Acta fabula
ISSN 2115-8037

2008
Mars 2008 (volume 9, numéro 3)
Corinne Noirot-Maguire

Qui a tué Sherlock Holmes ? Bayard en quête d’enquête

Pierre Bayard, L’Affaire du Chien des Baskerville, Paris, les éditions de Minuit, coll. « Paradoxe », 2008. ISBN 978-2-7073-2021. 166 p.

1Quelle autre œuvre critique se lit comme un roman ? Quel essai d’universitaire se dévore comme un policier ? Un page-turner sur le plaisir de lire, vous voulez rire ? « Le dernier Bayard est sorti ! » ; on l’attendait avec cette anticipation un rien fébrile qui, enfant, nous livrait à la sélection d’un nouveau déguisement. Léger tressautement d’aise à chaque nouvel opus de ce théoricien, herméneute humoriste, provocateur subtil qui rend la lecture à la vie, les œuvres à l’existence. Et s’amuse. Et amuse. Mais happe la profondeur via le second degré.

2Selon un brouillage facétieux (maintenant familier aux lecteurs de Bayard) entre critique et œuvre littéraires, un prélude narratif introduit l’atmosphère d’angoisse et de fantastique qui dans le roman, argue l’auteur, occulte la poursuite rationnelle du crime véritable. Animalité prédatrice et légende funeste sont au rendez-vous. Cette scène de récit haletante composée du point de vue d’une héroïne oubliée illustre l’appel à « faire œuvre d’imagination » (18) sur les personnages littéraires, dont la survie, les influences et les extravagances révèlent un « vitalisme littéraire » infrangible. Comme par mimétisme avec le sort de Conan Doyle, une herméneutique teintée de cryptologie et de spiritisme s’attache à reconstituer une action secrète à travers le temps. Enquête, en un mot : antique nom des histoires.

3Dans Le Chien des Baskerville (The Hound of the Baskervilles, paru en feuilleton en 1901-1902, dans Strand Magazine), ultime et intriguant chef-d’œuvre de la série des Sherlock Holmes, un meurtre aurait été commis à l’insu de l’auteur, Sir Arthur Conan Doyle. Et ce n’est pas non plus le chien phosphorescent qui aurait terrassé Sir Charles de Baskerville. Ce fait confondant, que l’ouvrage se propose de prouver, servira à démontrer l’existence autonome des personnages littéraires, et de ces « mondes intermédiaires qui environnent la littérature » (19). Les chapitres principaux : Enquête, Contre-enquête, Fantastique et Réalité, résoudront vaillamment l’énigme du Chien des Baskerville, rectifiant l’interprétation erronée de ce pauvre Sherlock — qui, haï de son créateur, ne manquait certes pas de raisons d’errer.

4Le meurtre de Sir Charles est défini dans le roman comme un crime d’argent. Pourtant certains signes ambivalents, la légende de l’ancêtre maudit et l’étrangeté de la lande contribuent à souligner l’interprétation en jeu au cœur du récit même. Or le travail d’interprétation est assimilé par les protagonistes à la déduction et non pas la spéculation. Néanmoins, « la méthode Holmes » relève davantage, après examen, de l’induction et de la construction d’indices que de l’inférence univoque qu’elle revendique. Les indices matériels et psychologiques récoltés font l’objet d’une comparaison par rapport à des généralisations statistiques, et alimentent un « raisonnement à rebours » parfois fallacieux, dont l’apparence de rigueur (48) ne doit pas nous tromper. Les erreurs de Holmes mises au jour — sacrilège holmésien ou coup de pouce au culte ? — réveillent dès lors le spectre occulté des hypothèses et conclusions possibles, et la question du statut des signes (55). Car la construction crée l’indice. Le sujet individuel, humain, s’immisce entre les signes et le sens, interprète et échappe (56). L’enquêteur interne est aussi sujet de la lecture ; en l’occurrence, l’imaginaire fantastique et fantasmatique de Holmes structure sa vision, éludant des solutions alternatives : la figure de l’assassin au chien et le mobile financier favorisé font partie de ces œillères qui font manquer à Holmes le véritable meurtrier.

5Pierre Bayard n’en est pas à sa première tentative de « critique policière » ou « interventionniste ». Il résume ses découvertes sur les innocentes figures d’Œdipe, Roger Ackroyd et Hamlet, injustement condamnées par leurs auteurs et la postérité1. L’attention aux invraisemblances forme le point de départ de la critique policière, démarche justicière.

6La « clôture textuelle » est à prendre en compte : clôture matérielle, car la fiction littéraire offre un monde incomplet, fragmentaire et mobile ; clôture subjective, car s’opère un travail de complément par le lecteur. À travers le « prisme d’une subjectivité » (69) s’ébauche et agit un « monde intermédiaire » propre à chaque lecteur, entre conscient et inconscient, fiction et réalité. Des mondes possibles pluriels viennent prolonger l’œuvre, par là porteuse de fragile vérité (70).

