée de la description scientifique, le « ton pseudo-candide » et les effusions narrées qui font avancer le récit. En tirant la langue, rire et érotisme, auteur et lecteur se rencontrent.
16Le dernier chapitre de la partie propose une intéressante taxinomie des personnages et de leur positionnement en regard du désir. Remarquant « l’attitude censurante de certains personnages, comme si Queneau déléguait son pouvoir d’autocensure à ses créations romanesques », Marie-Noëlle Campana focalise dans ces pages son attention sur la cellule familiale qui « représente un microcosme où se perpétuent traditions et conventions » (78). On examine de la sorte la censure paternelle du père Magnin (RH) ou de Sénateur, sa perversion dans le Journal Intime…, le rôle très ambigu de Trouscaillon (ZM), les défaillances de la censure féminine, puis la délicieuse subversion (et récupération) de celle-ci par les enfants (mention spéciale pour Zazie) pour en conclure logiquement que là encore la dynamique du désir anime puissamment l’écriture quenienne qui « allie respect des normes et contournement des modèles » (90).
17Parce que l’œuvre de Queneau commence dans les années 30, ses textes ne sont bien évidemment pas restés hermétiques aux bouleversements socio-économiques relatifs à la condition féminine. Le « moment démocratique du beau sexe », comme l’intitule Gilles Lipovetsky « ne coïncide pas seulement avec une production et une consommation de masse des produits de beauté, il s'accompagne aussi bien d'un nouveau système de communication et de promotion des normes esthétiques, dont la presse féminine constitue depuis un siècle la clé de voûte. Avec la presse féminine moderne, la diffusion sociale des modèles esthétiques a changé d'échelle, peu à peu les représentations et les messages liés à la beauté féminine ont cessé d'être des signes rares, ils ont envahi la vie quotidienne des femmes de toutes conditions. Jamais civilisation n'a autant produit et propagé de discours relatifs aux soins de beauté ; jamais les images du beau sexe n'ont bénéficié d'un tel rayonnement social […] S'adressant au grand nombre, une nouvelle rhétorique voit le jour qui conjugue beauté et consommation, adopte un ton euphorique ou humoristique…viii ». Gageons donc que ce discours plus chargé d’érotisme n’a pu laisser indifférent Queneau.
18Sur ce fond, la deuxième partie (« La femme érotique ») concentre son attention sur la femme, point nodal du désir. Marie-Noëlle Campana fraye le chemin de sa réflexion en deux étapes : « L’érotisme stéréotypé » avant de s’intéresser en un dernier chapitre de longueur conséquente au « corps érotique féminin » lui-même, en poursuivant un effort de classification autour de laquelle s’organisent de copieuses références.
19Dans ce « musée imaginaire féminin », les lignes de partage entre « érotique » et « antiérotique » jouent un rôle important dans la distinction entre les personnages et parfois, passent même par ceux-ci. Comme souvent avec Queneau, les éléments corporels traditionnellement chargés d’érotisme : blondeur, jambes, seins, oreilles (liste non exhaustive), sont prétextes à des variations ou des récritures du fond culturel classique ou antique. Dès lors, pour ne prendre qu’un exemple, chez ce natif du signe des Poissons, les cinématographiques bathing beauties de Mack Sennett reconfigurent un avatar plus qu’acceptable de la sirène, éminemment duelle et hybride.
20De même, l’influence durable d’une Alice Faye fait l’objet de pages fouillées. Marie-Noëlle Campana s’emploie à la retrouver sous ses noms déformés à travers un « traitement romanesque » quenien d’autant plus piquant quand on relève le parallélisme onomastique évident avec le code Hays qui, en 1930, prétendait réglementer strictement les représentations amoureuses au cinéma. L’affiche du Grand Incendie de Chicago (The Old Chicago, USA, 1937) et le plan rapproché d’une Alice Faye — au regard de braise — sur l’univers imaginaire de Queneau conduit à l’analyse minutieuse des retentissements du cinéma sur les textes dans des pages savoureuses.
21L’intrication de motifs populaires (serveuses, prostituées) avec des thèmes académiques est aussi une marque de fabrique de l’écriture quenienne. Serveuses, filles faciles ou de petite vertu se bousculent dans les textes. Rarement frappées d’anathème, elles font au contraire le plus fréquemment l’objet d’une présentation positive. Il est significatif qu’elles « s’affirment comme celles par qui un changement heureux arrive » « Odile se construit sur l’éviction progressive d’Anglarès par une Odile abandonnant le trottoir qu’elle trouve si ennuyeux [...] LN offre aussi à Icare un statut de personnage » (117). Bref, dans tous les cas, Queneau renvoie, non sans une certaine jouissance, la Morale et ses masques sociaux à leurs contradictions. De sorte que « la coupable sociale prend ainsi sa revanche en devenant rédemptrice morale » (118). Le seul petit reproche qu’on puisse faire à ce chapitre (c’est aussi le cas du chapitre suivant) est d’ordre matériel et concerne le défaut de numérotation suivie et la hiérarchisation des intertitres rendue difficilement perceptible par l’alternance de gras et d’italiques, l’ensemble pouvant paraître du coup quelque peu troublé.
