Acta fabula
ISSN 2115-8037

2008
Avril 2008 (volume 9, numéro 4)
Suzanne Dumouchel

Pour une « histoire structurale du romantisme »

José-Luis Diaz, L’Écrivain imaginaire. Scénographies auctoriales à l’époque romantique, Paris, Honoré Champion, 2007, 695 p.

1José-Luis Diaz prend pour point de départ de sa réflexion le travail mené par Paul Bénichou dans Le Sacre de l’écrivain. José-Luis Diaz regrette que l’étude de la sacralisation de la figure du poète ne soit pas accompagnée d’une analyse des représentations de cette figure. Il se propose donc de pallier ce manque par l’étude quasi systématique des images de l’écrivain dans la littérature romantique. Par ailleurs, contrairement à Bénichou qui donne à la notion de « sacre » une intensité grave, voire dramatique, José-Luis Diaz émet l’hypothèse que le sacre de l’écrivain peut aussi s’interpréter d’un tout autre point de vue, profane celui-là, celui de l’apparition d’un écrivain « vedette ». Le pouvoir spirituel de l’Église a perdu de sa force, tout comme, avec le souvenir de la Révolution Française, le pouvoir politique. De fait, on assiste à une multiplication des figures imaginaires de l’écrivain dans un processus de sacralisation. Diaz ne réduit donc pas la notion de sacre à la seule dimension du « sacré », en promouvant la notion de « vedettarisation » de la figure de l’écrivain et de son côté parfois « fashionable »1. En effet, si l’écrivain prend une valeur parfois de chef spirituel, de guide ou de prophète, l’industrie du livre et la publicité en font aussi un objet de marchandise.  

2Dans la première partie de l’ouvrage intitulée « La comédie littéraire à l’époque romantique », José-Luis Diaz définit les notions de scénario auctorial et d’écrivain imaginaire. La seconde partie « Imaginaires de l’écrivain à l’époque romantique » est une description des cinq scénographies romantiques dominantes2 : la mélancolie, la responsabilité, l’énergie, la fantaisie et le désenchantement.

3La première partie est composée de quatre chapitres. Le premier se veut une « théorie de la fonction auctoriale ». Le premier point consiste à poser la distinction entre l’auteur et l’homme. Au moyen d’un rapide historique des théories du XXe siècle sur la mort de l’auteur, José-Luis Diaz définit « trois plans de l’instance auctorial », c’est-à-dire trois espaces qui donnent une représentation de « celui qui écrit ». Le premier plan, celui du réel, renvoie au sujet biographique, à l’acteur social, appelé « homme de lettres ». Le second plan est celui de l’espace du texte. Il témoigne de la figure de l’auteur par un système d’indices d’énonciation. C’est le « régisseur formel du texte ». Enfin, le troisième plan, celui auquel Diaz va s’intéresser dans son ouvrage (en le confrontant avec les deux autres) est celui de l’espace imaginaire. Il parle alors de la figure de « l’écrivain », repérable par les scénographies du texte. Il s’agit du rôle endossé par l’auteur, de son activité fantasmatique. En effet, volontairement ou non, l’auteur donne une image de lui (même son absence d’image, tel le Flaubert de Madame Bovary, fait sens) destiné au public, et parfois attribué en partie par celui-ci. Ce rôle a des conséquences sur la manière de se comporter dans la vie ou d’imaginer son destin d’écrivain. De ce fait, il influe sur l’écriture même. José-Luis Diaz conclut qu’il n’y a pas de « grand écrivain » sans un « savoir-faire médiatique, un sens théâtral évident et une bonne connaissance des lois de la comédie littéraire ».

4D’après José-Luis Diaz, le dernier plan d’instance d’énonciation, le plan imaginaire, celui de l’écrivain, se subdivise également en cinq autres plans : celui des images et représentations dont le mécanisme spéculaire produit une figure de l’écrivain souvent figée voire stéréotypée, le plan des stéréotypes, « pattern », ou modèles conduisant à un aspect itératif des mises en scène, le plan des idoles et des mythes qui introduisent l’idée de sacre, renvoient à des fables définies et traditionnelles telles Prométhée, Pygmalion, Orphée. Le quatrième plan serait celui de la psychanalyse : les fantasmes et « imagos »3 de l’auteur, et enfin, le dernier plan est celui de la scénographie qui produit une mise en scène de l’auteur, avec une définition de l’espace et du temps nécessaires à l’élaboration de cette mise en scène.

