Molière ou la répétition
1C’est une étrange entreprise que celle de prétendre avancer une thèse inédite sur Molière. Le livre de Jean de Guardia, Poétique de Molière, Comédie et répétition, a relevé ce défi courageux par une approche extrêmement stimulante. Il propose une étude résolument poétique de l’œuvre moliéresque, aspect longtemps négligé par la critique au profit de travaux érudits, herméneutiques, et, plus tardivement, stylistiques1. Jean de Guardia part du constat que les règles par lesquelles on appréhende la dramaturgie classique ne semblent pas valides pour la comédie en général, et pour Molière en particulier : La Poétique d’Aristote telle que nous en avons hérité, lacunaire, ne traite pas de la comédie, qui n’a donc pu se définir qu’en fonction de la tragédie. Jean de Guardia propose précisément de rompre avec ce traditionnel rapport d’imitation et d’identification à la tragédie : nous lisons dans cette étude un effort de différenciation, l’affirmation d’une altérité, et ce, paradoxalement, par le biais d’une poétique de la répétition. Le but de cet ouvrage est de nous prouver que le mode de composition de la comédie moliéresque suit des règles qui lui sont propres, fondées sur la répétition, s’opposant ainsi aux principes de continuité, de causalité et de concaténation qui règnent dans la tragédie.
2Pour conceptualiser ces nouvelles règles, Jean de Guardia se place dans l’héritage des structuralistes et rend hommage aux travaux de Gérard Genette2 et de Michel Charles3 : il tâche de reconstituer logiquement une « genèse rationnelle »4, une méthode de composition qui paraît conforme au produit fini qu’est la pièce. Par le biais même de la poétique moderne, il retrouve la conception génétique mise en avant par les théoriciens du XVIIe siècle, prescriptive et non descriptive, fondée sur la production et non sur la réception. Un des grands mérites de Jean de Guardia est en effet de pénétrer les critères d’analyse classiques via une méthode inspirée du structuralisme. Le corpus critique de référence renvoie naturellement aux contemporains de Molière : les textes de Corneille, d’Aubignac, La Mesnardière, Boileau, constituent une base théorique parfaitement maîtrisée. La démonstration s’appuie également sur des analyses souvent laissées de côté à partir du XIXe siècle, plus préoccupé d’herméneutique : Observations sur la comédie et sur le génie de Molière de Riccoboni et l’Art de la comédie de Cailhava de L’Estandoux pour le XVIIIe siècle, puis Stendhal avec Molière, Shakespeare, la comédie et le rire. Si Jean de Guardia montre toute la fécondité de ces réflexions, il reproche à leurs auteurs de n’être pas allés jusqu’au bout et de s’être limités à constater que la comédie déroge aux règles classiques, sans essayer pour autant d’établir de nouveaux concepts. Le but de cette étude est donc de proposer des critères définitoires de la poétique moliéresque, voire de la comédie en général, fondés sur le phénomène de répétition, ce qui est accompli ici grâce à une argumentation rigoureuse et très convaincante.
3C’est aussi là une façon de renverser la problématique traditionnelle : pendant bien longtemps la répétition n’a été conçue qu’à travers son effet, comique la plupart du temps. Le comique de répétition, déjà largement traité dans la continuité des analyses bergsoniennes5, ne rentre dans le cadre de cette étude que pour autant qu’il résulte d’un choix particulier de disposition. Cette perspective poétique exclut de l’analyse l’intertextualité, qu’elle soit externe ou interne6. Si Jean de Guardia laisse ici de côté les emprunts que Molière pratique au sein de ses propres pièces car il importe plus à son projet de comprendre la fonction d’un épisode dans l’organisation globale plutôt que son origine, ce dont il se justifie, davantage d’allusions ponctuelles à ce type de scènes nous auraient néanmoins peut-être éclairés plus précisément sur le statut de certains passages dans la structure générale.
4Un des intérêts particuliers de cette étude est de trouver dans les premières pièces de Molière, souvent délaissées, un champ d’application et d’expérimentation pertinent de cette stratégie itérative. Ce livre permet donc de remettre à l’honneur, d’un point de vue dramaturgique sinon herméneutique, des pièces moins connues, telles que L’École des maris, L’Étourdi ou Dom Garcie de Navarre, et, ainsi, d’œuvrer dans le sens d’une homogénéisation poétique de l’œuvre moliéresque. En résumé, Jean de Guardia défend la thèse selon laquelle « [le] principe du ‘poème dramatique’ ne consiste plus chez [Molière] à engendrer de l’altérité (donc une attente permanente) par l’enchaînement nécessaire ou vraisemblable des événements, mais à créer de la similarité (donc une reconnaissance permanente) par la répétition » (pp. 10-11).