7L’enquête, toute en narrations, dépend de constructions fragiles : il y a doute dès qu’il y a témoignage. Watson est par exemple un narrateur crédule et aveugle, livré à lui-même. Sur la base de cette mise en doute de la parole des personnages et suivant la méthode de la critique policière, attentive aux contradictions, un Plaidoyer pour le chien, puis une Défense de Stapleton s’imposent avec humour.

8La question centrale posée par les invraisemblances de la narration est celle du « degré d’existence des personnages littéraires » (99). Le sentiment de réalité qui accompagne leur fréquentation nous laisse devant des frontières floues, une vérité relative, des mondes alternatifs (101). Êtres de mots, les personnages transitent à la manière de ces « propositions mixtes » du discours (à la fois dans et hors de l’énonciation situationnelle) qui « traversent les mondes » (104) : des passages, un brouillage des mondes s’opèrent par le langage. Car la différence ontologique affecte peu le plan de l’inconscient. Du point de vue de la psychanalyse, l’individu lui-même est un être fictif, un personnage de fiction pour les autres. Cette porosité des frontières explique la relative autonomie des personnages littéraires.

9On distingue deux grands groupes d’êtres enclins à passer d’un monde à l’autre. Les « immigrants du texte » sont ces lecteurs absorbés à des degrés divers par une fiction ayant affecté leur « univers intermédiaire », leur subjectivité — par nature fluide et constituée entre fiction et réalité. Sherlock Holmes offre un cas exemplaire. Tué par son auteur2 puis ressuscité à la demande générale, Holmes fait l’objet d’un phénomène d’identification particulier. Des lecteurs assidus se sont insurgés contre une intrusion violente dans leurs mondes intermédiaires, où la puissante emprise du limier bien-aimé explique la souffrance psychique et la dénégation associées à sa disparition. Ainsi « dissoudre les frontières du Moi » (114), en termes psychanalytiques, a donc ses dangers, mais aussi l’avantage vital de favoriser de multiples « remaniements identificatoires » (115).

10Les « émigrés du texte » sont quant à eux ces personnages aptes à investir temporairement notre monde dit réel. L’acharnement de Conan Doyle à tuer Holmes, à faire disparaître le personnage à qui il doit toute sa notoriété, peut apparaître comme une énigme. Une angoisse de l’auteur, impeccablement contextualisée, est analysée par Bayard, qui élucide le rapport tendu du créateur à sa créature à l’existence autonome en convoquant le mythe du Golem (121). Le « complexe de Holmes » associé aux effets de ces immigrants et émigrés du texte se définit comme une relation passionnelle entre un sujet et un personnage. Pathologique parfois, ce rapport n’en est pas moins en général une « force de création et de compréhension des œuvres » (125). Au cas où l’on ne s’en douterait pas, notre critique en est atteint… Une analyse du Chien des Baskerville à la lumière de ce meurtre symbolique du héros, inconsciemment recherché par Conan Doyle, donne lieu à des associations très convaincantes, dont la mise à jour d’une isotopie canine étrangement connotée.

11Mais qui donc est le meurtrier ? Le dernier chapitre va rétablir la vérité. La puissance narrative de l’assassin, habile à manipuler la légende de la lande et la malédiction familiale devant des enquêteurs (masculins) crédules, fait triompher l’invention de l’assassin au chien. Dissimulation et diversion escamoteraient le meurtre véritable, éludé en outre par la surdité aux signes des divers témoins, dont Sherlock, attiré vers un meurtre-leurre construit pour en cacher un autre (154).

12L’assassin véritable selon Bayard — dont nous tairons le nom afin de préserver les mondes intermédiaires de nos lecteurs de toute intrusion porteuse du funeste complexe de Holmes — joue un mélodrame dont le chien, la lande et le détective sont les personnages clés. Et nous n’avons que sa parole, que rien ne vient contrebalancer. Le meurtrier, co-narrateur interne maître du récit, commettrait donc un « meurtre par littérature ».

13On trouvera in fine un bouclage en miroir et une compensation symbolique et expiatoire, en rapport avec cette jeune femme persécutée sur la lande dont le prologue nous avait viscéralement rapprochés. L’épilogue, en avançant l’idée d’une vengeance symbolique, reformule la thèse de l’autonomie des personnages littéraires en une vision de fantômes influents, cohabitant avec les vivants. Quoi qu’il en soit, pour ce qui est de l’assassin et de son golem agissant de loin : « Cherchez la femme… » — Monsieur Bayard, de quel complexe s’agit-il là ?3