5Dans le second chapitre, Diaz s’intéresse plus précisément aux « scénarios pour être écrivain ». Les jeunes auteurs se sentent soumis à une hiérarchie : Ils visent le haut du Parnasse où sont présents Hugo, Voltaire et Chateaubriand et doivent se singulariser et faire preuve d’un talent littéraire reconnu pour y accéder. Le scénario auctorial du jeune auteur dépend donc de celui du « locataire du parnasse », selon les mots de José-Luis Diaz. On assiste à une « absolutisation » de la notion d’originalité et à la naissance du principe d’avant-garde. Selon José-Luis Diaz, « toute construction d’une image auctoriale a bien lieu en référence à un champ spéculaire existant » (158), comme l’a déjà bien compris Sainte-Beuve qui en atteste dans de nombreux textes critiques. Victor Hugo, par exemple, reste le modèle incontesté jusqu’en 1830 et même pour la génération suivante. Il n’a cessé d’être jalousé par Sainte-Beuve, Gautier, Musset… Même critiqué, il sert de contre-modèle aux générations suivantes. Cette omniprésence du poète sur tous les fronts littéraires, et sa réussite, conduisent à une scénographie de l’échec qui traverse tout le romantisme : échec mélancolique du « poète mourant » sous la Restauration, échec sanglant des « poètes misère » et échec des « poètes maudits ». Finalement, le « sacre de l’écrivain » pendant la période romantique oscille entre la religion de cette nouvelle littérature et la mise en scène de cette religion. Au XIXe siècle, la figure du poète se construit en opposition de celles du philosophe et de l’homme de lettres, figures omniprésentes au siècle précédent qui s’intéressaient à différentes disciplines. La littérature étant de plus en plus considérée comme un art, il s’agit de faire de « l’art pour l’art ». La littérature devient un but tandis que précédemment elle était un moyen ! Cette nouvelle approche conduit à une valorisation sociale, et plus seulement littéraire, de l’écrivain.

6Diaz dénombre pas moins de sept types de scénarios auctoriaux qu’il importe de bien distinguer : le premier « méta-modèle » désigne le modèle générique commun à toute une époque (classicisme, Lumières, romantisme), le second « scénario auctorial d’époque » est celui d’un auteur-type (Boileau, Voltaire, Hugo), le troisième présente un « modèle auctorial de génération, d’école ou de groupe », le quatrième est défini par l’ensemble des constantes scénographiques d’un écrivain en prenant l’ensemble de ses auto-figurations sur toute sa carrière, le cinquième renvoie à un écrivain à une période donnée ou dans un ensemble précis d’œuvres, le sixième est celui d’une œuvre spécifique et le dernier est mentionné occasionnellement sans être forcément mis en place.

7Le changement de représentation de la figure de l’auteur, s’il peut être inexpliqué, correspond le plus souvent, selon José-Luis Diaz, à des « périodes climatériques » qui rythment l’itinéraire de l’écrivain et qui peuvent l’amener à reconsidérer son identité fantasmatique : tout d’abord lorsque l’écrivain a obtenu son premier succès public puis lorsqu’il ouvre le chemin vers la maturité, ensuite lorsqu’il a accédé à sa maturité (dans ce cas, la conversion peut se faire pour des raisons idéologiques — Hugo après l’exil — ou par besoin d’adopter une posture plus en accord avec l’âge mûr. Enfin, la « préparation à l’outre-tombe » est le dernier moment de changement de scénario auctorial, souvent provoqué par l’édition des œuvres complètes, une nomination à l’Académie, etc.

8En effet, l’auteur construit une image fantasmatique de lui-même en fonction des autres auteurs mais aussi en fonction du regard posé par le public et de la construction que fait le public de la figure de l’auteur. Celui-ci constitue un horizon d’attente qu’il faut tâcher de ne pas décevoir. D’ailleurs, la figure imaginaire de l’écrivain est surtout visible dans le processus de reconstruction de l’auteur par le lecteur, ainsi que l’ont souligné Barthes et Valéry (178). Le lecteur s’attache le plus souvent à la figure de l’auteur et non à l’être humain. Il a tendance à schématiser et simplifier ce personnage au moyen d’attributs spécifiques, parfois contradictoires afin d’en construire une personnalité problématique ou paradoxale.

9Pour conclure cette première partie, Diaz dit refuser de distinguer la littérature pure et son inscription dans la société. Il faut travailler les deux aspects ensemble, ce que permet l’usage de la notion de scénographie. Le désir de communiquer est fondamentalement lié à « l’invention d’un espace à investir ». Cette thèse fait l’objet de la seconde partie par le biais des descriptions des cinq scénographies de la période romantique.