5Le plan de cet ouvrage suit une bipartition claire, fondée sur les termes de rhétorique classique que sont l’inventio et la dispositio : en effet, ces notions sont transposables en poétique ; la rhétorique, qui plus est, prend en compte les effets de sens de la répétition. Cette double commodité permet, selon Gilles Declercq, qui signe la préface, « d’articuler la poétique de la répétition à l’esthétique théâtrale » (p. XII). L’examen de l’inventio laisse voir une matière dramatique répétitive qui commande déjà une dispositio, décrite à son tour en détail dans une deuxième partie. Ce plan semble épouser d’emblée la volonté de simplicité et de cohérence visible dans l’œuvre moliéresque.
6La première partie, consacrée à l’invention, s’ouvre sur une mise au point terminologique : en effet, il convient de dépasser le problème de la répétition stricte, bien souvent cantonnée à un phénomène verbal7, grammatical, rhétorique, bref, exclusivement langagier, au XVIIe comme au XXe siècle. Cette répétition stricte étant, même en langue, « une création de l’analyse » (p. 17), puisqu’elle implique toujours un nouvel acte d’énonciation, une distinction doit être faite entre le « semblable », qui est du domaine de la réception, et « l’identique », qu’observe l’analyse. La question dépasse le matériau verbal : il s’agit davantage de dégager une « structure ». Emprunter ici un concept aristotélicien, appliqué à la tragédie, permet d’examiner comment les genres peuvent se définir l’un à côté de l’autre. Au préalable se pose la question de la pertinence de la répétition, recouvrant la notion, blâmable pour Vaugelas, de visibilité. Cet élargissement de la notion de répétition se justifie d’autant plus que c’est à l’époque de Molière que le terme s’étend au sens de « ‘réitération des actions’ » (p. 23) : « entre le re-dire et le refaire, il n’y a qu’une différence d’objet, pas de démarche » (p. 24). Suit une proposition de classement des différents types de répétitions en fonction de la présence ou non d’une instance répétante (question de « voie » ou de « mode ») et de la nature verbale ou non verbale de l’événement répété.
7 Pour aborder l’invention, Jean de Guardia décide de revenir au concept classique, au sens historique, de « suite », peu ou prou équivalent à ce que la critique moderne nomme « série ». Soulignons ici le souci permanent et scrupuleux de notre auteur d’adopter pour la réactiver une terminologie contemporaine à son objet, et ce dans l’ensemble de l’ouvrage : ainsi, nous sommes invités à retrouver, par la poétique moderne, des concepts que n’auraient pas reniés les classiques, et, encore une fois, dans ce travail de reconstitution critique, à entrer dans le mode de production de ces textes.
8Le premier chapitre s’intéresse aux incidents sériels que sont les fourberies et les méprises. Pour Jean de Guardia, c’est un ensemble d’actions qui est répété, autrement dit une « séquence ». L’invention répétitive prend deux formes : la duplication ou la sélection. En dupliquant, Molière fait un « vœu de pauvreté » (p. 60), choisissant et réexploitant un schéma simple et répété, garantissant l’effet comique, comme on peut l’observer dans Les Fâcheux ou dans George Dandin. Il prend ainsi le risque de la monotonie de la redite, d’une vraisemblance moindre, et d’un alourdissement de la dispositio. L’économie, qui se lit ici dans le choix d’un élément comique simple, est compensée par le processus de duplication, qui consiste à « faire beaucoup de peu » (p. 73). Le deuxième mode d’inventio est le filtrage, qui permet, au contraire, de faire « peu avec beaucoup » (p. 85), par la sélection des éléments en fonction de leur ressemblance, ce qui renvoie à la « réduction » telle que Corneille la définit, et telle que les Italiens la pratiquent. L’examen détaillé de L’Étourdi montre qu’en puisant dans de nombreuses sources, Molière sélectionne les seuls éléments, qui, parce qu’ils se ressemblent, pourront entrer dans un schéma sériel. La duplication, qui part de l’identique, va donc nécessairement impliquer une « différenciation » (p. 87) entre les séquences. A l’inverse, le filtrage procède par « identification » (p. 87), homogénéisation d’un matériau divers, avant de le sérialiser. Dans les deux cas, il apparaît clairement que l’inventio commande déjà une dispositio, ce qui est également valide pour la comédie de caractère, décrite dans le chapitre II.
