Cartographies littéraires de Paris
1Les 13 et 14 octobre 2005 s’est tenu à l’université Paris 7 – Denis Diderot, le colloque intitulé « Paris, cartographies littéraires », organisé par l’UFR « Lettres, Arts, Cinéma » de cette université en collaboration avec la Fédération de recherches « Sciences de la Ville ». Les communications proférées à cette occasion sont maintenant disponibles pour un public plus large aux éditions Le Manuscrit, dans une publication soignée, dirigée par Crystel Pinçonnat et Chantal Liaroutzos, maîtres de conférences en littérature, comparée et du XVIe siècle, respectivement, à Paris 7.
2Le caractère transdisciplinaire de la rencontre donne le ton au livre publié. La nature composite de l’objet d’analyse – Paris - s’y prêtait tout aussi bien, la forme changeante de cette ville ayant séduit le cœur de ses admirateurs tout autant que la malveillance de ses détracteurs au fil de l’histoire, et ayant donné lieu aux formes d’expression les plus diverses.
3La réunion de spécialistes en provenance de domaines tout aussi ciblés que les sciences humaines et sociales, qui donnent la parole à des littéraires et à des comparatistes, à des historiens et historiens de l’art et du spectacle, à des sociologues, des philosophes et des philosophes de l’art, mais en provenance aussi du domaine de l’architecture (des chercheurs de l’École d’Architecture Paris-Val-de-Seine intègrent les réseaux de recherches de la Fédération « « Sciences de la Ville »), s’intéressant à des univers théoriques propres, et à des périodes chronologiques diverses, illustre de façon novatrice et réussie l’expérience de l’approche multifocale d’un objet d’étude complexe, tant par sa nature que par la richesse et la diversité des études dont il a été l’objet auparavant. Renonçant à l’étude exhaustive de l’objet en analyse, pari inatteignable, de même qu’au parcours topographique, idéologique, patrimonial ou chronologique habituel des sites auquel le lecteur insouciant pourrait s’attendre, ce livre privilégie la mouvance des regards et stimule la capacité du lecteur à se créer des circuits d’errance au gré des associations que son encyclopédie personnelle ou son imagination créatrice lui procurent, à partir des textes lus et de ceux, en nombre considérable et reconnus par la critique, dont les références bibliographiques sont inscrites en note de bas de page à chaque article.
4Ce livre constitue la démonstration claire de l’avantage de multiplier les regards qui se croisent sur un espace territorial et imaginaire aussi riche que celui de Paris, dans la construction de sens nouveaux à la notion même d’« urbanisme ». Avantage méthodologique qui d’ailleurs n’est plus discuté dans d’autres domaines de la recherche scientifique, à une époque où la spécialisation même des savoirs demande la mise en perspective plus élargie des résultats obtenus.
5Projetés sur un espace surchargé de sens - Paris -, les différents articles qui composent ce livre le rendent un livre opportun dans l’espace éditorial français, où il fut précédé par l’ouvrage pionnier de Pierre Citron, La Poésie de Paris dans la littérature française de Rousseau à Baudelaire (1961), référence incontournable des études littéraires parisiennes modernes, par le livre de Karlheinz Stierle (1993), La Capitale des signes, Paris et son discours (traduit en 2001), publication qui accentue, en quelque sorte, la thèse de la centralité, lisibilité et modernité de Paris proposée par le projet de Walter Benjamin Paris, capitale du XIXe siècle : le livre des passages, et encore par L’Invention de Paris (2002), d’Éric Hazan, considéré par Crystel Pinçonnat, à juste titre, une « promenade littéraire » à la « démarche plus libre », « dans les différents quartiers » de la capitale (p. 14).
6Paris, cartographies littéraires s’insère dans l’espace éditorial auquel la nouvelle collection « Sciences de la ville », aux Éditons Le Manuscrit, accorde depuis 2006, le cadre de référence pour les études de la spécialité, à la suite de la publication de La maison, lieu de sociabilité, dans les communautés urbaines, de l’Antiquité à nos jours, dirigé par Florence Gherchanoc.
