Le sursaut de Melpomène : le tragique au siècle des Lumières
1Le siècle des Lumières n’est pas « qualitativement » un grand siècle pour la tragédie : on le sait, le désintérêt de la critique et des lecteurs pour le Voltaire tragédien, qui pourtant pensait rester à la postérité pour son œuvre tragique, en constitue la preuve manifeste. Car non seulement « la tragédie est malade du bonheur1 », selon le mot de R. Mauzi, mais elle souffre également de l’avènement d’une rationalité qui met à mal la notion de Providence. Sans oublier le fait que la confrontation des œuvres du XVIIIe siècle avec celles appartenant à l’âge d’or de la tragédie classique ne tourne certainement pas à l’avantage de la tragédie des Lumières. Le recueil d’articles intitulé Das Tragische im Jahrhundert der Aufklärung. Le tragique au siècle des Lumières qui réunit une série d’articles, en langues allemande et française, tente de remettre en cause cette idée reçue d’un siècle inintéressant sur le plan de la production tragique. Ce travail repose sur la mise en avant de plusieurs aspects théoriques et esthétiques propres au XVIIIe siècle, au premier plan desquels figurent la question d’une pragmatique tragique — par la valorisation de la production d’affects spécifiques sur le spectateur — et la redécouverte de l’Antiquité. Les deux questions sont liées, tant la redécouverte de l’Antique a permis une redéfinition des passions tragiques aussi bien dans l’histoire de l’art — autour du célèbre Laocoon — que dans l’histoire littéraire. L’ouvrage aborde en effet aussi bien les arts plastiques que les belles-lettres, ce qui permet de ne pas s’arrêter sur le genre de la tragédie et d’explorer le tragique en tant que phénomène impliquant une certaine mise en forme et un certain rapport au spectateur.
2Les différents auteurs de l’ouvrage partagent tous l’idée que le siècle des Lumières, dans sa promotion du pathétique, a focalisé son attention sur la question de la réception du spectacle tragique notamment grâce à une redécouverte et une revalorisation de la tragédie grecque. À cet égard, l’article de Vanessa de Senarclens est éclairant. Dans l’article « Les tragédies antiques à l’égard de nos lumières », Vanessa de Senarclens explore les écrits théoriques — Discours sur le théâtre des Grecs, le Discours sur l’origine des tragédies, et le Discours sur le parallèle des théâtres — du Père Pierre Brumoy qui dans son Théâtre des Grecs marque sa préférence pour les tragédies antiques, remarquables d’après lui par les passions qu’elles représentent et l’émotion qu’elles suscitent. Ses préférences interviennent dans une volonté de constituer les tragédies grecques, dont il a donné une importante traduction, comme modèle appelé à faire renaître la tragédie française. Dans cette perspective, Brumoy privilégie la force des émotions du spectacle plutôt que les critères de vraisemblance et de bienséance si essentiels dans la tragédie classique. Il opère ainsi un déplacement esthétique important : la « vérité » se mesure à l’aune de la puissance des affects du spectacle et non d’une moralité extérieure et intérieure. On s’achemine alors vers définition du plaisir esthétique conçu comme « secousse » et tendant vers une autonomie.
3La traduction des antiques grecques est donc de première importance dans la réflexion théorique sur le genre tragique au XVIIIe s., ainsi que le montre Anne Baillot dans son article2 « ‘Wenn der geist des Sophokles so in einer blauen Flamme emporsteigt’. Deutsche Übersetzungen des alten Tragiker am Beispiel von Solgers Sophokles », où est analysée la traduction de l’Œdipe de Sophocle par le philologue Karl W. F. Solger. Nombreuses sont les traductions allemandes au cours de ce siècle. Celles-ci nourrissent de nombreux débats théoriques qui constituent peu à peu l’Antiquité comme objet poétique et comme outil critique du présent. Pour Solger la traduction est le moyen de cerner la spécificité de la notion de destin dans la tragédie grecque.
4L’incidence de la redécouverte de l’Antiquité par les Lumières se retrouve évidemment dans la théorie des arts développée par Winckelmann puis par Lessing. Martin Dönike dans son article « Versuche ‘im Felde des Heroischen und Tragischen’ » s’intéresse à la théorisation du pathétique qui se constitue dans les écrits de Winckelmann après sa découverte du Laocoon. Le célèbre groupe sculptural suscite une pensée nouvelle du tragique qui bouleverse l’idéal classique d’une « noble simplicité » et d’« une grandeur sereine3 », puisque la figure virgilienne exprime une souffrance paroxystique. La situation tragique s’avère apte à produire un pathétique spécifique conçu comme expression de l’expérience de l’extrême.
5Cette commotion du spectateur repose principalement sur deux affects fondamentaux, hérités d’Aristote : la terreur et la pitié. Ces deux émotions sont également opératoires dans la peinture. Ainsi, dans « Du tragique en peinture. Caylus et le Sacrifice d’Iphigénie de Carle Van Loo », Julie Boch pose la question de la représentation de l’horreur dans la peinture. Julie Boch analyse le discours de Caylus sur le tableau de Van Loo exposé en 1757. La scène étant également référencée en littérature, le compte-rendu de Caylus procède à un parallèle entre la tragédie et la peinture à travers la question des représentations des passions. Caylus loue l’absence d’excès dans la peinture des émotions des personnages : cette ascèse permet au spectateur d’investir l’œuvre de ses propres émotions, loin d’un débordement qui causerait une univocité du sens. Autrement dit, la représentation d’Agamemnon initie une réflexion originale sur la monstration des passions : loin de prôner le « choc visuel » dans la représentation de l’horreur, Caylus loue l’idée d’une « véritable esthétique de l’intériorité4 » et une économie de l’émotion. Le spectateur ressent alors « un plaisir spécifique : celui qu’[il] ressent à donner sa propre interprétation5 ».
