Sens et motif
1Ce numéro de la revue TLE — « Théorie, Littérature, Enseignement » — s’inscrit pleinement dans la ligne éditoriale de cette dernière, à savoir « articuler les études de théorie littéraire et celles menées au sein d'autres disciplines […], susceptibles d'éclairer la construction du sens et la dynamique d'écriture dans le texte littéraire »i. Abordant tour à tour des questions de sémiotique, de philosophie ou de linguistique — notamment cognitive —, ce recueil d’articles s’adresse à un public large que les questions relatives au sens et, plus particulièrement, à sa construction intéressent.
2Les six articles réunis dans ce numéro traitent de la question du « motif » en relation, plus ou moins directe, avec la théorie des formes sémantiques élaborée par Pierre Cadiot et Yves-Marie Visetti. Si les travaux de ces derniers relèvent davantage de la linguistique que de la théorie littéraire, la modélisation de dynamique du sens en trois phases — motif, profil, thème — qu’ils proposent peut cependant, comme le souligne Yves Abrioux, se révéler utile pour les recherches en théorie littéraire, d’autant plus que les deux auteurs insistent sur la nécessité de ne privilégier aucune échelle discursive.
3Le « motif » est abordé dans chaque article sous un angle différent et la diversité des approches démontre à la fois le caractère stimulant du modèle proposé ainsi que les différentes acceptations ou orientations qui peuvent être choisies. Certains articles par moments se rejoignent, du fait de leurs références philosophiques notamment. Ainsi les deux premiers articles se réfèrent-ils et au motif musical et à la philosophie de Wittgenstein.
4Antonia Soulez montre en effet, dans le premier article de ce numéro, que la musique, selon une approche philosophique wittgensteinienne, permet d’envisager la phrase comme unité de sens et, par conséquent, comme comprenant un « motif ». D’après Wittgenstein, en effet, la musique est autonome d’un point de vue sémantique et davantage projective qu’analytique, étant entendu que ce qui est projeté est la forme du sens prépositionnel et non le contenu de sens lui-même. A. Soulez rappelle cependant que pour Wittgenstein, si le langage ressemble à la musique, celle-ci en revanche n’est pas un langage. Le motif musical est ensuite abordé, dans l’article suivant, à partir de l’œuvre de John Adams intitulée « On the Transmigration of Souls », œuvre composée en 2002, un an après les attentats du 11 septembre, en mémoire des victimes. Cette œuvre chorale comporte des voix de femmes répétant les derniers mots d’une hôtesse de l’air, mots prononcés juste avant que l’avion dans lequel elle se trouvait s’écrase contre le World Trade Center. Mathieu Duplay rappelle que si le travail de John Adams est avant tout un travail musical, vocal, qui, par conséquent, s’adresse à l’ouïe, le travail du compositeur américain s’adresse également à la vue. Ainsi M. Duplay rapproche-t-il la logique qui préside aux combinatoires sonores des processus visuels à l’œuvre dans les premiers mouvements de l’opéra El Niño de J. Adams et du travail sur la vision aspectuelle, le « voir comme » de Wittgenstein. Puis, plus loin, M. Duplay fait encore référence à Wittgenstein, cette fois-ci pour sa conception distributive du sujet de l’énonciation soulignée par A. Soulez dans un précédent ouvrage. Néanmoins, M. Duplay voit surtout dans cette œuvre de J. Adams la confirmation de la théorie élaborée par par P. Cadiot et Y.M. Visetti et la preuve notamment de la capacité du « parler » à « affecter le langage », lequel possède une force poétique.