10Cette seconde partie s’ouvre sur une histoire des scénarios auctoriaux depuis la Renaissance qui replace le développement des différents romantismes dans une filiation (qu’elle soit assumée ou repoussée). Ainsi, le XVIe siècle ouvre la voie du « poète lauré », qui, à grands renforts de mythologie, se montre comme un poète aventurier et conquérant dont la poésie est l’expression d’une « fureur » prophétique et amoureuse, quoique souvent déceptive. L’âge classique réprime la figure de l’écrivain, qui n’est plus là que pour louer, puisque les héros sont les nobles de la Cour. Les mythes antiques sont plus des métonymies nécessaires à l’usage d’une langue noble que des références à un ancien monde. Par ailleurs, on insiste sur le travail que nécessite la littérature et non sur le génie. Néanmoins, la tradition de l’ode marque une exception. La poésie lyrique conserve le statut de l’écrivain (J-B Rousseau) mais celui-ci atteint le parnasse seulement parce qu’il s’adonne à un genre noble. Au XVIIIe siècle, la raison philosophique s’oppose à l’enthousiasme poétique. Finalement, c’est hors de la poésie que va se constituer la figure du poète, notamment avec Diderot et les préromantiques. Ceux-ci, dans les années 1770, redécouvrent les stéréotypes de la fureur et de l’enthousiasme. La figure de Prométhée sert de référence absolue chez un Diderot, un Mercier, un Chénier, etc. On met en avant l’énergie créatrice du poète, qui, bien que subie, se révèle une force violente capable de tout dévaster. Elle est d’ailleurs représentée par des métaphores de cataclysmes naturels tels le volcan en éruption, la tempête, etc. Ce courant que Diaz intitule un « Sturm und Drang à la française » opère un retour vers le sublime. Enfin, le préromantisme révolutionnaire se caractérise plus volontiers par un retour à l’âge d’or. Le poète fait état de sa solitude et occupe son temps à la méditation. Cette poésie est essentiellement élégiaque.

11Cette histoire des différentes figures de l’écrivain à travers les âges permet de mieux comprendre l’évolution du courant romantique et, naturellement, ses premières manifestations. Dans le même temps, le romantisme mélancolique, le romantisme paternel et le « romantisme énergétique » vont donc faire leur apparition. Ils se concurrencent et s’influencent mutuellement. Ils dominent jusqu’en 1830 puis ils laissent la place aux romantismes ironique et désenchanté — que Bénichou a considérés comme marquant la fin du « sacre de l’écrivain ».

12Le premier romantisme traité dans l’ouvrage est celui du poète mourant et du poète misère, essentiellement incarné dans les poèmes de Lamartine. En 1823, il publie ses Nouvelles Méditations dans lequel on trouve son fameux poème du « Poète mourant ». Néanmoins, l’idée n’est pas neuve, plusieurs poèmes intitulés ainsi ont déjà été publiés mais sans le même éclat4. Par ailleurs, déjà les secondes Lumières construisaient la figure du poète martyr. Le poète mis en scène dans ce romantisme est souvent jeune et poitrinaire, d’une santé délicate. Jusque dans les années 1820, la figure du poète mourant prédomine avant de laisser la place à celle du poète misère. Le changement se caractérise par un recours moins fréquent aux figures mythologiques, extrêmement présentes dans la première période. Les motifs de la scénographie du poète mourant sont répétitifs : jeune et malheureux, malade, sur son lit d’agonie, le poète entonne son dernier chant, il est parfois entouré d’amis, parfois seul. Il se caractérise par l’angélisme et la pureté. Il est atteint d’une maladie de langueur et attend la mort. Les images sont des euphémismes convenus. La poésie est une échappatoire ou la cause de la maladie selon les cas. Pourtant, c’est souvent une mort attendue, très douce, qui apparaît comme une délivrance. En effet, le génie est considéré comme un don funeste. Le jeune poète est dépossédé de la vie et de la gloire, et c’est toute l’horreur de sa situation. Finalement, il incarne, selon les mots de Diaz, la « générosité de la dépossession aristocratique ».