9Jean de Guardia propose ici une notion particulièrement féconde, qui vient s’ajouter à la méprise et à la ruse : « la scène caractérisante », ou « action probante » (p. 93), plus précise que le concept de « trait », qui tend à confondre « scène probante » et « scène comique ». Cet élément rajoute une possibilité combinatoire, en tant que facteur dynamique, comme dans Le Bourgeois gentilhomme où l’action évolue grâce aux « fautes d’usage » à répétition, et même éventuellement, à partir de Tartuffe, en tant que facteur causal. Il peut également, et c’est toute l’originalité et la puissance de la proposition, constituer une règle pour la comédie. Si l’impératif de ressemblance qui régit la tragédie ne pèse pas sur la comédie, celui de « constance », en revanche, n’en apparaît que mieux. L’enrichissement psychologique du personnage ne se fera pas par accumulation de différentes caractérisations, mais au contraire, par une constance sans cesse réaffirmée. C’est là ce qui fait l’originalité de Molière dans son siècle, et Jean de Guardia va plus loin : cet approfondissement du personnage par la répétition lui confère un véritable statut. La répétition permettrait donc tout à la fois d’enrichir la psychologie — unique — du personnage monomaniaque et souvent « mono-caractérisé » (p. 116), tout en légitimant son existence réelle en tant que personnage de comédie.
10Dans la comédie de caractère, contrairement à la comédie d’intrigue, l’action est « instrumentalisée » (p. 128). Grâce à la poétique, une distinction est opérée entre deux types de comédie : « celle où le caractère ne préexiste qu’en intension, c’est-à-dire comme définition, et celle où il préexiste en extension, c’est-à-dire comme série d’actions » (p. 158). Dans le premier cas, il s’agit de « mettre en action un ‘ridicule’ » (p. 141), pas nécessairement comique en soi. La fonction émotive de la répétition sert la description de la passion et de la prédominance du cœur dans le discours. Dans le deuxième cas de figure, le personnage est conçu comme une « suite » d’actions particulières, où le général n’a pas sa place, ce qui va, à nouveau, à l’encontre d’Aristote. Les pièces plus sérieuses sont en intension, comme Le Misanthrope, qui semble partir d’une théorie préalable de la misanthropie ; au contraire, L’Avare, où le comique prime, procède par extension. À l’origine de l’intension, Jean de Guardia propose de voir un texte, et à l’origine de l’extension, un recueil d’anecdotes.
11Plus la copia du caractère dépeint est importante, plus Molière peut opérer, comme pour la comédie d’intrigue, une sélection ou une réduction. Ainsi, dans L’Avare, Harpagon est un « caractère principal »8 : on note même, dans les tirades de La Flèche puis de Maître Jacques, une « mise en récit sérielle » (p. 169) qui permet d’énumérer des preuves de l’avarice d’Harpagon que le dramaturge n’a pu insérer dans sa trame, tant la matière de départ était importante. Si le personnage est trop « secondaire » (p. 180), Molière procède par duplication : le cas des Femmes savantes est extrême puisqu’il nécessite la multiplication du caractère, représenté par plusieurs personnages. Le caractère prime absolument sur l’action, mais la démonstration choisit de considérer la comédie de caractère à l’aide des concepts utilisés pour la comédie d’intrigue : il y aurait des « caractères déduits » et des « caractères réduits » (p. 176). L’enjeu de cette partie est bien de redéfinir la comédie de caractère, à travers une démonstration convaincante. Un « caractère principal » permet un grand nombre de scènes caractérisantes, et il faut creuser le trait, montrer la profondeur du personnage pour parer aux risques de monotonie et d’invraisemblance, grâce notamment à la mono-caractérisation. Un caractère composé comme Alceste, atrabilaire et amoureux, évolue par conséquent dans un cadre plus limité qu’Harpagon. Jean de Guardia tire ici une conclusion importante : la comédie de mœurs ne diffère, à cette époque, de la comédie de caractère, que parce que ses propres caractères sont plutôt secondaires. Molière semble ici à l’origine de cette comédie de caractère, genre presque aussitôt moribond, puisqu’il s’est emparé de la plupart des personnages porteurs d’une matière suffisante, privant ainsi ses épigones.