7L’ « éloge du déplacement » (Crystel Pinçonnat) que constitue ce livre ressort de la formulation plurielle du sous-titre Cartographies littéraires. Cette formulation répond avec bonheur à l’objectif de ce livre, celui de fournir une autre systématisation des approches de Paris, sur le fond des représentations littéraires multiples de la capitale. Une notion-clef est sous-jacente à cette démarche, celle de décentrement (spatial et historique) des regards critiques, tantôt attirés par la mise en perspective architecturale, monumentale, ou d’aménagement du territoire urbain et de sa banlieue, tantôt séduits par la mémoire historique, littéraire ou artistique de la ville, au gré des temporalités synchroniques ou diachroniques des prises de vue. Paris, Cartographies littéraires constitue en ce sens une invitation à une démarche de lecture particulière de la ville de Paris. Évoquant la dimension métaphorique de l’expression « cartographie » dans le contexte de ce livre par rapport à la notion de « topographie », Jean-Philippe Chimot souligne la «mise à distance, par l’écriture », de « toute tentation analogique d’avec une possible réalité visible » entre une carte et l’espace qu’elle localise. Ce titre va ainsi à la rencontre des tendances critiques contemporaines qui érigent l’ « espace » comme la « métaphore obsédante » de la recherche en études littéraires, à la suite de l’article de G. Genette « Espace et langage » (1961), et que l’ouvrage collectif dirigé par B. Westphal, La Geócritique, mode d’emploi (2000), poursuit.
8Apparemment inconciliables, les références épistémologiques qui soutiennent le projet dont ce titre est l’indice - l’imagologie et la géocritique -, en ce qu’elles accordent une valeur différente à l’image littéraire, l’imagologie (située dans le cadre des études comparatistes et s’intéressant d’abord aux représentations de l’étranger) la concevant non comme « un double de la réalité », mais « plutôt comme indice d’un fantasme, d’une idéologie, d’une utopie propre à une conscience rêvant l’altérité » (Crystel Pinçonnat cite Jean-Marc Moura), et la géocritique, fondée sur l’étude des « rapports de la littérature aux espaces humains », accordant une valeur fondatrice à l’image littéraire (B.Westphal), l’imagologie et la géocritique réussissent pourtant à établir le protocole de lecture, original, des espaces littéraires de Paris auquel nous invite ce livre.
9Le lecteur devra-t-il s’attendre à un ouvrage conçu selon une structure fragmentaire, où l’évocation symbolique des espaces alterne avec leur description réaliste ? Loin de là.
10Tel que le constate Crystel Pinçonnat, « dans sa pratique, la cartographie littéraire ne tranche pas entre ces deux approches ». Reconnaissant que « la valeur donnée à l’image construite oscille » (p.19) entre les deux postulations qui la soutiennent et qui lui donnent sens dans le cadre des études comparatistes sur les représentations de Paris dans lequel ce livre se situe, la cartographie littéraire est promise à se constituer, dans ce livre et à partir de ce livre, comme une nouvelle méthode d’approche critique des espaces littéraires urbains et de leur lisibilité (pour reprendre le concept introduit par Karlheinz Stierle dans son ouvrage maint fois cité dans ce livre, La capitale des signes. Paris et son discours). Nous emprunterons la constatation de Chantal Liaroutzos à propos de la portée fondatrice du genre « Antiquités », au XVIe siècle, par les ouvrages de l’imprimeur et libraire parisien, Gilles Corrozet, pour conclure que ces « cartographies littéraires » rendent Paris, à leur tour, à la fois « visible » et « lisible » (p. 193). Évoquée dans son ambiguïté par Jean-Philippe Chimot comme un lieu de mémoire mais qui stimule aussi la création de sens nouveaux à l’espace parisien (p. 137), la carte remplit une fonction herméneutique.
