Discours voyageur et savantes relations
1Le voyage attire depuis des siècles des hommes en mission : moines prêcheurs visitant la cour frugale des Mongoles pour y conclure une alliance militaire, marins portugais explorant le contour de l’Afrique vers l’Orient et ses richesses marchandes, naturalistes américains parcourant les bois des Appalaches pour remplir des cahiers de croquis et découvrir de nouvelles espèces d’oiseaux. La science profite souvent de ces voyages utilitaires et masquant une intention politique ou marchande, et en retour fait progresser le paysage humain : pensons à l’astronomie et à la géographie qui on dessiné et recréé depuis l’Antiquité les contours du cosmos. « La relation savante peut avoir plusieurs fonctions : délimiter un savoir, en exclure les concurrents, constituer un argumentaire pour de futures conquêtes » (p. 10). Ce sont les limites, les enquêtes et les répercussions du voyage savant qu’explorent les contributions de la première partie Relations savantes, aux sujets pour le moins divers.
2Le portugais Zurara, par exemple, écrit la Cronica da Guiné (1453), davantage œuvre militaire qu’Histoire des Découvertes, et y rapporte les réussites henriciennes, ce qui permet de corriger les mappemondes et de séparer la réalité des fictions et mythes issus des bestiaires qui parsèment les voyages médiévaux. Selon Michel Vergé-Franceschi, les mythes sur les noirs africains sont alors démontés par la description systématique du mode de vie des sauvages, de leur habitat, de leur alimentation et de leurs moyens de communication. « L’essentiel de l’œuvre contrastée du prince Henrique réside dans la connaissance des terres et des hommes, des climats et des animaux, une meilleure connaissance de l’espace terrestre, maritime et céleste » (p. 24).
3Ce discours ethnologique est encadré, selon Jean-Claude Laborie, par les données rhétoriques de l’édification dans la « Relation de 1634 » du père jésuite Lejeune, en mission au Canada de 1632 à 1649. La pragmatique évangélisatrice du genre permet au missionnaire de créer un dialogue fictif entre deux cultures, où les anecdotes sur les difficultés de l’hivernage, sur la chronologie d’une année écoulée, sur les mœurs des Montagnais ne servent pas tant de référent scientifique que de substance à une confrontation entre l’Indien et le Jésuite. Le père Lejeune, même s’il ne parvient pas à apprendre la langue amérindienne, devient capable néanmoins de donner du sens à l’étrange.
4C’est également à l’aune de la fiction que le comte Jean Potocki, qui a beaucoup voyagé dans la décennie 1790, réécrit l’histoire de la Russie dans le but d’obtenir un poste à la cour. Alexandre Stroev montre que le comte fait remonter l’origine des peuples slaves aux Scythes, justifiant ainsi l’entreprise politique d’agrandissement du territoire russe et démontrant que « l’histoire n’est que le prolongement de la politique, présage et justification des conquêtes » (p. 46). Potocki domine le passé et le fait concorder dans le présent et le futur de l’empire afin que la Russie puisse étendre son influence en Perse et en Asie par les armes et le commerce.
5Dans un autre ordre d’idées, la contribution d’Irini Apostolou s’intéresse aux voyages effectués par les naturalistes des Lumières en Orient et en Égypte, lesquels sont souvent accomplis sur ordre du roi ou du gouvernement. Durant le XVIIIe siècle, sont aussi traduites en français plusieurs « relations comprenant des informations sur l’histoire naturelle de la Méditerranée orientale » (p. 58), ce qui contribue à la diffusion de nouvelles connaissances.
6Si ces naturalistes et ces botanistes ne prétendent qu’à la précision, il en va autrement des journaux de bords des marins et des pilotes qui sont réécrits et compilés par des rédacteurs, ce qui permet de concentrer l’intérêt du lecteur pour le voyage en faisant fi des ennuyeux et techniques rapports de navigation. Odile Gannier donne l’exemple du voyage d’Étienne Marchand, compilé par Claret de Fleurieu à partir des journaux de bord des officiers afin d’en tirer les développements moraux et scientifiques voulus.
