Acta fabula
ISSN 2115-8037

2008
Avril 2008 (volume 9, numéro 4)
Suzanne Dumouchel

L’image du philosophe dans le roman du XVIIIe : Une figure désidéalisée

Le Philosophe romanesque. L’Image du philosophe dans le roman des Lumières, Pierre Hartmann et Florence Lotterie (éd.), Presses Universitaires de Strasbourg, 2007, 335 p.

1Si le titre de cet article témoigne d’un pseudo échec de la représentation du philosophe dans le roman des Lumières, ce n’est pourtant pas l’objet de cet ouvrage mais plutôt ce qui en ressort à la lecture des nombreux articles qui composent le recueil. L’examen des contributions le confirmera, la figure du philosophe est multiple et très souvent déceptive. Rarement caricaturale1, elle montre néanmoins la difficulté à concevoir le rôle bénéfique du philosophe et la place qu’il occupe dans la société. Trop souvent gêné par les représentations idéales des philosophes antiques, le philosophe romanesque des Lumières ne parvient que difficilement à accéder au statut « théorique » du philosophe, c’est-à-dire à être en conformité avec la représentation abstraite que l’on en fait. On observe finalement que le philosophe, dans le roman, ne peut s’inscrire dans le monde que sous forme déceptive ou négative.

2Ce volume est le pendant d’un premier recueil paru en 2003 et intitulé Le philosophe sur les planches qui, comme son titre l’indique, s’interrogeait sur la figure du philosophe dans le théâtre du XVIIIe siècle. Cette analyse, qui s’interroge sur les rapports entretenus entre littérature de fiction et littérature d’idées à partir de l’image du philosophe, paraît à point nommé à une période où la recherche s’intéresse à la représentation des « personnalités intellectuelles », comme en témoigne la récente parution des ouvrages de José-Luis Diaz, Scénographies auctoriales à l’époque romantique, de Jérôme Meizoz, Postures littéraires dont l’ouvrage est consacré essentiellement à des textes du XXe siècle ou encore le colloque à venir sur les « Savoirs et savants » dans la littérature2.

3Le parcours suivi est essentiellement chronologique. Comme le soulignent les éditeurs Pierre Hartmann et Florence Lotterie dans l’introduction, cette organisation met en avant les évolutions de la figure du philosophe. De ce fait, la première partie « Paradigmes » est consacrée aux premières représentations du philosophe dans les œuvres romanesques. La seconde partie « Parcours » est une synthèse des différents types de philosophes, dans leur rapport avec le monde, quant à la troisième et dernière partie intitulée « Réévaluations », elle concerne principalement la fin des Lumières en incluant la période révolutionnaire. La représentation critique du philosophe y domine et témoigne d’un désenchantement manifeste.