6À l’inverse, la gravure de Jean-Louis Desprez intitulé la Chimère qu’analyse Pascal Griener dans « La mise en scène tragique du Génie. La chimère de Monsieur Desprez (1771) de Jean-Louis Desprez » jouerait sur les émotions du spectateur du côté de l’excès. Il s’agit d’un commentaire d’une eau-forte, représentant un monstre ailé, barrant l’entrée d’une immense arcature de pierre, dévorant une victime humaine et écrasant cadavres et squelettes. En analysant son caractère méta-artistique et la vision de l’art que l’œuvre propose, M. Griener souligne le rapport tragique qu’elle instaure avec le spectateur. Œuvre fortement singulière par son statut de « fiction libre » non déterminée par une commande particulière, la représentation est fascinante par l’horreur de ce qu’elle représente : nul ne peut entrer dans le tableau sans être happé par la figure monstrueuse. L’œuvre d’art est ainsi perçue comme douée d’une force d’attraction particulière en jouant sur la terreur et la pitié et dont le spectateur ne peut détourner les yeux.
7Partant d’une remarque de Sartre qui soulignait l’absence de liberté des personnages de la tragédie voltairienne, tant leur caractère est donné et non construit, Danielle Chaperon, dans son article « Sartre, Corneille et Voltaire, une question de caractère », s’attache à démontrer en quoi le caractère des héros tragiques cornéliens diffère de ceux du théâtre du philosophe des Lumières, en établissant un parallèle entre Cinna et Mort de César. Voltaire critique la tragédie cornélienne dans ses Remarques sur Cinna. Cinna souffrirait, selon le philosophe, d’incohérence et d’inconstance, qui sur le plan esthétique, se traduit par l’alternance de froideur et de chaleur — c'est-à-dire d’un balancement entre moments d’expression des sentiments et instants d’analyse, de lucidité sur soi des personnages. C’est contre cette froideur de la délibération que s’écrit La Mort de César. Mais de ce rejet résulte l’immobilité de la tragédie voltairienne : les personnages sont sclérosés, incapables d’adapter leurs désirs aux situations nouvelles qui se présentent. La composante stylistique est ainsi essentielle pour cerner les différences entre les deux auteurs : Voltaire, en haine des maximes générales trop froides à son goûts, privilégie le style pathétique à la délibération qui seule permettrait l’avènement d’une dialectique.
8On notera que « Tragödie und Geschichtsschreibung bei Voltaire » de Veit Elm analyse la difficulté d’être du tragique voltairien en explorant les liens qui unissent son œuvre tragique à l’historiographie. Les deux genres partagent de multiples points de convergence, que ce soit dans l’objet traité — la question des mœurs — ou dans le critère de véridicité qu’elles suivent — la question du vraisemblable. Cette parenté permet d’évaluer le genre tragique voltairien comme un genre nourri de la science et de la raison et qui permet de diffuser sur une autre forme une vision de l’histoire. Ce qui fait de la tragédie voltairienne un genre anti-tragique.
9La prise en compte de la compositio est également essentielle dans la lecture du Philotas de Lessing, comme le montre l’article « Le suicide de la tragédie héroïque sur le modèle antique. Le Philotas de Lessing » de Charlotte Colombeau. Cette pièce en un acte de Lessing est écrite en clôture d’un débat esthétique de son auteur avec Mendelssohn et Nicolai et constitue l’ultime réponse de Lessing à ses interlocuteurs. Lessing se prononce pour une tragédie dont le but moral est de provoquer une compassion, alors que Mendelssohn prône la valeur tragique de l’admiration. La figure de Philotas met en place une stratégie de disqualification du modèle de l’admiration héroïque. Le héros en effet se suicide pour permettre à son père de remporter une bataille. La structure du renversement propre à toutes les tragédies est ici pleinement exploitée dans une démonstration théorique : la dialectique de l’héroïsme s’annule et le « dépassement de soi », loin de renvoyer à une éthique de l’admiration, suscite l’horreur devant le refus par le héros de l’amour et de la vie, en d’autres termes devant la négation de la caritas si essentielle au modèle héroïque.
10On le voit, le recueil Das Tragische im Jahrhundert der Aufklarung. Le tragique au siècle des Lumières propose une pluralité d’analyses d’autant plus éclairantes qu’elles portent sur deux aires culturelles distinctes et sur différentes pratiques artistiques. Ceci pose nécessairement la question de la circonscription du tragique à ce qui serait logiquement son lieu propre, la tragédie. Cette série d’articles illustre si besoin est à quel point le tragique est non exclusif de la tragédie mais aussi que la crise de la tragédie telle qu’elle a lieu au XVIIIe siècle permet, paradoxalement, l’avènement d’une conscience accrue de la spécificité de l’émotion tragique. Ainsi, dans les différentes tentatives de réappropriation6 d’un genre « lointain», la tragédie grecque, pour faire renaître le genre, émerge un discours qui aboutira à la naissance de l’esthétique.