13Le troisième chapitre est consacré à la scénographie du poète paternel ou poète prophète, mise en place et développée par Victor Hugo. Si le cygne était le symbole favori de la figure du poète mélancolique, c’est l’aigle qui domine largement dans cette autre posture poétique. Hugo définit son modèle auctorial en fonction de ses sympathies pour la monarchie et la religion chrétienne. Néanmoins, après 1830, il change de paradigme politique, et le poète, de héros, devient figure paternelle. Les mythes antiques sont côte à côte avec les mythes chrétiens : la figure du prophète, de Moïse guidant son peuple sont omniprésentes. Hugo développe une « conception activiste et responsable de la poésie ». Le langage est un moyen d’action efficace. Le groupe de la Muse Française, dans les années 1821-1824, reprend cette scénographie hugolienne dans le but d’agir sur les semblables. La poésie est conçue comme un engagement. C’est évidemment toute une fantasmatique de la puissance, voire du surhomme, qui se met en place. Le poète met sa verve poétique au service du peuple. Il est investi d’un devoir de responsabilité, de guide. La préface de William Shakespeare (1833) met en évidence le pouvoir de la force poétique et le devoir de l’écrivain. Le poète doit enseigner et transmettre un savoir. Il fait preuve d’une attitude généreuse, sacrificielle et construit la scénographie du poète prophète sur une oxymore : le poète est grand mais malheureux. Les différents emblèmes de cette scénographie sont Jupiter et Jéhovah, Orphée (celui qui civilise les bêtes féroces par son chant) et Amphion (qui reconstruit Thèbes de la même manière), Moïse. Les images sont celles de l’envol ou du survol. Les métaphores de l’ascension foisonnent et autorisent un poète dont le regard est panoramique ou surplombant. La trompette héroïque et les grands genres tels l’ode ou l’épopée remplacent la lyre du poète mourant et l’élégie. Par ailleurs, le recours au genre théâtral témoigne d’un choix de responsabilité, d’engagement devant le public. Il permet de « sortir de l’ordre du dire pour avoir accès à l’ordre du faire ».

14La troisième scénographie du romantisme d’avant 1830 est celle de l’énergie. Elle met l’accent sur la puissance du poète et rappelle la « fureur » de la Renaissance. Elle est assez proche de la scénographie du poète prophète sauf que cette dernière préfère une énergie maîtrisée. Malgré tout, la plupart des symboles et emblèmes sont identiques. Bien sûr, la figure de Prométhée est primordiale. Hugo et Lamartine seront un moment attirés par ce romantisme comme en témoigne notamment le poème « L’Enthousiasme » de Lamartine. Cette thématique de l’énergie trouve ses racines chez des auteurs comme Goethe, Byron ou Walter Scott. Stendhal essentiellement avec sa Vie de Rossini (1823) et son Racine et Shakespeare (1823-25) mais aussi Latouche et les gens du Globe contribuent à ce romantisme énergétique. Pourtant, c’est encore une fois le grand Hugo qui est à l’origine de cette thématique grâce à ses articles sur Scott et Byron publiés dans la Muse Française entre 1823 et 1824 et à sa préface de Cromwell (1827) dans laquelle il fait le portrait d’un poète puissant comme un dieu mais audacieux et jeune, un portrait oxymorique qui crée le « roi révolutionnaire ». Ce romantisme sera bien accueilli par le groupe des Jeune-France (Pétrus Borel, Aloysius Bertrand…) mais aussi Musset, qui cultive l’impertinence et Balzac qui pense son écriture en termes d’énergie et de puissance. L’écrivain du romantisme énergétique n’est pas poète mais plutôt « barde » ou « rhapsode », ces termes démontrent bien l’idée d’une vie aventureuse du poète, qui concorde avec la vie de l’auteur de Don Juan. Les hyperboles pour décrire la puissance du créateur abondent, la métaphore du volcan est très fréquente et les comparaisons du poète avec le monde guerrier, voire les chefs ou les dieux sont de mises. La métaphore de l’arbre est commune à ce romantisme et à celui du poète prophète mais dans le premier cas, c’est pour sa sève et dans le second cas, c’est l’aspect patriarcal de l’arbre qui est mis en avant. La puissance créatrice est également présentée au moyen d’images aquatiques (Le Nil). Par ailleurs, les personnages « géants » comme Samson, Hercule, Atlas, Vulcain, le Cyclope, ou Orphée (en tant qu’explorateur des Enfers) sont fréquemment convoqués. José-Luis Diaz précise toutefois que, si les images sont essentiellement archaïsantes, la fable reste moderne puisqu’elle met en scène des médecins, mineurs, etc. Cette puissance est qualifiée d’indomptable, tel un pouvoir magique. L’artiste devient sorcier ou sphinx doté d’une puissance érotique exceptionnelle. Les acteurs de ce romantisme redonnent une place au genre biographique puisque les écrivains se mettent en scène sous la forme de héros ou tout du moins de personnages extraordinaires et dignes d’intérêt.