4En toute logique, le recueil s’ouvre sur un article relatif à Fontenelle, qui a joué un rôle non négligeable dans la promotion de la figure du philosophe moderne. En effet, l’article de Claire Gany-Boussel « Le philosophe dans les fictions de Fontenelle : une figure faite de "pièces rapportées" » fait le point sur la conception du philosophe au début des Lumières. Ce personnage, que l’on croit mort à la fin du siècle précédent, est réhabilité dans les écrits de Fontenelle et notamment dans trois textes analysés dans l’article : Les nouveaux dialogues des morts (1683), Les entretiens sur la pluralité des mondes (1686) et La République des philosophes qu’elle attribue à Fontenelle tout en précisant que sa paternité est encore contestée. L’examen de ces trois textes permet de constater que Fontenelle met en scène des philosophes amateurs et des philosophes « professionnels » qui conversent et échangent leurs idées sans valoriser l’un par rapport à l’autre. Fontenelle vise en effet à construire l’image d’un philosophe dont la culture est diverse, le savoir objectif et qui conserve une simplicité d’expression et un « goût pour les choses d’agrément ». En somme, le philosophe chez Fontenelle est à l’image de ce qu’il a voulu incarner : un galant philosophe. Si cette contribution ne renvoie évidemment pas à une image déceptive du philosophe, elle entre en résonance avec les contributions suivantes qui insistent sur la contradiction du personnage du philosophe qui observe le monde de l’extérieur tandis qu’il doit vivre dedans pour le comprendre. C’est ce que met en avant J-P Schneider dans son article « Comment peut-on être persan… et philosophe ? », consacré, on s’en doute, au roman de Montesquieu, Les lettres persanes paru en 1721. Le personnage d’Usbek est présenté comme une « figure de l’homme en quête » dont le but est d’accéder à la sagesse par le savoir. Mais si l’essentiel de l’ouvrage est fondé sur une observation fidèle des comportements et usages pour en tirer des lois générales, il reste que le personnage se contredit plus d’une fois et que ses vérités ne lui sont d’aucun secours lorsqu’il se lamente sur son sort d’exilé. J-P Schneider en donne un exemple concluant : Usbek refuse le divorce demandé par une de ses épouses, Zélis, mais compare quelques mois plus tard ceux qui interdisent le divorce à des tyrans. Usbek représente l’homme déchiré par ses contradictions et dont la philosophie, tout comme l’ouvrage, aboutit à une impasse. Dans une toute autre mesure, l’article suivant « Du philosophe anglais de Prévost au Traité des systèmes de Condillac : Lecture de la crise de Saumur », d’Erik Leborgne, met en avant le rapport de type pathologique de Cleveland à la philosophie. L’analyse est centrée sur le livre six de l’ouvrage de Prévost et montre comment Cleveland est littéralement empêtré dans la philosophie maternelle. Bien loin de la remettre en question par sa propre expérience du monde, il se pose la question du suicide et de l’infanticide. Erik Leborgne émet l’hypothèse, qu’il démontre brillamment, que Prévost serait un précurseur des théories de Condillac selon lesquelles l’usage systématique de la raison sans lien avec l’expérience réelle serait totalement absurde. De ce fait, là encore, le philosophe mis en scène dans le roman ne parvient pas à accorder sa philosophie à son expérience de la vie. Cet autre type d’impasse conduit Cleveland à un état maladif de mélancolie.

5Toujours à propos d’un ouvrage de Prévost, Colas Duflo, dans son article « Le narrateur philosophe, un oxymore narratologique : l’exemple du Monde moral de Prévost », met en avant l’impossible figure du narrateur philosophe. Cet aspect est très intéressant puisqu’il vient corroborer l’hypothèse d’une impossible figure cohérente et heureuse du philosophe dans la fiction romanesque. En effet, en tant que narrateur, le personnage est dans le récit, il vit une succession d’aventures tandis que le philosophe se doit de rester à l’extérieur du récit, en sa qualité d’observateur. De ce fait, pour reprendre les mots de Colas Duflo, le narrateur est pris « au piège de sa diégèse ». Décidément, le philosophe peine à trouver un rôle satisfaisant dans les fictions de Prévost. Enfin, le dernier article de cette première partie est consacré à Rousseau et à sa Nouvelle Héloïse. Pierre Hartmann s’interroge sur les figures possibles de philosophes dans le roman comme le signale le titre de son article « Où est ce philosophe ?: la figure du philosophe dans la Nouvelle Héloïse ». Cette fois, il n’y a pas à proprement parler de figure déceptive du philosophe. Après avoir évoqué les différences entre les « philosophes » de l’œuvre (Saint-Preux, Milord Edouard Bostom, Wolmar et Julie), le constat est le suivant : Rousseau a insufflé à chacun de ses personnages un aspect de sa philosophie. Chacun est à la recherche du bonheur et y parvient par ses propres moyens. Néanmoins, on peut se poser la question suivante : Pourquoi Rousseau ne donne-t-il pas tous les attributs de sa philosophie à un seul et unique personnage ? Est-ce que finalement, on ne pourrait pas y voir l’expression de l’échec de la représentation du philosophe rousseauiste dans le genre romanesque ? Cette question reste ouverte mais permet d’envisager combien semble difficile, voire inadéquate, la mise en scène du philosophe dans le roman.