22Mais ne boudons pas notre plaisir car « Le corps érotique » s’attache à faire l’examen — sous toutes les coutures — de l’érotisme féminin. Le sens de l’acuité de Queneau en fait un témoin privilégié des évolutions progressives ou rapides de la condition féminine (de ce corps qui se libère des corsets), de ces mini-séismes sociaux enregistrés avec soin et qui métamorphosent les modèles quotidiens en éléments poétiques et narratifs. Marie-Noëlle Camapana consacre ainsi des développements pointus et conséquents aux « bloudjinnzes » chers à Zazie, et surtout à ces maillots, et plus généralement à cet art de la lingerie féminine qui prend son essor, à l’éloge de la gaine. Elle souligne « la dualité du vêtement érotique » dont le symbole ultime serait le porte-jarretelles – qui à la fois montre et cache, sidérant le Paul Nabonide de Saint-Glinglin. Les exhalaisons corporelles ou encore plus généralement les atmosphères olfactives font aussi l’objet d’exégèses qui recoupent le clivage chien/chêne qu’on a déjà eu l’occasion d’évoquer. Odeurs fétides ou traces suspectes dans l’Autobus S (ES), interlopes ou croisées comme le Barbouze de chez Fior (Zazie commencée par un fameux « Doukipudonktan »), soignées et florales comme chez les femmes désirables et désirées. Le parfum est ainsi toujours quelque peu équivoque (dénonce-t-il ou masque-il ?), il est dans tous les cas « à relier avec l’acte sexuel » (148).
23La troisième et dernière partie, plus brève, s’attache à parcourir minutieusement les lieux, à resituer les corps dans les décors – essentiellement parisiens – et à dresser la systématique de leurs influences réciproques. Car ce sont bien, comme le confirme le premier chapitre intitulé d’après l’exclamation des Ziaux (41), « Topographies !, Itinéraires ! », les vastes décors de la Capitale qui rendent les corps désirables. Cette métamorphose s’opère donc principalement dans l’espace parisien dont les rues entremêlent l’image de la ville et du corps féminin, perpétuant (Baudelaire, Apollinaire…) et renouvelant même (on pense à La Forme d’une ville… de Jacques Roubaud qui revendique la filiation) cette longue tradition poétique du poète piéton de Paris. « Courir » les rues/les femmes, « connaître » et les rues et les femmes, toute la savoureuse ambiguïté était déjà résumée dans le titre de la chronique quotidienne que tint Queneau dans l’Intransigeant de 1936 à 1938.
24Marie-Noëlle Campana tient à son tour la chronique de ces métamorphoses (tantôt brillantes tantôt plus glauques) des transmigrations et transmutations de ces provinciales (en particulier des bretonnes ou des havraises) dans les romans queniens. Elle les suit dans les cafés (le « Bar Biture ») ou encore les maisons de tolérance aux lanternes rouges et aux gros numéros typiques – qui disparaissent en 1946 après l’adoption de la loi Marthe Richard.
25L’érotisme des salles obscures dans lesquelles il faut bien remarquer qu’une lourde promiscuité régnait à l’époque (on la retrouve, par exemple, explicite dans les souvenirs contemporains de Fellini), fait l’objet d’un bref second chapitre qui offre l’opportunité à Marie-Noëlle Campana de revenir sur les stars et idoles du cinéma hollywoodien des années 1930-1950 et de leur influence sur l’écriture quenienne.
26Mais le lieu par excellence dans lequel « le corps féminin est en représentation », avec les effets et les dommages collatéraux occasionnés est évidemment ce lieu utopique/atopique qu’est la fête foraine, objet du troisième chapitre. Lieu de l’inversion et du chassé-croisé, les gens y mugissent, et il est donc inévitable que les animaux y causent. L’Uni-Park de Pierrot…, avec ses femmes en stuc, organise et promeut le voyeurisme. Il insère dans la mise en scène le lecteur, l’affuble de lunettes de voyeur. Le parc (ancien ratodrome) suinte ainsi l’animalité et s’oppose à la Chapelle Poldève (elle aussi illusoire). À la fin du roman, l’Uni-Park brûle (de désir ?) et retourne (encore l’ambiguïté) à l’état de « jardin zoophilique » (PMA, 1226). Logiquement, Campana conclut : « la fête reste ce lieu où s’exprime ce qui est ordinairement tu… Un merveilleux où le monde forain rencontre aussi le merveilleux littéraire. » (198)
27Pour nous reposer après ce vif parcours pédestre à travers les pages queniennes, l’auteure nous invite à faire un dernier tour de ville en empruntant, lors de l’ultime chapitre, les transports (essentiellement en commun) qui facilitent grandement les rencontres. Après avoir souligné la polysémie du terme « transport » (amoureux…), un compendium analytique de ces adjuvants à la circulation de l’érotisme attend le lecteur. Le rôle narratif du tram dans Un Rude Hiver ou celui du métro, dont le symbolisme est patent puisqu’il est refusé (de même que tout « transport ») à la jeune Zazie. Là encore, l’on démontre aisément que l’érotisme quenien relève de la tension mais du « dosage subtil de caractéristiques dévoilées suggérées ou passées sous silence » (220), que cette dialectique de l’équilibre et de l’écart, investissant le langage, participe au mouvement de l’écriture-même.
28Le vaste champ de la rhétorique érotique permet donc à Queneau de pincer toutes les cordes de la narration, d’en envisager tous les registres : de la franche gaudriole aux allusions les plus subtiles. Avec l’ouvrage de Marie-Noëlle Campana, le lecteur constatera que c’est bien le rire — autant qu’Éros — qui ouvre encore une fois les portes et du corps et du corpus quenien. Ce riche essai évitera encore une fois que les textes de Raymond Queneau puissent être saisis par les agélastes…