11S’il est vrai que les rapports entre littérature et cartographie datent de loin, et Crystel Pinçonnat de citer à ce propos les textes canoniques Gullivers Travels (J. Swift), L’île mystérieuse (J. Verne), ou des textes plus récents, tels The Hobbit or There and Back Again, de Tolkien, auxquels nous pourrions ajouter, dans la sphère française, quelques textes de Michel Tournier (auteur qui n’est pourtant pas objet d’étude dans ce livre) où la récurrence de l’imaginaire insulaire et cartographique est déterminante, les cartographies littéraires qui nous sont données à lire ne visent pas à se constituer en des instruments de repérage des espaces parisiens ni de circulation dans ces espaces. Il s’agit plutôt de récupérer dans ce livre ce que Julien Gracq, cité avec propriété par Crystel Pinçonnat, a désigné comme « le sédiment posé dans la mémoire par nos vagabondages quotidiens » (p. 20). A la lecture utilitaire de ce livre devrait plutôt répondre, à notre sens, une lecture poétique de chaque article qui le compose, en ceci que chacun révèle, à son tour, toute une « encyclopédie » (U. Eco) personnelle sur le corpus évoqué par chaque auteur. Une vision d’ensemble de Paris s’impose à partir de ce livre, qui élargit les espaces évoqués de la ville bien au-delà de ses barrières. Lire Paris, dans ces cartographies, c’est aussi accéder à l’ « image mentale » (pour reprendre Gracq) de Paris que chaque auteur qui y collabore (dans sa double fonction de lecteur de Paris mais aussi de lecteur de ceux qui, avant lui ou ses contemporains, ont lu ou lisent Paris) s’est construite au fil de ses lectures et de son expérience des espaces parisiens. Lire Paris, dans ce livre, c’est encore comprendre le Paris particulier que ce livre construit, au gré des différentes visions du monde qu’il convoque - monde possible entre autres qui ne l’épuisent pas - objet fictionnel que les formes multiples de la représentation littéraire actualisent.
12Lire Paris, dans ce livre, c’est tout autant comprendre les objectifs de cette publication que la cohérence dont recèle sa structure, de par la démarche comparatiste qui y préside. Celle-ci rend d’autant plus pertinent le groupement méthodologique des articles qui le composent autour de quelques axes thématiques, qu’elle évite la rupture qu’aurait instituée, implicitement, une division en chapitres. Riche d’une large expérience de mise en valeur du croisement des regards sur des domaines de recherche suscités par des sujets d’actualité littéraire, la méthode comparatiste trouve sa pleine justification dans l’organisation de ce volume. Elle permet ainsi de mettre en évidence de façon efficace l’importance des passages entre genres, modes et formes d’expression, points de vue, regards externes et regards internes, tendances idéologiques, périodes historiques, incidences sociales, ou incidents politiques, dont se composent la mouvance intertextuelle et discursive cartographique de la ville. Une mouvance que ce livre réussit à rendre dicible, donc, littéraire aussi. Les frontières sont ténues, dans ce livre, entre ce qui appartient au critique et ce qui appartient aux créateurs, engagés dans l’effort commun d’interprétation du monde (et des « images mentales » de ce monde dont l’œuvre d’art recèle) dont ce livre nous fait partager quelques étapes. Interprétation qui rapproche ici le critique et le cartographe, unis sous le signe de la mouvance entre le dicible et le représenté, tous deux sollicités par un défi nouveau : celui de ne pas émettre des jugements définitifs, celui de ne pas tracer des frontières nettes entre leurs cartes, et de sauvegarder l’espace imaginaire, promesse de cet autre Paris, ville(s) invisible(s) que l’étude des représentations littéraires permettra d’être dite et de rendre perceptible.
13À l’instar du vieux marin du conte de Michel Tournier, « La fin de Robinson Crusoé », qui voit son île là où la carte ne peut pas la dire, le critique cartographe forgera cette cosa mentale qu’est la représentation littéraire de Paris. La métaphore « cartographies littéraires » acquiert tout son sens, et sa portée rend plus claire la nature littéraire (poétique, au sens large du mot) du projet, tout autant ambitieux qu’exigeant, dont ce volume est l’aboutissement, tout comme elle justifie sa visée naturellement comparatiste.
14Le retour anaphorique du nom de Paris à l’introduction de chaque groupement d’articles, tout en accordant un rythme interne particulier à la structure du volume, insiste sur la visibilité de la coopération transdisciplinaire dans l’approche de la capitale, prévenant toute interprétation monolithique ou essentialiste de la ville. De même, le recours à cette figure réussit à rendre la cohérence nécessaire à un livre dont le décentrement des diverses modalités d’appréhension de l’urbain qu’il convoque refuse la division traditionnelle en chapitres. Chaque groupement d’articles constitue ainsi une déclinaison des formes que prend Paris au gré des cartographies tracées par les articles qui le composent. La formulation plurielle de l’expression « cartographies littéraires » renforce d’autre part la prégnance et les capacités opératoires du littéraire dans l’approche de référents – tels l’urbain - dont la dimension culturelle est complexe.