14Boutade mise à part, à l’instar de cette dérision préservatrice assumée et contrebalancée à la fois par Bayard, l’intérêt de l’ouvrage — outre sa verve éminemment divertissante – réside dans l’élaboration d’une sorte de narratologie ou de critique vitaliste, croisant psychanalyse, critique thématique, pragmatique et phénoménologie de la lecture, herméneutique et esthétique de la réception. La connaissance intime des œuvres complètes et de la biographie de Conan Doyle donne poids à certaines associations et co-occurrences interprétatives, corroborées par recoupement (l’imagerie canine, les paysages fantastiques, ou Holmes et son aspect maléfique, par exemple). La jeune femme errante du début devenue revenante, et agissant à la fin sur les acteurs du drame et ses lecteurs, met en abyme ces lieux de passage mentaux et ces mondes intermédiaires théorisés à propos d’un roman policier semi-fantastique qui les rapproche du purgatoire (le terme est utilisé). On en revient toujours à la spatialisation des phénomènes psychiques, qui rassure l’intellect, à ceci près que Bayard re-mobilise, au sens fort, la topique freudienne.

15Car la langue elle-même, ontologiquement une quel que soit son degré d’adhérence au réel, produit intrinsèquement et inlassablement des passerelles entre actualité et virtualité énonciative, fiction et réalité, vie sociale et vie psychique. Bayard le montre par le style. Le prologue dit par exemple vouloir poursuivre les « pensées » des personnages littéraires, ce qui revient à faire œuvre d’imagination (18) ; « [les personnages littéraires] sont en mesure de prendre des initiatives, à l’insu de l’écrivain comme du lecteur » (68), nous dit-on. Exemples en acte de ces créations de migrants linguistiques appelés « propositions mixtes » (104), l’humour réflexif, le télescopage insensible du rationnel et de l’irrationnel, l’usage fin et incongru des déictiques et d’un lexique pragmatique renforcent le propos. Pour la bonne bouche : « S’il est difficile d’accuser quelqu'un avec certitude après tant d’années… » (dans un paragraphe où l’« invraisemblance » décelée justifie la critique policière pratiquée dans Qui a tué Roger Ackroyd ?) ; « essayer de comprendre ce qui s’est effectivement passé, voici plus d’un siècle, sur la lange de Dartmoor » (142) ; « éprise de justice, la critique policière se donne donc comme projet de rétablir la vérité et, à défaut d’arrêter les coupables, de laver la mémoire des innocents » (63) ; « … là où d’autres lecteurs, dont le sens critique est moins développé, sont portés à accepter ce qu’on leur raconter sans se poser de questions… » (71) ; « soupçonneuse par principe, la critique policière ne peut souscrire à une vision des choses aussi simpliste » (78) !

16Des phrases du genre « une simple évaluation statistique donne à penser que le taux de mortalité ou d’accident est anormalement élevé aux alentours du manoir de Baskerville » (143) exposent l’exercice inévitable de la « méthode Holmes », la raison n’opérant que sur des fragments et par comparaison et recoupement : « il nous arrivera à nous aussi de l’utiliser, notamment en recourant à la psychologie animale et au raisonnement à rebours » — quoiqu’avec une rigueur exceptionnelle, dit l’ironiste. La voix critique met gaiement en scène l’illusion de la déduction objective, le leurre de s’élever au-dessus de toute subjectivité : « mettre en question », « imaginer », « supposer », « hypothèses », « aller plus loin »… décrivent la démarche critique, qui dénude la fragilité des indices et des témoignages favorisés par Holmes, tout en soulignant la « fragile vérité » qui toujours naît d’une subjectivité prolongeant une œuvre, un être de fiction (70, 77).

17Ce petit livre à l’air goguenard se collette enfin aux énigmes de la vérité et de la culpabilité humaines, et à ce filtre (Bayard dit volontiers « spectre », « prisme ») de la subjectivité qui incorpore et modèle le réel de façon fluctuante et perpétuelle. Chercher les « vrais » coupables dans les grands textes à énigme criminelle servira incidemment à déculpabiliser le lecteur de bonne volonté, qui en saura toujours plus que l’auteur, même dans le délire — idée récurrente chez l’essayiste. L’« univers troué » de la fiction (68) est aussi celui de notre perception et de notre compréhension, de notre désir toujours contrecarré de décrypter le monde. Ces univers ou « mondes » jamais clairement définis par Bayard et pourtant si évidents trahissent et nourrissent la vie psychique, perméable et muable. L’art, facteur d’interpénétration entre mondes intermédiaires, se réaffirme comme supplément d’être, et la littérature comme un jeu de langage promu à une forme d’existence (intersubjective) et de réactivité. Bayard, avec une jubilation à la fois vive et discrète, rend la lecture à une productivité imaginative et intellectuelle, sans hiatus prononcé entre ces deux facultés. Interrogeant les raisons d’être de notre faim de nourritures fictionnelles, question psychologique et littéraire également cruciale pour l’esthétique et l’anthropologie, Pierre Bayard enrobe — parti-pris singulier, réjouissant, efficace — ce questionnement humaniste dans sa manière fine et désinvolte de reposer les grandes questions de la critique — et de sourire sans vergogne face à leur partielle aporie, riche de ce qui nous échappe.