« Changer de Muse ». Le renouveau des Canzonieri au XVIe siècle ou « l’écriture éditoriale »
1Avant d’en rendre compte, il convient de souligner la très grande qualité éditoriale de cet ouvrage paru aux éditions Droz. Une fois n’est pas coutume, mais puisqu’il sera question, dans ces pages, d’ars impressoria1, il nous fallait souligner la rigueur avec laquelle l’ouvrage de Daniel Maira a paru : il est extrêmement agréable à lire par l’utilisation d’un papier épais, à la typographie soignée. À cela s’ajoutent des notes claires et scientifiques, des annexes signalant les œuvres compulsées, une bibliographie riche et limpide, un index nominum, et, enfin, une impressionnante série d’illustrations reproduites sur du papier glacé.
2Typosine est donc la dixième Muse, celle de l’imprimerie, de l’édition et de « la mise en texte ». La thèse que Daniel Maira développe se situe entre une herméneutique particulière et l’observation du péritexte et du paratexte et de l’édition même. Et ce, à partir d’un corpus de textes poétiques variés du XVIe siècle français et italien : l’année 1560 [a été] choisie comme terme ante quem de [l’]enquête. En effet, c’est en observant le style pétrarquiste et l’écriture poétique du canzoniere, plus largement de la poésie amoureuse — entendons par là, les Amours —, que le critique développe sa réflexion qu’il organise en trois parties2, ouvertement chronologique tout en y associant aussi les théories littéraires les plus actuelles :
Notre but, écrit-il, sera […de] pénétrer, comme le dirait Gérard Genette, dans les ‘seuils’ de l’œuvre, c’est-à-dire dans l’architecture du livre.
3On écrit des Amours en France, des Canzonieri, dont l’apogée se reflétera bien évidemment dans les Amours de Ronsard (1553), qui, pourtant, engage déjà le genre des « Canzonieri de la première génération» (ceux de Marot, de Maurice Scève, de Vasquin Philieul, de Joachim Du Bellay, de Pontus de Tyard…) vers une modification importante. Avant d’étudier ce processus de transformation, le critique, dans sa première partie, pose les jalons définitionnels et poétiques des premiers canzonieri français, en en montrant toute l’importance pour les « bonae literae » du XVIe siècle, et plus particulièrement pour les années 1544-1551.
4Mais même si cette vogue reste prégnante à la Renaissance, s’amorce progressivement une « sorte d’implosion interne » du genre. Mais pourquoi cette crise, celle qu’inaugure justement Ronsard dans ses Amours alors que les poètes lyonnais, eux, suivent la poétique pétrarquiste ? Tout simplement parce que le genre du canzoniere n’est plus perçu comme une œuvre à part entière, mais plutôt comme une sorte d’annexe à l’œuvre principale, que l’on situerait au seuil du livre ou d’une édition de plusieurs textes. Il aurait perdu de son faconde pour n’être considéré in fine que comme une « œuvre mineure ». Aussi le nom de l’aimée se voit-il relégué à une position moins importante, après le nom de l’auteur et celui de la dédicataire : dans les canzonieri princeps, il occupait la place d’honneur. Premier constat, donc, qui explique cette crise à partir de ces marques péritextuelles et du contexte éditorial en constante transformation. Ronsard, par exemple, dans ses Amours glissera subrepticement de l’éloge de la dame aimée à la célébration de sa puissance poétique mais aussi à une sorte d’autocélébration qui marque son « entrée triomphale au temple de mémoire » (Chapitre II de la deuxième partie). Du statut de « Pétrarque françois », Ronsard devient le modèle poétique et esthétique à suivre et devient, pour Daniel Maira, le « Pétrarque ronsardisé ». Le canzoniere est alors métaphore du « temple littéraire voué à l’aimée ou au soupirant qui l’immortalise ».