15Choisissant de problématiser les visions mythifiées de Paris, vers lesquelles convergeaient la nostalgie d’une réalité rêvée, aux résonances cartographiques bovarystes (bien que le personnage d’Emma Bovary ne soit pas évoqué dans ce livre), tout autant que la nostalgie de références rassurantes et immuables, ce livre choisit de mettre au clair le caractère illusoire de ces formes de représentation, devant les métamorphoses irréversibles subies par Paris, de façon plus radicale ou plus subtile au long de l’histoire. Mention particulière est faite dans plusieurs articles de ce volume aux effets des projets urbanistiques du II Empire dans l’édification d’un paysage urbain traumatisant pour quelques-uns mais prometteur de modernité pour d’autres, espace-temps reconnu pourtant, de façon consensuelle, de l’avènement du Paris moderne, que ce livre met en valeur, le prolongeant jusqu’à l’époque contemporaine. La mouvance des espaces parisiens, dont l’histoire de la ville questionne les processus constitutifs, stimule la mouvance des regards critiques, attentifs aux signes de l’effritement du « mythe parisien » dont les représentations littéraires sont l’expression symbolique. Un nouveau mode de perception de la ville – fragmentaire – conduira à la dissolution du sujet, et à la constitution du « mal du siècle postmoderne » comme leitmotivs de la littérature urbaine actuelle, la ville devenue un non-lieu (Marc Augé) de par la « reproductibilité à l’infini de l’espace » qui dessine sa banlieue et les « signes du vide » qui s’y reproduisent, tel que le constate Frédéric Sayer (p.87).
16Traversée par des siècles d’histoire littéraire, la capitale est évoquée dans ce livre comme un espace dynamique où se jouent des forces d’attraction et de répulsion, générateur de mouvements tantôt centripètes, tantôt centrifuges, qui en font une référence incontournable dans toute réflexion sur l’histoire de la culture française mais aussi européenne (aspect pourtant quelque peu négligé dans ce livre, à l’exception près du « Paris des premiers humanistes », dont Arnaud Laimé retrace les signes de l’affrontement entre l’Europe scolastique et l’Europe humaniste moderne, et du « Paris maghrébin » dont Crystel Pinçonnat interroge les conditions d’invisibilité), au travers des visites, des déambulations, des dérives dont elle est ou a été l’objet. Telle ville sans coordonnées (Martine Bouchier), Paris convie son lecteur, flâneur ou arpenteur, au gré de ses passages imprévisibles.
17Les représentations primordiales de la ville étant abordées par Frédéric Sayer, Arnaud Laimé ou Chantal Liaroutzos, c’est pourtant le XIXe et le XXe siècles (envisagé parfois jusque dans ses prolongements contemporains par Frédéric Sayer, Crystel Pinçonnat, Charlotte Thimonnier, Judith Abensour, ou Martine Bouchier) qui intéressent la plupart des auteurs réunis dans ce volume. C’est le Paris visionnaire, où la ville-spectacle et la ville mythique se croisent sous les regards de José-Luis Diaz et de Frédéric Sayer, le Paris fictionnel dont plusieurs genres abordés par Florence Fix, Daniel Fondanèche et Jean-Philippe Chimot construisent l’image, le Paris monumentaire (Chantal Liaroutzos) - socle de quelques figures centrales de la culture européenne (Arnaud Laimé) tout aussi bien qu’espace parcouru par le touriste insouciant au gré des informations fournies par des guides de spécialité (Évelyne Cohen) qui l’invitent à la découverte de jardins de délices ou qui dévoilent l’intimité de lieux de mémoire devenus objets de culte public (Carine Trevisan) -, le Paris fluvial qui érige la Seine en objet poétique par excellence (Lola Bermúdez Medina), le Paris des exclus - nouveaux caractères des littératures urbaines de la contemporanéité (Crystel Pinçonnat) - ou le Paris souterrain d’où émerge une nouvelle figure littéraire – le métro (Charlotte Thimonnier) -, le Paris des artistes peintres ou graveurs (Vérane Partensky), des poètes (Judith Abensour), c’est ce Paris aux catégories plurielles qui fonde les cartographies identifiées dans ce livre.
18Quelques idées fortes réunissent les articles qui intègrent, à nombre inégal, chacun des cinq groupements qui en constituent tout autant de parcours cartographiques aux modulations polyphoniques harmonieuses.
