Le livre et l’éditeur
1Sous forme de questions posées à l’auteur par « un personnage qui fait à peu près le rôle du lecteur », l’essai d’Éric Vigne se propose de porter un éclairage nouveau sur la crise que traverse l’édition. La nouveauté concerne plusieurs domaines : le traitement du livre et celui de l’éditeur bien sûr mais aussi l’utilisation conjointe des prismes commerciaux et intellectuels pour aborder chaque question.
2Éric Vigne, fondateur et directeur de la collection "Nrf Essais"(1988) aborde progressivement la situation présente de l’édition, du livre et de l’éditeur en France. D’abord, pour mieux comprendre ce que l’édition connaît depuis plusieurs décennies, il nous propose un constat qui concerne « le recul de la place du livre dans une culture devenue plus audiovisuelle qu’écrite ». Dans ces conditions il est étonnant qu’un nombre croissant de titres soient édités. Là où, dans toutes les autres industries, une baisse de la demande a pour conséquence une baisse de l’offre, dans le secteur du livre, c’est le contraire. Les éditeurs veulent multiplier leurs chances de capter des bénéfices. Le phénomène n’est pas tellement nouveau. Depuis la rationalisation de la profession, amorcée au XIXe siècle, faire appel à des investisseurs extérieurs (banque et/ou groupe auquel une maison d’édition appartient) est une nécessité. Ces actionnaires veulent voir rapidement leur mise augmentée de bénéfices. Pour cela il faut multiplier les chances : le nombre de titres.
3Malheureusement, tout l’écrit imprimé est touché par une crise, y compris la presse qui traditionnellement annonce et critique les nouvelles parutions. Ainsi, déclare Éric Vigne, « la possibilité que l’ouvrage atteigne intellectuellement et matériellement son lectorat potentiel est désormais problématique. » Intellectuellement, parce que la presse n’est plus lue et matériellement, parce que les libraires sont obligés de réduire le plus possible leur stock. Comme certains éditeurs, tentés de publier les auteurs à raison de leur seule visibilité médiatique, les libraires sont tentés de n’offrir au regard de leurs clients que les livres d’auteurs déjà « vus à la télé ».
4Passant sous silence l’importance toujours croissante des blogs et des revues en ligne, en particulier dans la promotion des livres, l’essentiel de la démonstration d’Eric Vigne s’appuie sur le constat du déclin des réseaux traditionnels de vente (ère commerciale) et sur celui des principes traditionnels d’édition (péréquation). Ainsi, les hypermarchés qui se sont mêlés depuis peu de vendre des livres (marchandisation) dictent presque leur loi à l’éditeur obligé de produire une littérature vide, assimilée à la consommation de denrées périssables (quick-book) ou apparentée à la société du spectacle (« livres de notoriété »). À lire Éric Vigne, on pourrait croire que l’édition est passée de l’ère du sain négoce à celle d’une débauche lucrative. La lecture, naguère exigeante, serait aujourd’hui réservée à une littérature facile qui se répète elle-même et qui répète la télévision.
5Si Éric Vigne glisse peu à peu dans la certitude du déclin de l’édition de sciences humaines et de littérature, ce n’est pourtant pas faute d’essayer d’en éviter les deux poncifs les plus fréquemment énoncés : la condamnation du profit et la condamnation de l’absence éditoriale. La mise au point est claire :
6- « Que l’édition soit une affaire d’argent, de bénéfices, de retours sur investissement, de prise de risque et de profitabilité, la cause semblait être entendue depuis les commencements ».
7- « … Depuis quelques années, celui qui (…) aura déployé tous ses talents pour vendre le plus d’exemplaires des mémoires d’une Lolita (…) se voit récuser le titre d’éditeur et accuser de pratiquer une "édition sans éditeur", comme si l’on voulait distinguer le vrai apothicaire du préparateur usurpant le noble titre. »
8La crise d’aujourd’hui est-elle vraiment spécifique ?
9Pour Éric Vigne, nous sommes entrés dans une ère nouvelle déjà évoquée plus haut : la marchandisation. Elle fait suite à la commercialisation couronnée par Diderot et Kant qui donne naissance à l’éditeur en tant que propriétaire, commanditaire ou concepteur du livre. La marchandisation veut que l’éditeur abdique en faveur du marché qui opère une « captation de l’amont de la conception, de l’idée, de l’écriture du livre (…) C’est le formatage du produit pour le grand échange marchand, c’est l’équarrissage de l’imaginaire au profit des valeurs de l’échange marchand universel. »
10Posant comme acquis que la « commercialisation » pèse en général sur la production éditoriale littéraire du XIXe siècle, Eric Vigne entreprend d’expliquer en quoi l’ère de la marchandisation pèse sur la production d’aujourd’hui. Au risque d’établir de manière contestable le critère de ce qui est littéraire et de ce qui ne l’est pas, l’auteur dresse ainsi la liste des facteurs disqualifiant en littérature, de l’intégration d’une œuvre à un cursus honorum à son adaptation au cinéma, en passant par le choix d’un titre.
11Si ces critères sont nécessairement sujets à caution, il est une donnée qui, au contraire pourrait s’avérer préoccupante : « le refus de la péréquation ». Éric Vigne craint que l’éditeur, forcé de suivre le rythme d’un trop rapide retour sur investissement, ne sache plus publier qu’un seul et même livre : celui qui permettra les ventes les plus rapides et les plus abondantes. Et en effet, dans un contexte qui oblige chaque nouveau titre à être rentable d’emblée, sans l’aide du temps et sans l’aide des autres titres du catalogue, il y a peu de place pour l’inconnu, pour la promotion de nouveaux objets littéraires (jugés financièrement trop risqués). Pour illustrer les premières manifestations de cette nouvelle donne, Éric Vigne choisit pour exemple l’essai.
12On constate dans le domaine de l’essai une tendance à proposer de petits livres d’essayistes confirmés ou de gros livres (sur papier bouffant) d’intellectuels qui s’improvisent essayistes. En outre, « le désinvestissement de nombre de maisons qui leur consacraient une forte part de leur activité » est avéré. De manière générale, l’essai se porte mal parce que le lecteur ne veut plus lui consacrer le temps et la concentration qu’il exige. Par conséquent l’éditeur prend moins fréquemment le risque de le publier. Éric Vigne observe que « l’avenir des sciences humaines et sociales au catalogue d’un éditeur généraliste se joue aujourd’hui sur cette question de "l’écriture", c’est-à-dire, ne nous voilons pas la face, la facilité de lecture. »
13Dans un tel contexte, la lecture via l’ordinateur, moins coûteuse, est-elle alors un adjuvant du livre ? Le directeur de la collection "Nrf essais" répond négativement : « le numérique est un rival du livre ». Quand à Internet, miné par « l’égalité apparente entre toutes choses », systématiquement perverti par « la paresse de corps et d’esprit que signifie le "copier-coller" informatique », soumis à la règle du plus fort taux de fréquentation plutôt qu’à celle de la rigueur intellectuelle, il n’y a, pour Éric Vigne, guère de bénéfice à en tirer.
14L’édition ne se porte pas bien. Voici un nouvel essai qui tente de diagnostiquer le mal. Las, les solutions ne se pressent pas... « L’éditeur semble condamné, comme l’affirme avec sagacité Éric Vigne, à réitérer les mêmes diagnostics que les générations précédentes, y ajoutant toutefois l’inébranlable conviction qu’il est le premier à les porter. »