5Le deuxième constat est davantage sociologique et semble avoir été provoqué par la rencontre d’une écriture intime avec le monde public. Alors que les premiers canzonieri chantaient les souffrances de l’amant pour sa maîtresse et les louanges de l’aimée, il apparaît que le destinateur prend une place de plus en plus importante dans les recueils d’Amours.
6Le rhétorique pétrarquiste évolue et se transforme ainsi de l’intérieur pour enfin changer d’objet.
7C’est bien la forme poétique italienne qui devient alors le relais entre un chant amoureux et un discours épidictique qui loue le mécène. Apparaît ici une nouvelle altération du genre. Les canzonieri ne sont donc plus des pièces – sonnets pour la plupart – d’inspiration passionnelle et d’amours déchirées, mais une suite de louanges et d’autres dithyrambes adressés à leurs protecteurs :
[ils] devien[nent] un exercice de style, un jeu poétique, voire une simple écriture de virtuosité désormais expropriée de ses traits génériques.
8Mais cette mutation est aussi visible en Italie où « le code pétrarquiste » évolue vers une rencontre entre poètes et courtisans, qui marque « leur appartenance à une même communauté d’esprits, littéraire et culturelle à la fois ». Le monde de l’édition apparaît comme le truchement de ce passage du privé au public. S’appuyant sur les idées d’Amedeo Quondam, Daniel Maira va plus loin : il montre que « le pétrarquisme […] est érigé en paradigme de comportement social et se définit comme une lingua franca de la ‘ civil conversazione’ ». La conversation supplée donc la langue des Amours et initie les poètes à un langage aulique, aux frontières des cours royales. Alors émerge une production importante d’édition dans laquelle la forme du canzoniere devient « une véritable manifestation culturelle du marché du livre et de l’identité intellectuelle aristocratique », mieux un modèle « de vie pour l’homme de cour ».
9L’augmentation productive des éditions de ce genre poétique italien explique en partie les transformations péritextuelles qui s’inscrivent non plus dans la cohérence thématique et formelle, mais dans ces passages du privé au public, du personnel au collectif, de la sincérité à l’exercice rhétorique (Ronsard). Où se situe alors le genre des Amours, des Canzonieri ? Il est difficile de le dire d’après l’auteur de cette étude, qui, à la suite de Derrida, montre que la définition générique n’est pas simple à donner, car il y a aussi confusion dans le genre à cause « des effets de ressemblance, d’analogie, d’inclusion, de répétition, de dépendance mais aussi de variété et de contraste ». Cependant, grâce au paratexte, on pourrait « conférer une image bien orchestrée et indivisible du recueil », car :
[le paratexte] se construit […] comme un espace métapoétique assurant l’identification et les spécificités (sic) du genre sur le plan éditorial et littéraire, conditionnant l’expérience de la lecture mais aussi, en conséquence de cela, les modalités de performance des pratiques d’écriture.
10Aussi Typosine personnifie-t-elle parfaitement ce que Daniel Maira appelle élégamment : « l’alchimie emblématique entre l’esprit de la lettre et le corps du livre ». Cette dixième muse, muse de l’édition, de l’ars impressoria, réunit à n’en plus douter dans ces espaces préliminaires, que sont les péritextes et paratextes, « les seuils d’un monument littéraire consacré à l’amour ».
11D’une lecture assez exigeante, car résolument fondée sur des connaissances pointues, l’ouvrage de Daniel Maira reste plaisant et agréable à lire. Sans doute ai-je trouvé dans ces pages le charme de Typosine, associant cet « esprit de la lettre » et de ce « corps du livre ». Quelques remarques restent cependant à faire. Il aurait été utile de traduire en note, par exemple, les merveilleux et nombreux passages en italien. Parfois l’on perd « la substantifique moelle » par l’absence de rudiments linguistiques et sémantiques de la langue de Pétrarque. Enfin quelques formules, sans doute empruntées aux critiques modernes ou au domaine du journalisme, peuvent paraître, de prime abord, surprenantes : une plus particulièrement celle de « muse promotionnelle ».