19L’analyse de la notion de Paris, « ville-spectacle », telle qu’elle est représentée par la ‘littérature panoramique’, a permis à José-Luis Diaz de développer un « pan essentiel du ‘Paris, capitale du XIXe siècle’ » que la lecture du livre de Karlheinz Stierle, La capitale des signes. Paris et son discours (2001), n’avait pas, à son opinion, comblé. Dépassant la « thèse d’inspiration ‘marxienne’ » de Karlheinz Stierle de Paris comme « livre à décrypter » (p. 62), José-Luis Diaz met en valeur l’inscription de Paris dans la voie de la « société du spectacle » qui caractérise les grandes métropoles du XXe siècle, dont il analyse les signes, à l’appui de ses lectures de Balzac et de Mme de Girardin, entre autres. Phénomène du « devenir spectacle » à l’analyse duquel José-Luis Diaz apporte les instruments, l’auteur déclinant « Paris, ville-spectacle » au fil de quelques catégories (ou « directions de la notion de spectacle », pour reprendre les mots de l’auteur), (« Paris comme chose à voir », « Paris-panorama », « Paris-spectacle », « Paris-théâtre ») (p. 39), qui lui permettront de cerner les facteurs déterminants du passage de la ville lisible (Karlheinz Stierle, mais déjà Walter Benjamin aussi) à la ville visible.
20Si l’empan de la communication de Frédéric Sayer, « L’enfer parisien : à propos de quelques filtres imaginaires, captations mythiques et fantasmes-écrans », peut sembler ambitieux, son cadre évoquant l’ « histoire de la représentation urbaine du Moyen Âge au XVIIIe siècle », c’est surtout le phénomène de « la croissance des villes au XIXe siècle » qui intéresse l’auteur, en ce qu’il « impose [Frédéric Sayer de le reconnaître] une mutation de la représentation urbaine », la ville cessant de pouvoir être « saisie globalement », et le « motif infernal » cessant de répondre à des objectifs de condamnation morale (p.69). Intéressé aux conséquences du changement du mode d’appréhension de la ville depuis la période romantique jusqu’à nos jours à l’appui d’ un corpus d’écrivains très riche (dont Vigny, Hugo, Balzac, Baudelaire, Jules Laforgue, Huysmans, Zola, mais aussi Jean Giraudoux, Paul Claudel, Pierre Emmanuel, Proust, Céline, entre autres), Frédéric Sayer retiendra plus longuement son attention sur l’œuvre de Michel Houellebecq, parmi les auteurs contemporains.
21À l’épreuve du regard à laquelle les deux auteurs que le premier groupement thématique réunit ont soumis les représentations de Paris se succède une vision génologique de la ville, dans « Paris : une ville, des genres et leurs fictions ».
22Les représentations dramaturgiques à et de Paris, dans la période comprise entre 1880 et 1980, la vision particulière de Paris qu’en donnent les romans policiers au long du XXe siècle, et la bande dessinée, reconnue en tant que « mode hybride » par Jean-Philippe Chimot (p. 138) réunissent dans ce chapitre, à part cet auteur, Florence Fix et Daniel Fondanèche.
23La notion de Paris, « ville-spectacle », donne lieu, dans l’article de Florence Fix, à la notion de Paris en tant que « lieu théâtral ». Ce n’est plus à l’épreuve du regard du visiteur, du voyageur ou du flâneur parisien que Florence Fix soumet a vision de la ville, s’intéressant plutôt à ce qui la constitue en espace de représentation, et qui, par là, la fait exister, métaphoriquement. À la représentation rassurante d’un « Paris théâtral », d’un Paris qui « sera toujours Paris », et du Parisien, devenu « un type immuable » (p. 107) que l’auteur retrouve dans un corpus romanesque et dramaturgique significatif qui réunit des auteurs tels Jean-Jacques Rousseau, Balzac, Zola, Maupassant ou Marcel Proust, répondent dans l’article de Florence Fix les signes perturbateurs d’une réalité autre, remise dans la plupart des pièces du XXe siècle et contemporaines évoquées (d’Armand Gatti, Koltès, Noëlle Renaude, Philippe Minyana, Vinaver ou de François Bon, entre autres), dans des espaces de banlieue, apparemment dégagés du trop de signes qui investissaient les représentations dramaturgiques populaires de Paris, d’Alexandre Dumas à Sacha Guitry.
