Acta fabula
ISSN 2115-8037

2008
Mars 2008 (volume 9, numéro 3)
Caroline Andriot-Saillant

Résistance de la poéthique

Jean-Claude Pinson, A Piatigorsk, sur la poésie, éditions Cécile Defaut, Nantes, 2008, ISBN 978-2-35018-061-8.

1Le dernier essai de Jean-Claude Pinson est un livre engagé dans un débat sur la poésie d'aujourd'hui1 qui dépasse des querelles liées à une simple actualité. S'il s'appuie sur des noms contemporains (Yves Bonnefoy, Philippe Beck, Stéphane Bouquet,...), il inscrit son propos dans une histoire de la poésie moderne, qui s'ouvre avec le romantisme, à Piatigorsk, où Lermontov séjourna, et dans une histoire personnelle de la poésie et de ses rapports à l'existence. L'auteur finit en effet par l'avouer, à l'origine du propos réside une double intuition fondamentale : « l'intuition, d'une part, que le verbe, malgré l'arbitraire du signe linguistique, est bien diction de quelque chose et même peut n'être pas sans prise, parfois, en des moments de verve, sur les choses et le monde ; la conviction, d'autre part, qu'il n'y a pas lieu de forclore ce qui dans l'expérience — et en tout cas la mienne — vient contredire cette appréhension seulement négative de notre rapport au monde » (p. 119). La poésie, comme forme de vie, est affirmation de la vie : comment cette intuition « poéthique » peut-elle tenir aujourd'hui ? En élargissant les champs de la réflexion poétique et philosophique qui étaient les siens dans Habiter en poète (éd. Champ Vallon, 1995) et Sentimentale et naïve (éd. Champ Vallon, 2002), Jean-Claude Pinson interroge la vocation et les pouvoirs de la poésie sur le plan existentiel, lorsque ce plan croise celui de la politique et de l'anthropologie contemporaine.

2Les « divers devenirs » de la poésie que l'auteur distingue ne se forment pas en signe d'un « adieu à la littérature » selon l'expression de William Marx dans son essai L'Adieu à la littérature, Histoire d'une dévalorisation XVIIIe-XXe siècle (Minuit, 2005). Il s'agit de se déprendre du présupposé aristotélicien mimétique selon lequel la “poésie”, c'est-à-dire la littérature, aurait pour vocation de « raconter le monde ». En ce sens, la désaffection dont souffrirait la poésie moderne aurait toute légitimité au profit du roman. C'est dans la perspective d'une incidence réciproque entre travail sur le langage et formes de vie que Jean-Claude Pinson situe d'autres finalités possibles de la poésie. Dans ce sens aussi, la poésie constituerait un noyau d'inventivité vivace au coeur de la littérature. Mais cette fonction peut-elle s'accomplir dans le contexte moderne d'une abolition de la transcendance sacrée qui définissait la parole poétique comme hymne ? La seule parole relais possible serait celle, ironique, du roman. Il importe alors de considérer la manière dont la poésie se redéfinit elle-même à l'heure actuelle dans ses pratiques créatives, jusqu'au point de la « post-poésie », celle qui serait sortie de l'espace littéraire. Cette orientation décisive est explorée par Jean-Michel Espitallier dans  son essai Caisse à outils (éd. Pocket, 2006). L'accent mis sur l'invention des formes éloignerait la poésie d'une réflexion sur le monde, dans un contexte où notre rapport au monde n'est plus fait de son expérience mais de sa perpétuelle mise en fiction par les discours marchands.

3Que la poésie puisse se saisir de ces discours pour les démonter, c'est ce que montrent brillamment ces pratiques poétiques actuelles. Mais en réinscrivant la poésie dans l'espace littéraire, Jean-Claude Pinson cherche à lui faire échoir en partage la capacité des autres genres à « raconter » et à « méditer ». Prendre acte du caractère transgénérique de la poésie contemporaine, c'est lui donner cette chance des « noces » de « l'intensité (poétique) et de l'extension (discursive, narrative) » (p. 33). Et le vers serait précisément au croisement de ces deux logiques, offrant à la pensée sa forme prosodique ou fulgurante. La valeur philosophique de la poésie est alors d'ordre pratique : en dehors de toute saisie conceptuelle ou de toute nomination transcendantale d'un monde spirituel, elle dégage des « formes de vie alternatives » (p. 41). Jean-Claude Pinson se fait l'avocat de cette espérance dans un affranchissement qui ne soit pas lucidité purement négative face à la raison économique. La poésie de Philippe Beck offre ainsi l'exemple d'une écriture poétique qui s'appuie sur ce qu'elle a de propre pour penser : le rythme. La poésie se fait art d'un sens inédit lorsque la pensée s'y déploie dans les brisures du chant.