6La seconde partie s’ouvre sur un article dédié à la représentation des femmes philosophes : « Thérèse et ses sœurs : 1748, année de la "femme philosophe"? » de Florence Lotterie. Après avoir constatée que l’année 1748 faisait la part belle aux fictions narratives qui mettent en scène une femme philosophe, Florence Lotterie démontre que la philosophie des narratrices est transposée dans le domaine de la sensualité et du plaisir. A partir de trois textes parus la même année, le célèbre Thérèse philosophe de Boyer d’Argens, Baphion ou la courtisane de Smyrne de Meusnier de Quelon et Hipparchia de Godard de Beauchamp, elle montre comment la philosophie garantit le plaisir féminin sans ses excès et ses dangers. Sur le plan romanesque, les trois narratrices contrôlent leur passion contrairement aux autres figures féminines, victimes d’un libertin ou d’une passion malheureuse. Cette contribution est une des rares à renvoyer une image positive de la figure du philosophe dans le roman. La philosophie de ces femmes est nécessaire à leur bien-être, et plus largement à leur sauvegarde. De ce fait, on peut se demander si c’est parce que le philosophe mis en scène est une femme qui permet un usage bénéfique de la philosophie ou bien si c’est parce que la figure est encore nouvelle dans la littérature et qu’elle n’a pas encore ouvert la voie à des critiques3.

7Jacques Berchtold, dans l’article qui suit, nous ouvre la porte d’un autre « type » de philosophe : « Le "philosophe aux fers", thème du roman des Lumières ». Après un développement très riche sur l’histoire du thème de l’enfermement dans le roman du XVIIIe siècle et de ses différentes visées (retour sur ses erreurs, mise en avant d’une société corruptrice ou salvatrice…), Jacques Berchtold s’intéresse à trois ouvrages particuliers : Voyages et aventures de Jacques Masset de Simon Tyssot de Patot (1710), Lettres iroquoises de Maubert de Gousset (1752) et L’Ingénu de Voltaire (1767). Ce sont trois romans qui s’attaquent à la religion chrétienne et qui, par le mythe de l’homme naturel, mettent en scène un épisode carcéral. L’article démontre que, dans ces fictions, le cachot est vécu comme le seul endroit où la vérité peut se dire et où, finalement, l’enfermement de l’homme naturel symbolise à la fois l’oppression de l’être humain et l’impossible parole libre. En somme, soit le philosophe est contradictoire dans son être même soit il est cohérent mais enfermé. De ce fait, il n’y a guère de solution heureuse pour le philosophe dans le genre romanesque. C’est aussi ce qu’illustre l’article d’Antonia Zagamé « Les absences des philosophes : savoirs et distractions dans la fiction romanesque du XVIIIe siècle » qui observe que le philosophe dans la seconde moitié du siècle, apparaît comme un distrait susceptible d’être un danger pour la société. L’exemple des Mémoires Turcs de Godart d’Aucour (1743) sert de tremplin à la démonstration. Ce roman peut se lire comme une critique de l’engouement pour les sciences et nouvelles découvertes par les gens du monde. On distingue de plus en plus ce qu’Antonia Zagamé appelle le « Curieux » et le philosophe. Un écart se creuse entre la conduite du savant, uniquement préoccupé par ses recherches, et la société. L’auteur de l’article conclut sur L’élève de la nature de Guillard de Beaurieu (1763) qui propose au philosophe de concilier vie pratique et spéculation.