24Le roman policier fournit à Daniel Fondanèche l’occasion d’une réflexion sur l’enracinement du genre en tant que genre urbain, à l’appui d’un corpus ponctué par les noms de Simenon, Léon Mallet, mais aussi d’auteurs contemporains, dont Claude Amoz, Franck Thilliez, Dominique Sylvain, Virginie Brac, avant de s’attarder un peu plus longuement sur le roman La Vie de ma mère, de Thierrry Jonquet (1994). Reconnaissant l’identification « réaliste » des espaces parisiens dans le roman polar, l’auteur conclut sur le rôle mineur que Paris joue dans ce contexte littéraire, où la ville est « simplement un prétexte » au détriment du « montage dramatique » qui soutient l’intrigue de ce type de romans.
25Ce sont, à leur tour, la « géographie » et la « hiérarchie » internes de la BD de Jean Vautrin et de Jacques Tardi, Le Cri du peuple, qui intéressent Jean-Philippe Chimot, l’auteur reconnaissant dans cette démarche une approche du genre demandée non seulement par ce texte spécifique mais également par les publications du « plus grand nombre des dessinateurs » contemporains. Ce « mode hybride » d’expression, ou l’écriture vit par la langue et par le dessin, s’ajoute aux genres littéraires convenus, tels le roman, ou les formes de représentation dramaturgiques, dans la construction de la fiction spatiale parisienne des XIX, XXe et XXIe siècles évoquée dans ce groupement thématique.
26Les représentations d’un Paris simultanément mobile, de par ses passants, et physiquement ancré dans des espaces monumentaires stimule les approches des cinq auteurs réunis dans le troisième groupement d’articles de Paris, Cartographies littéraires , intitulé « Paris monuments, Paris en mouvement : poétique du site ».
27Les représentations dynamiques de cet autre Paris sont introduites, selon un regard historique, par Arnaud Laimé qui, en faisant le pont avec l’étude de Frédéric Sayer, propose à son lecteur de passer du Paris infernal au « Paris crotté ». En s’appuyant sur des textes datant du XVe et du XVIe siècles, l’auteur suit le parcours de Fausto Andrelini, Nicolas Petit et François Rabelais à Paris, dont les textes analysés lui permettent représenter « les grandes étapes de la translatio studii » entre la France et l’Italie (p. 174), ravivant la rivalité entre la culture scolastique (barbare) et l’humanisme italien. Pour l’auteur de « Combats de rues dans le Paris des premiers humanistes (1496-1535) », le « pavé devient plus qu’un témoin de la vie des habitants [de Paris], ou l’arme symbolique des luttes intellectuelles de l’époque » ; et les textes qui en font une figure littéraire parisienne sont révélateurs de la complémentarité entre « un projet d’aménagement pratique de [la ville], un urbanisme, et un modèle d’éducation, une urbanité » (p. 177).
28La célébration du « Paris monumentaire » par Chantal Liaroutzoz réhabilite en quelque sorte les visions du Paris moins digne révélé par Arnaud Laimé, et préparent l’avènement de la « ville-lumière ». L’auteur évoque l’histoire des principaux monuments de Paris, fondateurs de sa mémoire identitaire, dans son analyse du livre de Corrozet, Antiquités de Paris (1532), considéré par « le bibliophile Jacob, qui l’édite en 1874, […] comme ‘le premier ouvrage qui ait été écrit ou du moins publié sur les annales de Paris et des Parisiens’ » (p. 183).
29D’autres objectifs sont assignés aux guides de la ville par Évelyne Cohen, spécialiste de l’une de leurs modalités les plus modernes, celle des guides touristiques. L’auteur de « Cartographies et images du centre de Paris dans les guides de tourisme des XIXe et XXe siècles » choisit d’interpréter les représentations changeantes que ces livres donnent du centre de la capitale selon le moment de l’histoire, considérant qu’ils sont conçus à des fins d’efficacité mais aussi de plaisir pour le visiteur. Évelyne Cohen propose d’établir une lecture périodologique des hiérarchies entre les lieux dont ces guides offrent la possibilité d’une visite gratifiante, tout en repérant les « valeurs » et les « codes » que ces livres ont progressivement construits, depuis les premiers guides analysés jusqu’aux guides Bleus contemporains, tout en concluant sur l’analyse du phénomène du tourisme de masse et le changement du rapport à la connaissance de Paris sous-jacent à des guides qui ne conçoivent plus comme fonction prioritaire le « rapport de l’intégration organique du monument dans l’espace urbain » et dont la forme se rapproche davantage de celle d’un dictionnaire de sites non hiérarchisés.