4La définition de la poésie comme art du sens, qui en garantit aussi la validité actuelle, est la condition de possibilité du projet « poéthique », entendu comme recherche d'une « continuité entre la parole et la vie » sur fond de désenchantement du monde. Il serait vain de nier le constat opéré par Christian Prigent (L'Incontenable, 2004) selon lequel la poésie « peut peu » sur la réalité et la vie. Et ce qu'elle peut, selon ce poète, c'est plutôt être que faire, être, suivant son ontologie propre, une forme scripturaire résistante d'interrogation sur notre condition d'êtres parlants, êtres fatalement séparés du monde par cette même parole. Mais au-delà de cet effet déceptif, Jean-Claude Pinson cherche à déceler une incidence de la poésie sur l'existence de l'individu, rapport dans lequel réside la « poéthique ». Et si la question se distingue, dans la société actuelle, de celle de la littérature engagée, c'est qu'elle s'appuie sur le constat d'une aspiration répandue à « un mode de vie alternatif et créatif, soustrait à l'empire de la marchandise » (p. 55). La poésie se rapproche alors d'un exercice spirituel de formation de soi, voire d'un exercice visant à intensifier l'existence de soi et de l'autre par le biais d'une intensification des ressources du langage. La définition de la « poéthique » s'élargit ainsi de la théorie de la poésie à la lecture critique de la poésie en tant qu'elle serait porteuse de cette valeur existentielle. Certes, une telle lecture suppose une conception démocratique de l'art, qui peut concerner tout un chacun dans sa vie sans en rabattre de ses ambitions. Parmi celles-ci, pratiquer l'ironie face aux mensonges du discours social visant à masquer la négativité irréductible du réel suffit à définir une « vie poétique ». Toutefois l'écriture permet ceci de plus qu'elle laisse la parole au poète, et non au réel. C'est dans ce sens d'une reconstruction dans le langage qu'on peut appréhender le positionnement poétique d'Yves Bonnefoy et de Philippe Jaccottet face à l'entreprise de Tel Quel durant ces dernières décennies, ainsi que l'oeuvre de tous ceux qui pratiquent un lyrisme impersonnel fondé sur l'auto-ironie. L'humour d'Emmanuel Hocquard opère lui aussi la conjonction d'une parole personnelle, d'un pacte de sincérité, et de l'abolition de l'expressivité lyrique. La rénovation des formes de vie et le renouveau de l'écriture passent par cette “démusicalisation” (p. 79).

5La création “poéthique” demande à être redéfinie sur le plan politique affecté lui aussi par le désenchantement de l'époque. L'auteur désigne les deux illusions de sa génération (celle des avant-gardes jusque dans les années soixante-dix) dont l'ambition révolutionnaire visait aussi bien la poésie que l'État et la société : soit l'art devait déserter l'œuvre pour s'incarner dans l'action, soit à l'inverse le texte devenait à lui seul, en dehors de la vie même de l'auteur et du lecteur, subversion d'un sens figé. Si pour Roland Barthes, la littérature est un lieu de résistance au “fascisme” de la langue, la politique comme action et invention de nouvelles formes de vie peut elle-même échapper au langage et à son pouvoir total : Jean-Claude Pinson a recours à la notion d'exode, s'inspirant de “l'évacuation des lieux de pouvoir” évoquée par Michael Hardt et Toni Negri (Empire). Reste la question du point de convergence entre “exode littéraire” et “exode existentiel (biopolitique)” (p. 90), convergence à laquelle Jean-Claude Pison en appelle, à l'instar de Gilles Deleuze, pour qui la littérature est “un moyen pour une vie plus que personnelle” (Dialogues avec Claire Parnet, Flammarion, 1977, p. 63) : outrepassant la position secondaire du reflet de la vie, la littérature serait partie prenante d'un large mouvement “biopoétique” de résistance dont Henry David Thoreau serait un précurseur. Il en va d'une résistance à l'emprise de la logique marchande sur l'existence dans sa globalité, non seulement sur le corps et la psyché, mais aussi sur la capacité même à l'expérience, dans un processus de désymbolisation et de désubjectivation : l'analyse s'appuie ici sur l'essai de Bernard Stiegler (De la misère symbolique, 1 et 2, Galilée, 2004 et 2005) et les travaux d'Agamben. Cette perspective anthropologique adoptée par l'auteur l'engage à discerner chez le travailleur de l'époque actuelle, suivant les thèses d'Antonio Negri, une forme de résistance dans la créativité qu'il déploie au quotidien. Une “multitude artiste” émerge au travers de la pratique démocratisée de l'art, ou du moins une appropriation individuelle de l'ordre dominant par son détournement : la classe du “poétariat” succèderait à celle, défunte, du prolétariat. Mais c'est bien sur le plan individuel, d'abord, que l'on peut retrouver un plan de consistance propre à reconstituer l'époque. Le partage entre l'esthétique et l'économique, qui seraient complémentaires selon Jacques Rancière (Politique de la littérature, Galilée, 2007), opèrerait moins qu'une co-appartenance des deux sphères dans cette conjoncture de démocratisation.

6L'essai de Jean-Claude Pinson définit les conditions de possibilité et les modalités actuelles d'une “poéthique” : son  mouvement le mène dans un dernier temps à interroger de nouveau la question du lyrisme, dans un contexte où la littérature a perdu “le sens de l'affirmation, de l'approbation, de la louange” (p. 110). Et c'est à nouveau vers l'option prise par Yves Bonnefoy que se tourne l'auteur, vers l'aspiration de la parole à dire la part du réel échappant au concept, dans une reconnaissance de la finitude, mais aussi de la “présence”. Le conflit des poétiques actuelles se jouerait entre cette option et l'héritage d'un Bataille, qui face au constat du néant, lui voue entièrement la parole. Philippe Beck reprend le chant avec “rudesse” (p. 124), comme pour dégager du rythme heurté du vers une matière concrète de célébration. Jean-Claude Pinson cite ensuite Stéphane Bouquet, dont le livre Un Peuple (éd. Champ Vallon, 2007) dialogue avec les oeuvres et les vies d'autres poètes, répond à un “désir d'élargissement de l'être” qui se déploie dans la phrase en prose. Il s'agit au bout du compte de “reprendre voix”, de rappeler le sens dans le son et le mouvement musical dans le sens arrêté, pour redonner “à l'acte d'écrire toute sa charge éthique” (p. 133).