8Florence Boulerie apporte quant à elle une distinction entre le philosophe et le savant dans son article intitulé « Enquête sur la démarche cognitive des voyageurs philosophes dans les voyages imaginaires au temps de l’Encyclopédie ». Des romanciers comme Mercier, Villeneuve-Listonai, Rétif de la Bretonne ou encore Tiphaigne de la Roche sont à la source de sa réflexion. Elle observe dans un premier temps que le bon état du corps est essentiel car il est nécessaire à l’observation du monde. Néanmoins, cette observation pose question puisque la plupart des philosophes de ces romans s’intéressent moins à ce qui les entoure qu’aux discours des personnages qui les guident. Finalement, dans cette seconde moitié du siècle, le philosophe apparaît comme privilégiant les relations avec ses semblables. Il n’accorde qu’un intérêt superficiel à ses perceptions du monde imaginaire dans lequel il évolue. Florence Boulerie constate avec étonnement la quasi-absence de descriptions de ces mondes. Elle conclue ainsi sur une scission entre le savant, dont la connaissance s’acquiert par l’observation et l’expérience, et le philosophe qui s’interroge sur « le pouvoir du langage et l’imaginaire des mots » ; scission qui serait manifeste au temps de l’Encyclopédie. Le philosophe, dans ces romans, ressemble plus à un prophète laïc attendant une révélation. Ce portrait du philosophe en prophète se retrouve dans l’article « Les Fils de Morphée : portraits de philosophes en rêveurs » de Françoise Dervieux. Cette figure est paradoxale puisque le philosophe est celui qui observe en même temps qu’il se caractérise par sa distraction. Selon les conceptions philosophiques des romanciers, il est donc moqué ou loué. Les songes de ces philosophes témoignent du désir d’un savoir simple, non livresque, acquis au contact de la nature ou bien en tant que disciple d’un sage vieillard. Mais ces songes sont déceptifs puisque le philosophe s’éveille bien souvent au beau milieu de son rêve, juste avant la révélation qu’il attendait. Avec la période révolutionnaire, on rencontre le motif du citoyen qui est « philosophe en rêve ». Dans ce cas, celui-ci apparaît plus comme un visionnaire ou un prophète. De ces différents songes découlent ainsi deux types de philosophes : le philosophe prophète et le philosophe sceptique et expérimentateur.

9Le dernier article de cette seconde partie offre un ensemble de figures du philosophe éducateur. Christophe Martin s’intéresse à « La fabrique du philosophe : portraits de philosophes en pédagogues dans quelques fictions d’éducation négative ». Il en dénombre trois types : le philosophe pédagogue vertueux a priori désintéressé dont l’exemple le plus probant reste le gouverneur de l’Emile ; le philosophe pédagogue expérimentateur qui isole totalement son élève du reste du monde afin qu’il grandisse avec son expérience comme dans L’élève de la nature de Guillard de Beaurieu et enfin le philosophe pédagogue pervers dont les romans de Sade sont une excellente illustration. La plupart du temps, la relation entre l’enfant et le philosophe pédagogue est de type spéculaire, soit parce que l’enfant devient l’envers absolu du philosophe soit par ce qu’il en est le reflet. On retrouve essentiellement cette figure de l’enfant-philosophe dans les fictions vertueuses (Cleveland, Emile). Chez le pédagogue pervers, l’enfant a une existence purement physique, il est le jouet de son « éducateur ». Christophe Martin nous donne cependant un contre-exemple avec le roman Eugénie de Franval de Sade dont l’intrigue est très novatrice puisque Franval donne à sa fille des connaissances solides, il lui apprend à avoir l’esprit critique mais en conservant toujours le contrôle sur elle. Finalement, ces trois types de philosophes, même le philosophe vertueux, représentent un danger pour l’enfant puisqu’ils « fabriquent » des philosophes qui n’acquièrent pas d’autonomie mais restent sous le joug de leur pédagogue. Des exemples comme Cleveland ou Eugénie de Franval montrent que l’éducation qui vise à transformer l’enfant en philosophe est une des plus dangereuses et des plus nuisibles.