30Préférant une autre hiérarchie d’approche des monuments de Paris, Carine Trevisan, dans « Paris, 1914-1922. L’invention de nouveaux sites funéraires », se propose d’analyser de quelle manière cette période historique a été déterminante pour la « reconfiguration de la carte symbolique » de la capitale. Devenus espaces de célébration de la mémoire identitaire collective au lendemain de la Grande Guerre, où le « seuil entre le deuil privé et le deuil public s’estompe » (p. 233), les cimetières parisiens acquièrent à partir de ce conflit une dimension autre, qui demande une nouvelle architecture funéraire.
31Inaugurant « Paris : frontières, territoires parcours », Lola Bermúdez Medina évoque dans son beau texte « Au fil de l’eau : vues de la Seine », « la dimension temporelle et la rêverie évocatrice » du regard porté sur la Seine de tant d’écrivains du XIXe. Rappelant la devise de Paris – fluctuat nec mergitur – elle se propose d’étudier la permanence protéiforme de la Seine dans plusieurs romans et peintures ou gravures parisiens du XIXe siècle, le cours de la Seine ayant accompagné, depuis ses origines, l’histoire de Paris, sa vie sociale, économique et culturelle, de même qu’il a témoigné (ou déclenché) les plus vives émotions de ses habitantes, et engendré l’imaginaire poétique le plus riche. C’est sur cet imaginaire que se penche Lola Bermúdez Medina, aux fondements de l’émergence du « mythe de Paris » au XIXe siècle.
32Si le Paris des exclus était déjà baigné par la Seine du XIXe que Lola Bermúdez Medina évoquait, Crystel Pinçonnat choisit de traiter la problématique de l’exclusion en se situant en pleine contemporanéité. Les drames humains et les conflits culturels provoqués par les migrations qui traversent l’Europe après l’effondrement des empires coloniaux, dont l’empire français, de même que leur dimension sociologique et politique, nourrissent une vaste littérature, tout comme ils déterminent les différents champs de la critique postcoloniale. Dans le cas occurrent, l’auteur tout en essayant de ne pas restreindre sa recherche au domaine de la littérature postcoloniale maghrébine, s’interroge sur l’existence d’un « Paris maghrébin » dans la littérature écrite « depuis le centre, depuis les capitales occidentales » par « les anciens ‘sujets’ de l’empire ou les descendants des immigrés » (p. 276).
33Constatant la difficulté à interpréter le peu de références qui lui sont faites dans l’œuvre de quelques-uns des écrivains français les plus lus actuellement, dont Romain Gary (La vie devant soi) Daniel Pennac , ou Michel Tournier (La Goutte d’Or), c’est par le biais de la lecture comparée du Paris de Juan Goytisolo dans Paysages après la bataille, (1982), romancier espagnol qui se revendique « auteur métis, mudéjar » (p. 296) ou de Calvino (Les villes invisibles) que Crystel Pinçonnat conclut au décentrement des représentations de Paris dans les œuvres citées, quitte aux conditions d’impossibilité du mythe centralisateur et rassurant de la capitale et à l’apport de ces œuvres au questionnement identitaire français lui-même qu’elles provoquent, dans la France multiculturelle dont elles actualisent les cartographies de l’ « invisibilité ».
34Toujours en quête des nouvelles cartographies littéraires de l’extrême contemporain, le dernier article de ce tryptique invite ses lecteurs à suivre une image autre de Paris, celle d’un nouveau topos littéraire, le métro, renouant en quelque sorte avec la métaphore littéraire de « enfer » que Frédéric Sayer avait introduite précédemment.
35La période littéraire sur laquelle s’attarde Charlotte Thimonnier lui procure cependant d’autres voies d’approche. Effectivement, l’auteur se propose dans cette étude d’interpréter l’ « intérêt de la littérature contemporaine pour le métro » à la lumière du concept de « non-lieu » de Marc Augé, révélateur, dans ce contexte de représentations littéraires de Paris, des signes de la « perte du symbolique » « au profit du cliché », et du refus du « mythe intemporel au profit de l’urgence du présent », prenant comme guide Hermès (p. 306). La description des « labyrinthes » du métro par Rachid Boudjedra (Topographie idéale pour une agression caractérisée), Juliette Kahane (Métropolitains), Jean Echenoz (Au piano), ou Michel Volkovitch (dans la nouvelle « Sans toi sous la terre ») offre l’occasion d’une réflexion qui engage aussi le modèle de narration, de même qu’elle évoque les figures fantasmatiques des exclus, des SDF qui peuplent le quotidien urbain, ou encore de tous ceux qui font du métro leur lieu de travail, leur monde à eux. Un monde aux lois différentes, « hermétique » (R. Boudjedra) pour lequel ces textes aideront peut-être à construire de nouveaux mythes.