12Le troisième chapitre est consacré à la réception de la suite et cherche à montrer que Molière préfère dissimuler ce que ce système peut avoir de complexe, et cherche à susciter un plaisir de la simplicité comique, contre la tentation de virtuosité de certains de ses contemporains. La répétition provoque un effet proprement musical, que l’on peut appréhender soit comme une variation (réception active et intellectuelle) soit comme une pure rythmique (réception passive et populaire) (p. 209). Si le hasard n’existe pas au théâtre, la répétition est bel et bien un geste d’auteur, visible comme tel, et devient un outil rhétorique fort efficace, ce qui fait l’objet d’une quatrième et dernière sous-partie. Molière privilégie la répétition de la séquence à « la répétition de maximes morales explicites » (p. 218). L’ « exemplification sérielle » (p. 218) prend la forme de déboires instructifs à répétition comme dans L’École des femmes, ou d’une mise en série d’exemples parallèles comme dans L’École des maris, où il est prouvé qu’une même cause peut produire de mêmes effets. Dans la comédie de caractère, la sanction morale peut intervenir plusieurs fois, à moins, comme dans Dom Juan, que le personnage ne soit puni qu’à la fin de la suite.
13Que le texte procède par comparaisons de cas, ou par associations, « équivalences formelles [et] sémantiques » (p. 235), sa rhétorique est d’autant plus forte qu’elle est implicite. C’est la conclusion de la première partie, qui souligne ce paradoxe puissant : « La répétition, anti-classique par tant d’aspects techniques, offre paradoxalement au poème dramatique un régime de signification d’un classicisme très pur. On pourrait même penser que par certains aspects, elle tend vers une esthétique du ‘sublime’. En effet, dans certains cas la répétition signifiante incarne parfaitement cet idéal fantasmé qu’est l’événement qui parle de lui-même, qui fait violemment sens, sans qu’il y ait besoin du moindre commentaire » (p. 241).
14Après avoir détaillé et décrit la matière, il faut encore comprendre en quoi elle commande une certaine organisation. La seconde partie décrit l’incidence de l’inventio sur la dispositio, et ce à travers deux aspects : la liaison et la clôture. Ce début de partie rappelle l’importance de ces deux notions chez Corneille, via les analyses de Georges Forestier9, pour mieux montrer comment la série répétitive chez Molière entre de facto en conflit avec elles. La comédie n’a, en effet, « ni lien, ni fin » (p. 250) dans un système répétitif qui s’auto-entretient. La répétition est discontinue, mais elle met en place une cohérence, qui n’est pas dans la linéarité.
15Pour aborder le problème de la liaison, Jean de Guardia reprend à nouveau un terme classique fort signifiant : celui de « conduite ». Pour parer à l’impression de statisme et d’invraisemblance laissée par la répétition, Molière peut choisir la « pièce à principe » (p. 254), où il est inutile de justifier la série : la présence d’un valet fourbe entraîne, logiquement, une suite de fourberies, ce qui nous renvoie à la tradition comique la plus ancienne. Dans les « pièces à relances » (p. 274), en revanche, cette motivation est nécessaire. C’est bien souvent la vraisemblance qui en pâtit, comme l’illustre une reprise très détaillée et pertinente de la querelle de L’École des femmes et de la critique des confidences à répétition d’Horace à Arnolphe. Il se dégage l’idée forte selon laquelle « le sériel tyrannise le dramatique » (p. 297), que le fond est instrumentalisé par la forme, ce qui impose une vraisemblance interne.
16Conformément à la démarche suivie dans la première partie, la thèse illustrée au sujet de la comédie d’intrigue est reprise méthodiquement dans le domaine de la comédie de caractère, qui, elle aussi, utilise principe ou relance. Puisque le personnage n’a qu’un seul caractère et qu’il faut à tout prix sauvegarder sa constance, ce sont toujours les mêmes conditions qui vont lui permettre d’illustrer sa manie. Le risque de monotonie structurelle explique selon Jean de Guardia que Le Malade imaginaire ne soit pas de bout en bout une comédie de caractère, mais vire à la satire des médecins. Les relances nécessaires menacent encore une fois la vraisemblance. Il est même parfois difficile de savoir si le « trait » a réellement plus de relief que la relance qui vise à le réactiver, ce que Jean de Guardia refuse de trancher, pour chercher dans cette ambiguïté même la richesse du texte.