7Les dictionnaires d’Ancien Régime présentent d’ailleurs les voyages comme des discours scientifiques, mais dont la valeur est contradictoire : la figure du voyageur cautionne parfois « une réalité ou un usage linguistique » (p. 86), alors qu’elle est considérée à d’autres moments comme menteuse ou ennuyeuse. Isabelle Turcan relève l’apport important de quatre voyageurs au discours lexicographique : les récits de Bernier, Chardin, Tavernier et Thevenot prennent alors valeur de ressource documentaire dont les contenus « sont comparés, analysés, discutés » (p. 99).
8L’article de Michel Jangoux présente la vision d’André Pierre Ledru, patron du groupe de scientifiques de la Belle Angélique, à propos d’une expédition commandée par un naturaliste amateur, Nicolas Baudin, qui se proposait de rapporter de l’île de la Trinité espagnole des spécimens de plantes pour le Jardin des Plantes à Paris. Ledru publie la narration du voyage en 1810, soit une douzaine d’années après le retour de l’expédition au pays. Les épreuves sont corrigées par Charles Sigisbert Sonnini, qui additionne le texte d’informations naturalistes et de commentaires désobligeants envers Baudin, faisant écho aux lettrés parisiens qui ne gardaient en tête que l’échec de l’expédition suivante de Baudin effectuée aux Terres Australes.
9C’est plutôt le voyage de Nicolas-Louis de Lacaille (1713-1762) que Guy Boistel se propose d’étudier en mettant en lumière les circonstances et les résultats du périple au Cap de Bonne-Espérance. L’auteur relit, à la lumière de documents peu exploités, le Journal historique publié par Claude Carlier, qui étoffe le récit de commentaires personnels. Ces commentaires dénaturent les descriptions géographiques et topographiques qui accompagnent le journal de Lacaille, et s’occupent exclusivement de son champ de spécialisation scienfitique : « Lacaille n’écrit pas pour distraire ; il n’en a ni le goût, ni l’envie, ni le temps. Il ne revêt pas l’habit du naturaliste : cela n’est pas son objectif principal et lui est étranger » (p. 139).
10Gracie Delépine consacre sa réflexion à une dizaine de textes de 1739 à 2002 sur les voyages dans les terres australes françaises, dans les îles du sud de l’Océan Indiens, telles Kerguelen, Crozet, Amsterdam, Saint-Paul et Bouvet. Au fil des années, les impressions des voyageurs s’inscrivent de plus en plus dans un discours scientifique et, sauf exception, laissent peu de place à des notations personnelles, ce qui n’empêche pas de faire entrevoir parfois une profonde émotion « éprouvée au milieu d’une nature exceptionnelle » (p. 151).
11La contribution de Loïc Pierre Guyon analyse comment des romans, de Jules Verne à George Sand, mettent en scène des voyages au centre de la terre, s’appuyant à la fois sur des données scientifiques et sur des mythes antiques. D’Aristote à Vinci, de Galilée à Descartes, l’auteur énumère et compare les différents théoriciens d’une géographie infra-terrestre, le premier scientifique à émettre l’hypothèse d’une vie souterraine étant Edmund Halley, en 1692. L’utopie scientifique évolue en utopie littéraire « à travers toute une série d’œuvres de fiction ayant pour cadre l’intérieur de la Terre » (p. 159), ce qui n’empêche pas la littérature d’influencer à son tour la science, comme en témoigne une expédition souterraine, projetée par John Cleves Symnes, et validée par le congrès américain au XIXe siècle.
12Les contributions de la seconde partie du volume entretiennent des liens plus soutenus, puisqu’elles gravitent autour du thème du voyage montagnard : « À travers les récits scientifiques, l’espace montagnard se présente non seulement comme un laboratoire expérimental, mais également comme un lieu de croisement d’écritures et de représentations visant à transmettre des savoirs sur la nature, sur ses habitants ou sur l’histoire du globe » (p. 173).