36Le dernier volet thématique de Paris, cartographies litttéraires, réunit Vérane Partensky, Judith Abensour et Martine Bouchier autour de « Paris, un espace ouvert à l’expérimentation poétique et artistique ».
37Partant de la lecture de Huysmans (La Bièvre) et de Baudelaire (Spleen de Paris), Vérane Partensky se propose de montrer que « le lien établi [dans leur oeuvre] entre la gravure à l’eau-forte et l’écriture dite ‘fantaisiste’ qui s’épanouit aux alentours de 1860 constitue une réponse aux problèmes posés par le genre, en plein essor, du ‘tableau parisien’ » (p. 330). L’auteur de « Paris d’une ligne à l’autre : fantaisie urbaine et gravure à l’eau-forte » analyse le changement de la signification opéré sur les représentations de Paris dans l’œuvre du graveur Charles Méryon dans l’œuvre de trois auteurs déterminants du XIXe siècle, Baudelaire, Zola et Huysmans, tout en les contextualisant par rapport aux métamorphoses urbaines que la ville a connues le long du siècle. En choisissant de travailler sur la gravure à l’eau-forte, l’auteur adopte une perspective moins travaillée dans l’approche des rapports entre les représentations littéraires et les représentations iconiques de la ville, la proposant comme « la pierre de touche d’un nouveau parallèle entre les arts ».
38Constatant « l’absence manifeste de Paris dans la poésie contemporaine », ce que l’œuvre incontournable d’Yves Bonnefoy ou de Philippe Jaccottet confirme, Judith Abensour étudie la « mise à mal contemporaine du lieu parisien », dont elle se propose cependant d’ « examiner les différentes figurations ». Dans « Le ‘Paris sans fin’ de la poésie contemporaine », Judith Abensour se propose de « définir a contrario les Paris poétiques de Jacques Réda (Les ruines de Paris, 1977), Franck Venaille (Papiers, 1966, Pourquoi tu pleures, dis, pourquoi tu pleures, 1972) et Dominique Grandmont », poètes qu’un même courant littéraire ne saurait rapprocher, mais dont la sensibilité est éveillée par les transformations de Paris. L’auteur suit le cours du processus de déconstruction des représentations de Paris à partir de la rupture instaurée par le poème « Zone », de Guillaume Apollinaire. Pour l’auteur, l’« anonymat », la « désorganisation du territoire » et la « prolifération aléatoire des signes » (p. 373) deviendront des espaces communs des représentations poétiques de Paris au XXe.
39Le panorama des mouvements poétiques qui traversent Paris, lieu de convergence de toutes les modernités du XXe siècle poétique français clôt le volume, sous la plume de Martine Bouchier, dans « Visites, déambulations, dérives – Paris, une ville sans coordonnées ». Reconnaissant le rôle joué par les expériences Dada à la fondation de l’espace urbain comme espace poétique au XXe, l’auteur s’intéresse à l’évolution de la représentation de l’espace urbain au siècle dernier au long de trois mouvements poétiques majeurs: la « visite » dadaïste, la « déambulation » surréaliste, les « dérives » à partir des années cinquante, chez les « lettristes » et les « situationnistes », dont l’histoire recouvre la période de 1952-2004, tendances poétiques qui recentrent la poésie dans le quotidien, en tant que « mode de vie » (p. 404). La théorie de la dérive, de Guy Debord, permet à l’auteur d’établir le pont entre le cadre urbanistique et le cadre littéraire de son analyse.
40Urbanisme et littérature – références majeures de ce livre - se rejoignent de façon particulièrement significative, dans la voix de Martine Bouchier et de Judith Abensour, par le biais de la double distance esthétique, aux choses et aux mots, qu’ils instituent.
41Urbanisme et littérature se rejoignent dans leur voix dans le partage d’une distance commune aux objets esthétiques qui constituent leur espace de création : l’architecture et la littérature. Espace de création sur lequel ce livre offre différents regards, le constituant en espace de représentations: la ville- les formes de Paris , et la littérature – ses formes d’expression (modes et genres), mais se constituant aussi comme méthode d’approche critique féconde pour un domaine aussi interrogé de nos jours que celui des études littéraires.