Acta fabula
ISSN 2115-8037

2008
Avril 2008 (volume 9, numéro 4)
Jorge Peña

Nerval et la quête de l’éternel féminin

Alice Machado, Figures féminines dans le Voyage en Orient de Gérard de Nerval, Éditions Lanore, 2006, 157 p.

1Alice Machado fait avec Gérard de Nerval le voyage en Orient, pour analyser cette rencontre entre les deux continents comme un « faux mariage ». Plutôt que de regarder ce voyage comme une mission ingénue, il faut se rendre attentif à l’ambiguïté qui, dès le début, caractérise l’entreprise amoureuse et la recherche de soi-même : une ambiguïté dans laquelle la ligne de démarcation entre le désir et le spirituel est assez tenue, ou même parfois indiscernable.

2La première partie intitulée Voyage et quête montre comment chacun des itinéraires nervaliens témoigne de la perte — un thème qui oscille toujours entre deux pôles : d’une part, la dégradation et la décadence, et de l’autre la restauration et l’innovation.

3La réalité, le présent sont soumis au morcellement, à la perte. Des choses et des lieux d’abord. Le poète est constamment en quête d’un monde situé dans le passé ; c’est celui de l’Âge d’Or, dont témoignent les mythes et les légendes. Durant tout le Voyage, l’Orient mythique ne cesse de se confronter à un Orient réel et décadent : « le berceau des peuples, n’est plus maintenant qu’une source desséchée ». Les monuments en ruine restaurés sont aussi un autre symbole négatif, car la rénovation vient alors effacer les traces de ce passé. Cette idée de perdition en Orient est, pour le narrateur, inhérente à la politique extérieure anglaise dans la première moitié du XIXe siècle : « les Anglais représentent la destruction ». D’autre part, la perte des êtres aimés : Aurélia, Sylvie, Octavie, et Heloïse.

4C’est ainsi que le voyageur commence « une quête d’hier sous aujourd’hui ». Suite à cette recherche, le poète peut fixer dans son oeuvre tout un monde de souvenirs, recomposer le passé dans le présent. C’est donc en essayant de remonter vers les sources, qu’il peut se régénérer, et faire revivre ses propres origines. Le poète se donne lui-même la tâche de rétablir l’harmonie perdue. Il ne pourra pas le faire sans passer par le culte de la femme : la quête de l’éternel Féminin.

5La deuxième partie s’intéresse à la quête de « tayeb » à « mafisch » : des femmes-images de la nuit et du théâtre de Vienne, on ira jusqu’aux femmes du jour et de la réalité, chez le marchand d’esclaves : L’amour et le mariage nécessaires et impossibles.

6Le poète commence la poursuite de la figure de la femme idéale à Genève, où les femmes sont « fort jolies » ; à Munich ensuite, où les femmes portent les traces des tableaux de Rubens ; jusqu’à Vienne, où il déclare : « À Vienne, cet hiver, j’ai continuellement vécu dans un rêve ». Dans l’intervalle, le narrateur fera plusieurs rencontres — Katty, une figure de la nuit, disparaît avec le jour ; Vhahby, presque diabolique ; autant d’amours qui se terminent par un échec, de la même façon qu’il perdra Sylvie dans Les Filles du Feu. Pour Alice Machado, ces femmes reproduisent l’acte de l’abandon de la mère morte en Silésie. Il ne reste qu’une seule issue dans l’univers nervalien, le mariage ou la mort. Dans cette poursuite de l’Éternel Féminin de l’union sur la terre avec la figure idéale, c’est surtout aux femmes que Gérard s’intéresse en arrivant au Caire. La femme égyptienne reste à la fois présente et absente, morte et vivante, elle est à la fois femme-déesse et femme-momie : « Véritables filles d’Isis, elles cachent leur vérité profonde, sous des masques apparents, et exercent un invincible attrait sur le voyageur qui voudrait percer le mystère ». Chaque femme voilée, donc interdite, lui est un rappel de la transparence perdue. Le poète en quête de rêve, refuse de retrouver la réalité qu’il a quitté. C’est ainsi qu’il fait encore d’autres tentatives, afin de trouver « l’épouse idéale ». Il pourra suivre une procession de noce, transfiguré, muni du nom « tayeb », comme un véritable habitant du Caire. Toutefois, il se refuse au mariage, et songe à l’achat d’une esclave : Zeynab. Vite déçu, il regrette l’achat de l’esclave : « Il est clair désormais que j’avais fait une folie en achetant cette femme ». Gérard découvre maintenat madame Bonhomme, la « reine du matin », la dernière figure féminine au Caire.

7Quittant le Caire sous le signe de la tristesse, en emportant Zeynab avec lui, le voyageur prend en arrivant à Beyrouth un ton plein d’enthousiasme : « je me sens plus jeune […], je n’ai que vingt ans ». Il imagine avoir trouvé la figure de la femme idéale avec Salèma. Il trouve sa pleine signification dans la nature même de son origine qui est non pas humaine, mais divine.

8Dans la troisième partie, Vers le mythe, on désigne une réalité qui ne peut pas le satisfaire, c’est donc dans les figures mythiques que le voyageur pourra se réfugier : « L’impossibilité d’atteindre aux êtres réels me jeta dans le pays des chimères ». La reine de Saba, une figure mystique, la reine d’un pays des magiciens, le miroir d’un univers nervalien où la femme apparaît en même temps comme microcosme et macrocosme, elle est à la fois fragment de l’univers auquel désire s’accorder le poète et cet univers lui-même. C’est donc ainsi que la reine de Saba se confond dans le monde nervalien avec Aurélia et Isis, figure pour lui de la mère, la sœur et l’épouse. Sétalmulc, la sœur aimée d’Hakem, est la même que la femme rêvée, pressentie et vue par Yousouf, mais l’un et l’autre seront privés d’elle. Cette princesse a le pouvoir d’unir en elle le passé et le présent, avant d’incarner la figure isiaque éternelle et omniprésente. Ces personnages féminines s’unissent à travers les contes pour dire la toute puissance de la femme, seule capable de réunir les divers espaces, et les lieux dans une synthèse souveraine. Tout comme Adoniram, seul parmi les héros nervaliens, accomplit son mariage avec la femme aimée, désormais soeur, épouse et mère, c’est pourtant le calife Hakem qui maintient la folle espérance sur laquelle se fonde le syncrétisme de Nerval, cette ardeur qui se manifeste dans toutes ses aspirations à un renouveau de l’ordre ancien, un retour à l’Âge d’Or.

9Le type de personnages que Gérard a créés dans son Voyage, leurs confrontations et leurs affrontements, permettent à l’auteur de se livrer à une réflexion sur la femme silencieuse. Alice Machado parvient à la conclusion que le seul mode réel de connaissance réside dans ce concept désuet : l’âme.

10Le récit devient ainsi un miroir et un reflet de la vision que l’écrivain a de l’affirmation et l’intériorisation de l’identité de la femme. On pourrait présenter l’économie générale des thématiques et la fonction des images en les considérant, ainsi que le langage qui les exprime, comme un code, défini comme : « Quête d’amour, d’harmonie première, de cette image virginale et pure toujours fuyante ».