5Yves Abrioux s’intéresse justement à l’apport de la théorisation élaborée par P. Cadiot et Y.M. Visetti pour l’analyse poétique et plus particulièrement à leur approche du concept de motivation, très différente de l’approche structuraliste. Rappelant que, selon les travaux de P. Cadiot et Y.M. Visetti, le concept de profil possède une dimension co-textuelle, tandis que la dimension de concept de thème est extra-textuelle, Y. Abrioux souligne que l’emploi de motif au sens de motivation éloigne des théories d’inspiration saussuriennes (où la motivation détermine la relation reliant le symbolisant au symbolisé). Prenant pour exemple l’œuvre de Ponge, œuvre pour laquelle la motivation sémiotique — productrice de sens — a été révélée très tôt, Y. Abrioux rappelle tout d’abord la mise en garde de Tineke Kingma Eijgendaal et Paul Smith de « ne pas réduire la motivation linguistique ou sémiotique à un rapport iconique ». Enfin, centrant son article sur les analyses des textes de Ponge par Genette et Riffaterre Y. Abrioux relève que si leurs approches sont opposées, elles soulignent toutefois toutes deux les apories d’une poétique fondée sur la motivation sémiotique et leur oppose celle, pour lui radicalement différente, de P. Cadiot et Y.M. Visetti. Y. Abrioux montre la nouveauté de leurs travaux qui proposent une autre approche de la relation de motivation en transposant celle-ci de la sémiotique à la sémantique, laquelle est envisagée dans un « contexte théorique nouveau », celui de la dynamique des systèmes complexes avec une tripartition dynamique motif / profil / thème. Pour Y Abrioux l’approche de P. Cadiot et Y.M. Visetti d’inspiration gestaltiste et pour une dynamique d’ordre par stabilisation se révèle utile pour une approche de l’écriture de F Ponge.
6Stéphane Vanderhaege applique lui aussi la notion de « motif » à la théorie littéraire. A travers le roman The Universal Baseball Association, Inc., J. Henry Waugh, Prop. de Coover et le rapport de cet auteur au temps, S. Vanderhaege s’attache davantage à souligner la place centrale qu’occupe le « motif », appelé ici « pattern », dans l’herméneutique du texte. S. Vanderhaege rappelle les deux définitions possibles de « pattern », à savoir d’une part la répétition à l’intérieur d’une série et, d’autre part, le modèle initial qui peut être reproduit. S. Vanderhaege s’interroge sur la possible double temporalité — l’une passive et l’autre prospective — induite par cette double définition du « pattern » tout en soulignant que si le motif est un effet de lecture, il est aussi un effet d’écriture. Si pour S. Vanderhaege le « pattern » occupe une place centrale dans l’herméneutique du texte, c’est parce qu’il aide à la signification, à faire sens, notamment du temps qui passe. En même temps le « pattern » est une prise de distance. Rappelant que « la signification n’est pas le sens », à travers l’exemple choisi du personnage de Coover qui, par le biais d’un jeu de dés, refuse l’arbitraire de l’existence et cherche, par conséquent, à signifier le hasard, S. Vanderhaege souligne que « prendre le parti de la signification, c’est aussi courir le risque […] de figer le processus du sens»ii. Car si le personnage de Coover essaie de maîtriser l’histoire de son jeu alors que les dés n’indiquent rien d’autre que des points, S. Vanderhaege rappelle que pour Deleuze le non-sens s’oppose à l’absence de sens.
7C’est également à Deleuze que C. Larsonneur nous renvoie et plus particulièrement aux notions philosophiques qu’il a inventées avec Guattari. S’interrogeant sur leur statut et les comparant à la métaphore et au concept, C. Larsonneur souligne, d’une part, la difficulté à définir ces notions et, d’autre part, l’originalité de ces notions pour lesquelles le sens se trouve davantage dans le parcours ou les variations que dans la définition. Outre leur statut, elle s’interroge également sur les processus cognitifs auxquels elles font appel. Tout comme S. Vanderhaege, elle rappelle la double entrée du « pattern » mais ne retient que la seconde, à savoir celle du modèle utilisé pour reproduire des formes reconnaissables, ce que sont pour elles les notions deleuziennes et plus encore leur maïeutique. Elle considère donc davantage la visée pratique du « pattern », son caractère empirique, le modèle noologique qu’il représente. C. Larsonneur montre qu’il s’agit davantage de produire du sens que de représenter le réel. Elle rappelle que Deleuze cherche en fait une logique du sens dans le langage, à travers la création que permettent les mots, les processus cognitifs qu’ils entraînent et montre que la « déclinaison » témoignerait d’une diachronicité comme un axe traversant celui de la sémantique et celui de la syntaxe. Ainsi C. Larsonneur rapproche-t-elle la fonction des notions deleuziennes de la théorie sémantique de Y.M. Visetti et P. Cadiot, notamment en raison de l’instabilité du langage comme élément constitutif du langage.