15Les trois scénarios auctoriaux qui précèdent ont en commun de donner un rôle sérieux voire dramatique à la figure de l’écrivain. Les deux derniers rompent avec le registre du sublime pour une tonalité parodique et ironique. Ces scénarios d’après 1830 sont réactifs. Le romantisme ironique fait de l’écrivain un être capricieux : élégant et charmeur mais sceptique. Nodier se fait le chantre de ce nouveau romantisme, ainsi que les excentriques et les amateurs de Sterne. C’est la découverte d’Hoffmann (ses Contes fantastiques sont traduits en 1829) et du Goethe de Faust qui inspirent l’ironie romantique. Dans sa préface des Orientales (1829), Hugo revendique à son tour une posture plus ironique et capricieuse. Selon Diaz, les « trois fleurons » du romantisme ironique sont La peau de chagrin de Balzac, Histoire du Roi de Bohême de Nodier et l’Ane mort ou la femme guillotinée de Janin, tous trois parus en 1831, et se réclamant de Diderot et Sterne. Le développement de trois revues L’Artiste, La Mode et la Revue de Paris accompagne ce courant romantique.

16Les Romans et contes philosophiques de Balzac nous présente un « conteur excentrique », bien loin de l’écrivain de la Comédie Humaine. Balzac s’y montre sous les traits de l’artiste sorcier dans une mise en scène à la fois fantastique et fantaisiste. L’écrivain n’est ni poète ni romancier mais conteur ; il est accueillant, chaleureux, a un don inné pour la parole, tient tout ce qu’il a sait de la nature et non de la culture. Les textes sont souvent un « bric-à-brac mythologique », selon les mots de Diaz (499), où l’on trouve mêlés Protée et Méphistophélès. Contrairement à Balzac, le romantisme ironique de Musset s’apparente plus à de l’impertinence. Le premier Musset se glisse dans la peau d’un dandy juvénile, et non grave et sérieux comme le seront Baudelaire et Barbey. Sa marque de fabrique consiste à brusquer ses lecteurs, à se montrer cavalier comme en témoignent ses Contes d’Espagne et d’Italie. Par ailleurs, l’activité littéraire n’a plus aucun sérieux, elle devient un passe-temps pour les paresseux, contre l’ennui. Les textes sont emplis de digressions et saillies qui brouillent le récit d’autant plus que Musset y ajoute des enjambements à n’en plus finir qui rendent la lecture difficile. La lyre disparaît pour laisser la place à une plume mais écrasée malencontreusement, le feu poétique dépend d’une bougie et le poète se compare à Énée s’essoufflant à porter Anchise… Il n’y a aucun doute, le poète a perdu de sa gravité et ressemble à un bouffon.

17C’est à cette époque du romantisme de l’ironie que naît l’écrivain « fashionable », selon les mots de Diaz (518) avec entre autres Musset, Eugène Sue, Mérimée, etc. Les métaphores spatiales abondent et montrent l’inconstance, le vagabondage, l’errance, le pêle-mêle, le désordre, etc. L’artiste ironique est moqueur mais dans une attitude ludique et festive, qu’il faut bien distinguer de l’ironie voltairienne plus agressive et railleuse. Les romantiques pratiquent l’ironie comme un mode de vie par rapport à Socrate ou Voltaire qui en usent comme d’un instrument. José-Luis Diaz propose quatre « portraits-robots » de l’artiste ironique : l’enfant espiègle (par opposition à l’enfant pur du poète mourant) ; le dandy dont la liberté capricieuse et la grâce lui confèrent des attributs donjuanesques ; le diable : « Belzébuth dandy » dans Albertus de Gautier (1832) qui renvoie à l’univers irrationnel du romantisme ironique et à l’habileté et la perversion de la figure de l’artiste (dans ce cas de figure, si l’ose dire, Janus et Protée sont les doubles de l’artiste). Et le « danseur de cordes » qui est « souple comme un Protée, fragile comme un enfant, jouant de son apparence vestimentaire comme le dandy » (553). C’est ici l’image du saltimbanque, du jongleur, du mime, de l’acrobate (Arlequin) qui évoque naturellement la souplesse et le mouvement de l’artiste ironique.

