Le retour d’Homère
1 S’étant vu offrir en 1353 un manuscrit grec de l’Iliade par Nicolas Sigerios, diplomate et fin lettré byzantin, Pétrarque ne pouvait que se désoler de son ignorance de la langue grecque qui l’empêchait d’en tirer profit : « Ton Homère est muet pour moi, bien plus, moi, je suis sourd pour lui » (Rerum Familiarium, XVIII, 2). Amer constat de la part de l’arétin de la distance qui s’était peu à peu installée en Occident vis-à-vis du poète et de la culture grecque en générale. Certes, la connaissance des poèmes homériques, à tout le moins de l’Iliade, n’avait malgré l’absence de traduction latine pas totalement disparu d’Occident durant l’époque médiévale, mais c’était une connaissance indirecte, issue de textes latins comme les Periochae attribuées à Ausone ou encore l’Éphéméride de la guerre de Troie attribué à Dictys de Crète, qui n’en offraient qu’une image approximative et partielle. C’est pourquoi à la suite de Pétrarque, des générations d’humanistes vont tenter de réduire cette distance et de renouer les liens avec le passé grec en multipliant les éditions, traductions et commentaires des poèmes homériques.
2C’est sur ce progressif retour d’Homère dans l’Occident latin, et tout spécialement dans la France du XVIe siècle, que Philip Ford se penche dans De Troie à Ithaque, en mettant l’accent sur les usages qui en sont fait et les controverses qui en découlent plus que sur la fidélité des traductions aux œuvres originales. Loin de la vulgate humaniste d’un progressif et irréversible retour à la pureté originelle de l’homérisme, le tableau dressé par Philip Ford est donc celui de l’élaboration chaotique et controversée d’un homérisme français : tout autant qu’une redécouverte, l’homérisme apparaît ici comme une invention.
3La première difficulté des humanistes français dans leur quête homérique fut, comme pour Pétrarque avant eux, la barrière de la langue. Avant les années 1520 qui voient l’enseignement du grec s’institutionnaliser dans le cadre du collège royal, les lecteurs potentiels dépendent des quelques exilés grecs qui sillonnent alors l’Occident et dont la connaissance d’Homère est au demeurant parfois sujette à caution. Mais si cette barrière de la langue constitua un frein à la diffusion d’Homère, elle participa aussi de son succès croissant dans la mesure où c’est le plus souvent à partir des premières traductions latines des textes homériques, venues d’Italie, que les apprentis hellénistes vont s’initier au grec : on apprend alors le grec pour et par Homère. C’est pourquoi on observe dans la première moitié du XVIe siècle une dichotomie entre deux types de traductions : des textes qui, dans la vaine médiévale, rendent compte avec le plus de soin possible de la trame diégétique des poèmes homériques d’une part, et d’autre part des traductions qui s’essaient à la lourde tâche de retranscrire la langue et le style homérique. Avec les progrès de l’enseignement du grec, cette dernière catégorie tendra à prendre de l’importance.
4Outre la barrière linguistique, les imperfections des éditions grecques jusqu’à la publication de celle d’Henri Estienne (1566) et l’influence qu’ont pu avoir les choix des traducteurs dans la réception d’Homère par les humanistes français, les paratextes qui accompagnaient ces traductions furent également déterminants. Parmi ceux-ci, les plus fréquemment repris sont les Vies d’Homère du Pseudo-Hérodote, du Pseudo-Plutarque et de Dion Chrysostome. Mais c’est la publication du commentaire d’Eusthate de Thessalonique (entre 1542 et 1550) qui va le plus influencer les humanistes du fait qu’étant l’œuvre d’un évêque, elle allait dans le sens de leurs tentatives de concilier homérisme et christianisme.
5Cette progressive diffusion de l’homérisme dans la France de la Renaissance ne fut donc ni linéaire ni univoque. Philip Ford propose de la séquencer en trois temps. La première période, qui court jusqu’en 1540, est celle des premières traductions latines, qui servent elles-mêmes de support aux premières traductions françaises : la première version française d’Homère, due à Jehan Samxon (1530) est en effet une traduction, au demeurant fort mauvaise, de la traduction latine de Valla. Cette première période est dominée par la figure de Guillaume Budé qui dans ses commentaires, à rebours des lectures médiévales centrées sur l’Iliade et ses thématiques militaires, fait émerger en même temps que la figure d’Ulysse la dimension symbolique et allégorique de la poésie homérique. Ce que fait également Rabelais qui, pour mettre en avant la profondeur herméneutique de sa prose, fait appel à Homère dans le prologue de Gargantua (1534) « Et posé le cas, qu’au sens littéral vous trouvez matieres assez joyeuses et bien correspondentes au nom, toutesfois pas demourer là ne faut, comme au chant des Sirenes : ains à plus hault sens interpreter ce que par adventure cuidiez dict en gayeté de cœur. »
6De 1541 à 1570, Philip Ford met en lumière un « âge d’or homérique » que symbolisent la parution de l’édition d’Henri Estienne (1566) appelée à faire référence pour longtemps, mais également la multiplication des thèmes homériques dans les Beaux-arts, notamment dans les décors du château royal de Fontainebleau. C’est la figure de Jean Dorat qui domine cette période. Son Mythologicum, récemment réédité par Philip Ford, propose une analyse serrée de l’Odyssée, faisant appel aux lectures des Anciens dont les contradictions sont tranchées par le fréquent recours à l’étymologie, et s’attachant à mettre en valeur la cohérence d’ensemble de l’œuvre : « dans toute explication de fables, il importe de lier le début à la fin, et le milieu aux deux extrêmes ». Au contraire de la lecture encore très moraliste proposée par Budé, Dorat voit en Homère un poète inspiré, source de réflexions mystiques et religieuses. C’est précisément par le biais de Dorat, dont Ronsard, Baïf et du Bellay furent les élèves, que l’homérisme va irriguer les productions de la Pléiade avec la vigueur que l’on sait.
7Enfin, de 1571 à 1600, Philip Ford pointe le progressif déclin de l’influence d’Homère, sous les coups conjugués du raidissement doctrinal catholique consécutif au concile de Trente et de la promotion de la poésie latine, et notamment de Virgile, par Jules César Scaliger. Ce dernier, dans ses Poetices libri septem (1561) se livre en effet à une critique sévère d’Homère qu’il rabaisse au rang de simple compilateur (« N’allez pas croire en effet que les fables racontées dans l’Iliade ou l’Odyssée soient de son invention, elles circulaient oralement dans le peuple bien avant lui ») incapable de rivaliser avec le génie virgilien (« Homère éparpille, Virgile concentre, l’un disperse, l’autre unifie »). Ce faisant, il ouvre la voie au classicisme du grand siècle. Finalement, Homère aura été victime de son succès : « en devenant plus accessible, l’aède grec perd de son mystère » (p.311) et donc de son intérêt ; à l’image de Montaigne, on le cite plus qu’on ne le lit. Banalisé et démystifié, il est désormais en proie à la critique et à la comparaison.