8Laurent Zimmermann s’attache lui aussi au motif en littérature à travers le roman Le tramway de Claude Simon. Le tramway qui, dans le roman, est décrit à plusieurs reprises et est généralement envisagé comme un élément de la narration permettant un jeu intertextuel ou comme thème, intéresse L. Zimmerman en tant que motif, « figure qui perturbe la figuration, et qui a dès lors un impact proprement poétique, c’est-à-dire, qui modifie le cours du texte »iii. Pour L. Zimmerman la description réitérée de la machine comporte une part désaspectuelle qui, démasquant la réalité, donne la possibilité d’entrevoir par moments le réel. D’après lui, dans les premières pages du livre, un changement décisif se produit au cœur de la description : ce n’est plus le tramway qui est décrit mais ce qui est vu depuis le tramway. Ce retournement de situation explique que la réalité semble dès lors perturbée. Un autre événement est l’instauration d’un écran induit par la fièvre qui s’interpose entre le narrateur et le « monde extérieur ». Pour Zimmerman, le premier tiers du livre voit la mise en place du motif lequel affecte la poétique du texte jusqu’au bouleversement de la métaphore de l’écran, bouleversement de la temporalité. Ainsi, tandis que dans le premier tiers du livre deux temporalités distinctes — passé, futur — cohabitent, le reste du roman mêle plusieurs temporalités et crée une confusion, la mémoire mélangeant les évènements sans suivre d’ordre chronologique. Pour L. Zimmerman ce bouleversement au niveau de la temporalité relève du désaspectuel introduit dans la description. Néanmoins en fin d’ouvrage les deux approches se réunissent. Le roman permet ici au réel de surgir et provoque une émotion lorsqu’il surprend l’auteur et le lecteur par l’inattendu. Il permet d’entrevoir le réel, d’accéder au réel par moments et par surprise.
9Avec Stéphanie Bonnefille le terme « motif » est compris dans une acceptation différente de celle de P. Cadiot et Y.M. Visetti. Se tournant vers la psychologie et la linguistique cognitives, elle envisage le motif d’après la théorie de Mark Johnson des schèmes mentaux. Le motif est alors envisagé comme répétition qui permet de structurer certains types d’expériences physiques, conceptuelles et langagières. Ces schèmes mentaux sont des universaux perceptuels qui forment une « cartographie kinésique de l’expérience sensori-motrice »iv. La question n’est pas de savoir ce qui prime du sens visuel ou du sens aspectuel, du pôle sémantique ou de pôle épistémique. En effet, les deux sens — « concret » et « abstrait » — cohabitentv. Ainsi envisagé, le langage dépend donc de la perception et des fonctions cognitives en général. Si les schèmes mentaux (expériences sensori-motrice) semblent proches des schèmes kantiens (expériences sensibles), les schèmes mentaux, contrairement aux schèmes kantiens non rien de transcendantal ou de pur. Néanmoins, Kant et Johnson accordent un rôle important à l’imagination. De plus, même si elle a été depuis critiqué, l’influence de Piaget est encore présente. Johnson lui s’oppose à la conception d’un continuum constitué de différents stades. Il s’agit davantage pour lui d’un fonctionnement en réseaux où il n’y a pas de différence entre intelligence et pensée, les « schèmes mentaux sont immédiatement « intériorisé » ». Nous nous rapprochons de la notion de « conscience incarnée » employée par Merleau-Ponty et employée notamment en linguistique cognitive. Dans cette perspective se pose alors la question du corps du sujet pensant dans le monde, de son rôle dans l’acquisition de la connaissance, soit des rapports entre corps, pensée et monde.