13Claude Reichler se penche sur l’œuvre de Conrad Gesner, qui se questionne sur la formation et l’influence des montagnes dans L’admiration des montagnes, une lettre adressée en 1541 à un ami où « la beauté littéraire et la force imaginante apportent leur concours au désir d’explication scientifique des faits observés » (p. 182). Gesner est le premier à lier des considérations médicales à l’étude du milieu alpin, et son œuvre constitue une sorte de modèle originaire du paysage de montagne avant Pétrarque : il lie les humeurs et leur dérèglements aux vertus purifiantes de l’air montagnard et des sources en altitude, qui réparent les corruptions urbaines.
14C’est d’ailleurs la qualité de l’air, et les relations entre phénomènes météorologiques et santé publique, qui sont mesurés par les scientifiques genevois à partir de la fin du XVIIIe siècle. Michel Grenon montre comment les chimistes et scientifiques, dont H.-B. de Saussure, ont pris d’assaut le Jura et le mont Blanc pour documenter et quantifier les proportions des différents gaz dans l’air, et ainsi déterminer leur caractère bénéfique pour la santé.
15Henri-Clermond Lombard (1803-1895) publie en 1856 le premier traité consacré au climat de montagne du point de vue médical, inaugurant une longue tradition de textes se consacrant au pouvoir curatif des montagnes. Daniela Vaj montre comment pression atmosphérique, température, facteurs bactéricides, altitude, pureté de l’air sont tour à tour analysés par les Jourdanet, Lope, Viault, Pasteur, Tuckerwise et Regnard dans le but de guérir ou soulager les phtisiques, tuberculeux et autres malades.
16Marc Piccand et Vincent Barras montrent comment les théoriciens du voyage en montagne constituent la physiologie de l’altitude en objet scientifique fondamental pour la discipline à travers les contributions de quatre chercheurs : Jourdanet (observation clinique sur le mal des montagnes et les effets de l’altitude), Bert (analyses de ces données en laboratoire), Regnard (rationalisation de l’hypsiatrie, ou la cure par l’altitude) et Loewy (transformation du voyageur en mini-laboratoire). À travers ces scientifiques, la « science physiologique a intériorisé le voyage, outil essentiel de son laboratoire » (p. 241).
17Érienne Bourdon consacre sa réflexion à la figure de Jean de Beins, cartographe et géographe d’Henri IV et de Louis XIII, qui a parcouru les principales vallées du Dauphiné dans la première moitié du XVIIe siècle, d’abord comme soldat, puis comme cartographe. Il nous reste surtout de ses voyages des cartes et des plans, formes de discours sur l’espace qui portent des traces des déformations, conscientes ou non, sur des régions explorées, et témoignent d’une visée personnelle ou politique du cartographe. Son regard se porte avant tout sur les villes et hameaux, et quelques erreurs ou omissions dans ses cartes prouvent qu’il n’a parcouru que les vallées principales et ignore les passages transversaux du Dauphiné. En 1622, il publie la Carte et description générale de Dauphiné, qui sera rééditée à plusieurs reprises et adoptée dans plusieurs atlas.
18L’article de Jean-Daniel Candaux s’intéresse à l’apparition de nouveaux genres de voyage et aux nouveaux discours qui en rendent compte : le voyage minéralogique, souvent axé sur la production industrielle (accomplis notamment par Jars et Monnet), et le voyage géologique, qui ne prend corps que dans le dernier tiers du XVIIIe siècle. Parmi ces géologues voyageurs, on note Tozzetti, Guettard et Deluc.
19Guglielmo Scaramellini montre comment l’iconographie semble « plus capable de “dramatiser” les descriptions que les textes écrits » (p. 285) à travers l’analyse de gravures et d’œuvres picturales de Scheuchzer, Füssli, Pars, Pérignon et Châtelet ayant pour sujet le Pont du Diable, « élément typique de la représentation paysagère » (p. 272) qui figure l’œuvre de l’homme insérée dans la nature. Pittoresque descriptif, romantisme et dramatisme sublime conditionnent une vision du monde plus personnelle et unique chez ces voyageurs écrivains que chez les géographes officiels.