18D’après Diaz, l’emblème de ce romantisme ludique et ironique serait le kaléidoscope : l’artiste doit se construire une personnalité paradoxale.

19Enfin, le dernier chapitre est consacré à la scénographie du poète désenchanté. Ce romantisme se caractérise par sa tonalité extrêmement pessimiste. Les écrivains du romantisme désenchanté sont accablés par la stature de leurs aînés. De par leur insistance sur la souffrance ressentie dans les textes, ils ont quelques liens privilégiés avec le romantisme mélancolique. Musset et Gautier passent aisément de ce romantisme au romantisme fantaisiste. José-Luis Diaz expliquent que les écrivains souffrent d’une « conscience malheureuse de ne pouvoir être un grand homme » (567) d’où le désenchantement. Le doute de n’être que de pâles copies, des imitateurs, taraude les écrivains. Avant même Baudelaire ou Rimbaud, la jeune génération romantique a perdu sa confiance dans l’Humanité et dans le pouvoir effectif du poète. Les Jeune-France, par exemple, sur le plan littéraire comme sur le plan politique, se construisent en opposition. Contrairement au romantisme ironique dont l’écrivain est un aventurier, l’artiste désenchanté se présente comme quelqu’un de « commun », qui n’a rien de particulier. Finalement, l’image sacrée du poète est bafouée, moquée : la poésie est une occupation de bon à rien. Les topos de l’impuissance sexuelle, du poète plein de vices (alcool, jeu) sont récurrents et donnent une image du poète comme un bouffon triste, tel le Fantasio de Musset.

20Ce romantisme est fondé sur une analyse catastrophiste de l’état de la civilisation, trop ancrée dans une chronologie. Il est vécu comme une crise sans remède : Les écrivains ont le sentiment que tout est devenu faux, commercial, une imposture (d’autant plus avec le phénomène d’industrialisation du livre). C’est donc un portrait « déshéroïsé » de l’auteur qui se développe, auteur obligé d’écrire (et non doté de génie) pour survivre : l’activité littéraire devient purement alimentaire. L’image du « poète crotté » (Villon, Rutebeuf) est réinvestie pour s’adapter à une société consommatrice de littérature. La publication d’un ouvrage est assimilée à de la prostitution : l’image, violente, est récurrente dans les textes de l’époque et, en particulier, chez Balzac.

21Le pessimisme de ce romantisme ouvre la voie à des poésies de type funéraire (des poèmes-tombeaux, épitaphes…). L’amour est un châtiment comme en témoignent les textes d’un Musset ou d’un Nerval surtout. L’artiste désenchanté se compare à Hercule et Prométhée, Don Juan et Faust ou encore Icare mais seulement pour souligner leurs échecs. Quant aux métaphores spatiales, elles témoignent de l’absence d’espace à investir pour ces poètes puisqu’il n’y a que chute, manque, échec, défaillance, etc. Si dans le romantisme paternel, voire le mélancolique, le poète était dans une attitude d’envol ou de survol, il est dans l’effraction, le débordement dans le romantisme énergétique et dans le contournement lorsqu’il est ironique. Là, il n’y a plus d’espace. Tout est occupé, il ne reste que la chute, ou la noyade (dans le Léthé) si le contexte est aquatique…

22« Et après ? », demande José-Luis Diaz en guise de conclusion5. Ces cinq scénographies romantiques, malgré leurs différences, peuvent se résumer au fait que les écrivains ne peuvent se représenter que dans un espace imaginaire qu’ils doivent investir. Les métaphores spatiales et les références mythologiques constituent cet espace en même temps qu’elles constituent la figure de l’écrivain. Par ailleurs, si le phénomène central du romantisme est bien le « sacre de l’écrivain » comme l’a montré Paul Bénichou, il doit être complexifié. C’est ce qu’a très bien réussi José-Luis Diaz en montrant comment l’écrivain romantique se « vedettarise » et s’inscrit dans un espace social qui n’est pas seulement celui d’une littérature grave et noble mais un espace ouvert tributaire du phénomène d’industrialisation du livre, de la publicité et du développement sans précédent de la presse et de la critique littéraire.

23Pour conclure sur cette présentation, il convient de souligner l’extraordinaire richesse des références et des analyses de l’ouvrage qui sera utile aussi bien pour une connaissance approfondie du romantisme que dans le cadre d’une histoire littéraire sur la représentation de l’écrivain à travers les âges et sur l’univers fantasmatique qui est mis en place dans un texte littéraire.