10Ces différents articles rassemblés dans ce numéro de la revue TLE prouvent l’utilité des thèses énoncées par P. Cadiot et Y.M. Visetti pour l’analyse de la construction du sens dans des domaines dont la variété en démontrent à la fois et la flexibilité et la pertinence. Il nous semble néanmoins nécessaire de souligner que les exemples donnés, s’ils font appel à différentes disciplines et domaines, se réfèrent toutefois tous à des aires linguistiques ou culturelles proches. Il nous semblerait intéressant de confronter ces thèses à des systèmes linguistiques autres. Nous pensons plus particulièrement à la langue japonaise qui nous semble offrir un terrain de recherche intéressant, combinant syllabaires et idéogrammes. En japonais, l’aspect iconique du signe, si prégnant et renforcé par la calligraphie, semble rendre d’autant plus nécessaire de recourir aux sciences cognitives et d’appréhender le langage dans sa globalité, à la fois visuel et verbal, expression du corps. Car si la construction du sens peut s’appréhender selon différents points de vue, que celui-ci soit linguistique ou pragmatique, la construction du sens peut être considéré comme une problématique ayant trait non seulement à la langue, à la communication mais au langage compris au sens large. De plus, la phase de construction du sens, si elle intéresse les chercheurs en littérature au sujet de la « dynamique d'écriture dans les textes littéraires », constitue aussi un aspect important pour les traductologues et traducteursvi. Comprendre la construction du sens constitue l’une des étapes du processus traductif. Le traducteur, qu’il soit cibliste ou sourciste, interprète le texte source. « Déconstruisant » le texte source il envisage la phase de construction du sens de l’auteur avant, à son tour, de construire du sens dans la langue cible en veillant à ce qu’il n’y ait ni perte, ni trahison. Or, face à des langues telles que le japonais, les outils conceptuels de la linguistique occidentale font souvent défaut. Aussi des approches linguistiques différentes comme celles élaborées par le linguiste Akira Teradavii, envisageant les phénomènes linguistiques sous l’angle d’une opposition téléonomie/évènementiel, ou complémentarité/contingence et établissant ainsi d’autres relations syntaxiques nous semblent-elles intéressantes. Il nous semble nécessaire de confronter ces différentes approches qui ne peuvent que s’enrichir mutuellement et ouvrir de nouvelles pistes. Une confrontation des dynamiques d’écriture d’aires linguistiques et culturelles à la fois lointaines et par certains aspects semblables pourraient permettre des rapprochements. Ainsi certaines formes poétiques japonaises nous rappellent-elles la continuité soulignée dans les profils lexicaux élaborés par P. Cadiot et Y.M. Visetti, notamment le recours à une polysémie par synecdoqueviii. Ou encore certains poèmes japonais, par leur recours aux jeux de mots et à une polysémie induite par homophonieix, pourraient, nous semble-t-il, fournir aussi un éclairage nouveau sur ces thèses.
11P. Cadiot et Y.M. Visetti indiquaient dans Pour une théorie des formes sémantiques que ces trois termes « motifs », « profils » et « thèmes » constituaient davantage « un cadre interprétatif, un langage et un programme de recherche » qu’un « appareil conceptuel et méthodologique immédiatement opératoire »x. Les pistes qu’ils ouvrent appellent d’autres réflexions lesquelles, grâce aux six contributions de ce numéro de la revue TLE, voient leurs domaines d’application élargis. Gageons que d’autres tenteront également d’élargir bientôt leurs aires culturelles et linguistiques.