10L’article qui ouvre la dernière partie du recueil se situe dans la droite ligne du précédent puisqu’il s’intitule « Le philosophe corrupteur au déclin des Lumières (1784-1802) ». Stéphanie Genand y expose comment le philosophe devient le « maître du détournement des concepts » ainsi que l’atteste notamment la Philosophie dans le boudoir de Sade parue en 1795. Le philosophe se fait libertin et s’intéresse exclusivement à la connaissance des jeunes filles. Stéphanie Genand appelle ce changement « dégradation ». Celle-ci passe d’abord par l’usage d’un nouveau lexique, celui de la rouerie et du cynisme qui met à mal les repères du XVIIIe siècle. Selon ses propres mots, « la philosophie, à la fin du XVIIIe siècle, est moins une pensée qu’une langue » (233). Le corps est devenu une arme de persuasion à part entière. Pourtant, dans cette destruction de « l’esprit philosophique », la femme philosophe semble être la solution puisqu’elle se révèle plus sage, portée à la réflexion sur soi ce qui confirme la réflexion de Florence Lotterie sur les femmes philosophes en 1748. En effet, de nombreux ouvrages tels que La Courtisane devenue philosophe (1784), Justine d’Arancy ou la vertu calomniée de Maimieux (1788) ou encore Julie philosophe ou le bon patriote (1791) mettent en scène des courtisanes qui quittent progressivement leur état pour devenir philosophe. Dans la contribution suivante, Katherine Astbury nous parle des « philosophes et la Révolution française dans les contes moraux de Marmontel ». Cet article aborde ainsi le sujet du conte. Cette forme narrative implique des changements par rapport au genre romanesque, plus long et plus détaillé. Les personnages y sont schématiques et l’intrigue est réduite à sa stricte nécessité. Par ailleurs, les lecteurs sont plus nombreux et les sujets sont souvent en lien avec l’actualité. Si l’on compare les contes des années 1750-1760 et ceux de la période révolutionnaire, Marmontel en a changé la trame. Dans la première période, le philosophe du conte se fait le mentor et le guide du protagoniste pour une issue souvent heureuse. Il mène au bonheur. À la Révolution, et notamment dans des textes comme Palémon (1791) ou Les Solitaires de Marcie (1791), le philosophe se fait ermite et n’a que peu de rapports au monde, le pessimisme se fait sentir. Ces contes témoignent de la conception de Marmontel des événements de la Révolution qu’il attribue à l’athéisme du siècle. Katherine Astbury y voit l’expression d’une crise personnelle de Marmontel face à la Révolution. Si les philosophes de la première période apprenaient par les livres et la méditation, c’est l’expérience du malheur qui fait le philosophe de la Révolution.

11L’article de Michèle Bokobza Kahan nous ramène quelques années en arrière en réfléchissant aux « Figures de philosophes dans Le Compère Mathieu de Dulaurens ». Ce roman, paru en 1765, met en évidence la diversité et le morcellement du monde. L’auteur de l’article précise que Dulaurens choisit de représenter les choses telles qu’elles sont, c’est-à-dire sans organiser la pensée ou les actions des personnages et sans structurer le récit. De multiples figures de philosophes sont représentées dans ce texte qui visent toutes à démonter le modèle de Dumarsais, dans son texte fondateur, mais sans en donner une nouvelle. Finalement, on retrouve cette impossibilité de l’existence d’un philosophe idéal mais cette fois dans l’idée que folie et raison peuvent tenir le même langage et que, de ce fait, il ne convient pas de s’attacher uniquement à sa pensée propre mais bien de mettre en rapport différents modes de pensée.

12Cependant, certains auteurs du siècle restent tentés par l’idée d’un philosophe idéal qui réduirait à néant toutes les contradictions. C’est ce que nous montre Valérie Wernet dans son article « Ex Oriente Lux : figures de philosophes voyageurs dans l’œuvre de Bernardin de Saint-Pierre ». Valérie Wernet s’inspire de deux textes L’Arcadie et La chaumière indienne pour montrer comment Bernardin de Saint-Pierre parvient à concilier le modèle le l’homme naturel et du philosophe. C’est la rencontre entre ces deux personnages, à la suite d’un naufrage ou d’une péripétie quelconque que se produit « l’harmonie des contraires », si chère à l’auteur de ces romans. Il s’agit de montrer la complémentarité entre le sage oriental dont le savoir provient de la nature et le savant occidental au savoir livresque. Le rêve de Bernardin de Saint-Pierre est bien d’unifier esprit simple et esprit complexe afin d’accéder à une sorte de savoir absolu. Le fait que deux figures de philosophes soient nécessaires à cette complémentarité montre bien l’impossible union des deux formes de savoir.