20Cependant, il reste que « les représentations littéraires de paysages montagnards les plus marquantes émanent rarement d’écrivains de profession » (p. 289), mais plus souvent de savants ou de chercheurs qui se laissent tenter par les plaisirs esthétiques des paysages et de la plume. Certains procédés rhétoriques emblématiques du voyage en haute montagne, comme la prétérition, permettent de constater « l’impuissance d’un langage qui n’est plus en mesure d’exprimer la réalité des émotions nouvelles (p. 293). Ces procédés sont examinés par Alain Guyot chez Deluc et de Carbonnières, ce dernier utilisant le récit de voyage comme moyen de transmettre le savoir en associant la science à l’émotion liée à la montagne.
21Enfin, un dernier article signé par Gilles Bertrand explique comment, à la fin du siècle des Lumières, des écrits scientifiques sur la montagne comportent une composante littéraire importante qui souligne la présence du moi dans l’expérience racontée, alors que, en contrepartie, les textes plus pittoresques utilisent des stratégies de type scientifique pour transmettre des connaissances naturelles. C’est ainsi que l’astronome Lalande modifie conséquemment le texte du Voyage d’un François en Italie pour y représenter scientifiquement un voyage montagnard, alors qu’il écrit également des compte rendus de récits de voyage dans le Journal des savants, attirant l’attention sur le courage des savants, sur les danger de la montagne et le bonheur du voyage.
22On ne peut que regretter l’inégalité des contributions de cet ouvrage au sujet et au titre alléchants. Si la deuxième partie, traitant des voyages scientifiques effectués en montagne, et plus particulièrement dans les Alpes, rassemble des articles plus homogènes, certains se complétant d’ailleurs fort heureusement, il n’en va pas de même de la première partie, où les périodes couvertes, les domaines abordés, et les régions visitées font passer sans transition le lecteur des froids hivers canadiens du XVIIe siècle aux îles australes françaises du XXe siècle. Plusieurs articles, dont ceux de Apostolou, de Delépine et de Candaux ressemblent davantage à des listes de personnages et d’œuvres qu’à des analyses du genre du voyage scientifique ou aux répercussions des écrits de ces scientifiques dans différents domaines. L’article de Turcan, d’ailleurs, semble avoir été peu remanié en vue de la publication, et est émaillé de remarques qui font appel à des événements auxquels le lecteur n’a pas forcément accès : « Il importe alors de proposer un bilan […] dont nous avons déjà présenté des exemples significatifs […] lors du séminaire de février dernier » (p. 80). Par contre, on ne saurait passer sous silence l’excellence des travaux de Guyon, Reichler, Piccand et Barras, Bourdon et Bertrand, qui analysent avec rigueur et finesse un corpus toujours bien mis en place et historicisé.
23Le protocole éditorial laisse parfois à désirer. Certains articles ne comportent aucune bibliographie, et les citations dans les articles de Vergé-Franceschi et de Delépine sont laissées sans référence, ce qui ne peut que nuire au lecteur ou au chercheur qui souhaiterait se renseigner davantage sur les sujets et les corpus abordés par ces auteurs. Alors que les annexes à l’article de Boistel suivent directement sa contribution, l’exemplier de Turcan, vestige d’une communication, est renvoyé à la fin du volume, on ne sait trop pourquoi. Enfin, les nombreuses coquilles émaillant cet ouvrage n’empêchent pas d’apprécier les nombreuses illustrations qui accompagnent judicieusement plusieurs articles, qu’il s’agisse de gravures représentant des instruments de mesure scientifique, de tracés spirométriques, du cyanomètre de Saussure, des coupes transversales de la Terre ou des paysages montagneux intelligemment analysés par un Scaramellini, par exemple. En somme, Relations savantes, réunissant les actes du seizième colloque international du Centre de recherche sur la littérature des voyages tenu du 11 au 13 juin 2003, malgré ses inégalités, comporte quelques contributions élégantes et stimulantes, qui rendent compte avec rigueur et finesse des problèmes liés à un genre littéraire émergent, hybridant science et littérature, discours voyageur et savantes relations.