17Les enjeux esthétiques de cette disposition font l’objet d’un troisième chapitre. Cette étude les avait quelque peu occultés, mais la frustration que l’on peut éprouver découle des limites compréhensibles imposées par le programme annoncé : encore une fois, ce sont bien les conséquences d’un choix de poétique qui sont examinées à travers les notions de « comique » et de « beauté ». Après un rappel éclairant des catégories de Bergson et de leurs interprétations freudiennes, les méthodes du principe et de la relance, successivement reprises, permettent de renouveler la donne grâce à une conclusion intéressante : « un événement répété par un principe assignable ne produit jamais de comique de répétition » (p. 370). L’adhésion du public, créée à la faveur du comique, peut aussi tenir à l’artifice du procédé, signe de beauté technique. La beauté de la répétition donne raison, en quelque sorte, aux détracteurs de L’Ecole des femmes puisqu’elle provoque un « éblouissement [qui] annihile ainsi toute distance critique » (p. 381) en dépit de son invraisemblance.
18Le quatrième chapitre traite de la « liquidation de la série » (p. 383). Le lecteur, presque arrivé au terme de cette étude, est comme invité mimétiquement à se poser la question de la fin. Ce chapitre énumère les différentes possibilités qui s’offrent pour faire durer la comédie à l’italienne, toujours sur le point de finir, et démontre l’autonomie de la répétition vis-à-vis du dénouement. A l’inverse, dans la comédie de caractère marquée par la constance du sujet maniaque, il faut trouver l’art de clore : reconnaissances, carnaval et autres invraisemblances semblent dès lors inévitables.
19Cette difficulté à finir nous conduit à une toute dernière sous-partie, qui s’attache à la cohérence dramatique de la comédie, bien souvent mise en doute, et ici revalorisée. Si la comédie fonctionne essentiellement par détours, Molière est le premier à poser la question de l’intégration d’une copia comique, et donc à défier le genre et sa contrainte de continuité. La cohérence créée par la répétition est d’ordre poétique, et non sémantique. Ainsi, on a déjà souligné que la construction de L’Étourdi, n’est pas, en réalité, une suite d’étourderies, mais se donne à voir comme telle. Ici le pouvoir unificateur de la répétition, parfois abusif, est mis en avant dans ce que Jean de Guardia appelle une cohérence « surjouée » (p. 446). De plus, la répétition n’est pas un facteur d’ordre : pour l’auteur, c’est la gradation de « l’ambiance comique » (p. 465), de l’agencement des actions — et non de l’effet — qui permet de hiérarchiser la structure, et ce rajout semble nécessaire pour que le système itératif fonctionne parfaitement. En associant liaison et progression, la « gradation » se substitue à la concaténation ; elle implique la notion de nécessité, sinon de cause, que la simple répétition ne peut produire. On comprend dès lors que l’intrigue amoureuse constitue un cadre plutôt qu’une matrice, permettant à la comédie de se terminer. En réalité, pour Jean de Guardia, si Molière s’oppose à Aristote, c’est parce que fondamentalement « le plan n’est pas une histoire, mais une série » (p. 484).
20En conclusion, l’objectif de cette étude semble parfaitement atteint : l’auteur démontre efficacement que si la comédie se définit par une réception qui lui est propre, c’est avant tout parce qu’avec Molière, elle se dote d’une poétique spécifique, qui n’est pas une imitation de la forme tragique. Cette étude passionnante comble un vide théorique et rend à la comédie le statut qui est le sien, distinct du modèle tragique, et non plus inférieur à lui. S’il s’agit ici de poétique stricte, cet ouvrage rigoureux et précis évite les écueils de la sécheresse technique, grâce à des exemples fouillés et divers, à la fluidité de la langue et à des reformulations éclairantes. Cette lecture nous paraît cruciale pour qui s’intéresse à Molière. On souhaite que de nouvelles approches herméneutiques prolongent le cadre de cette étude, qui ouvre des pistes extrêmement fertiles pour la critique moliéresque, et plus largement, pour penser la comédie, théâtrale ou cinématographique.