13L’avant-dernier article du recueil reprend l’idée d’une philosophie éloignée de tout système. Claude Klein dans sa contribution sur « Le démantèlement de la figure du philosophe et l’apothéose du Moi dans les romans de Rétif de la Bretonne » explique comment Rétif de la Bretonne réagit contre l’image convenue du philosophe qui ne réfléchirait qu’au moyen de systèmes préfabriqués. Les romans de Rétif déconstruisent la figure du philosophe pour prôner la confiance en soi et la « sacralisation de l’expérience » selon les mots de Claude Klein (288). De là, l’auteur de l’article propose de voir en l’homme de lettres qu’est Rétif une « aventurier du Moi », se cherchant et se découvrant par l’intermédiaire de ses romans.

14Il convient à présent de conclure avec l’article d’Yves Citton, qui clôt le recueil et qui opère comme une synthèse des différents types de philosophes. Cet excellent article intitulé « L’imprimerie des Lumières : filiation de philosophes dans le Manuscrit trouvé à Saragosse de Jean Potocki », pose la question originale et amusante de savoir « comment se reproduisent les philosophes et les philosophies ». Les philosophes sont partout dans le roman, glorifiés ou ridiculisés. Curieusement, ils sont aux prises avec des spectres, des créatures de l’au-delà alors que les philosophes du siècle ne croient pas aux esprits et rejettent la superstition. Selon Yves Citton, trois principes organisent la façon dont le Manuscrit met en scène le devenir philosophique : Le philosophe, chez Potocki, ne méprise pas les croyances et les illusions, il pratique le doute méthodique en allant plus loin que Descartes puisqu’il met en doute sa propre existence et sait que les apparences sont manipulables et manipulatrices. Dans son remarquable exposé, Yves Citton décrit les différents types de philosophes et démontre que le roman est marqué par la philosophie spinoziste. Il synthétise alors les caractéristiques de ces différents personnages philosophes et détermine comment fonctionne « l’agir philosophique » dans le roman : Tout d’abord, le personnage amené à devenir philosophe est conduit, par un autre protagoniste, à utiliser une « puissance d’agir » qu’il a en lui mais dont il ignore l’existence. Cette pratique diffère totalement de la relation habituelle maître-disciple. En second lieu, le roman, qui est le résultat d’un assemblage de sources, de textes et d’interprétations variées, pousse le lecteur à s’interroger sur la validité de la tradition, des sources (ce qui explique en partie la présence de ces spectres, dans l’esprit de la « croyance populaire »). Par ailleurs, le roman, organisé comme un labyrinthe, selon un système de strates, oblige le lecteur à se demander constamment à quel niveau narratif se situe tel acte ou telle parole. On remarque également que la dimension gothique du roman agit en complémentarité avec le mythe de la caverne de Platon et suggère un monde dans lequel il faudrait intégrer aussi ce qui est inexplicable. Enfin, le Manuscrit privilégie deux traditions : le cabalisme et la religion naturelle qui montrent que, selon Potocki, nous sommes tous engagés dans une filiation réciproque.

15Le philosophe dans un texte narratif donne lieu essentiellement à des romans de type épistolaire polyphonique ou romans-mémoires. La forme narrative met en avant les limites du philosophe. Finalement, dans cet « exemplier » très conséquent, on remarque que les ouvrages à la gloire du philosophe sont très rares. C’est plus la complexité de la figure du philosophe qui est mise en avant, et plus largement, la difficile adéquation d’une seule et même philosophie adaptable à chaque circonstance de la vie. Trois points sont à retenir à la fin de la lecture de ce recueil passionnant et très complet : l’impossible représentation d’un seul et unique philosophe cohérent et heureux dans un texte romanesque et, plus largement, les contradictions qu’implique la posture du philosophe à la fois témoin et acteur de son monde ; de ce fait, c’est l’impossible usage d’une seule et même philosophie.