« Pauvre Tchekhov »
1Le genre de la biographie suscite à la fois l’engouement et la suspicion : représentant deux pour cent des ventes des libraires, son succès populaire le rend douteux aux yeux des universitaires et des chercheurs. La collection « Folio Biographies » voudrait sans doute désamorcer cette suspicion, et certains des volumes déjà parus y réussissent fort bien — parmi lesquels le sympathique volume sur Shakespeare par Claude Mourthé. Le récit de la vie de Tchekhov que Virgil Tanase nous présente à son tour est moins convaincant. Outre les autres biographies de Tchekhov qu’il a consultées, son énorme travail s’appuie essentiellement sur la correspondance de l’auteur, matériau sur lequel il fonde son « récit » — tel est le terme par lui retenu pour désigner son entreprise.
2Certes, cette biographie est un récit. Mais la rédaction se ressent un peu partout d’une certaine application, et le style reste souvent naïf. Qu’on en juge sur ces lignes : « Tchekhov ouvre la fenêtre, regarde les pelouses d’un vert cru et les arbres du parc. Un escalier de bois descend en zigzaguant vers l’allée pavée de pierres inégales conduisant aux bords escarpés de la rivière qui coule en contrebas. Sur l’autre rive, la forêt. Un rossignol se met à chanter. Tchekhov est heureux » (p. 102).
3V. Tanase semble vouloir « tout nous dire » de la vie de Tchekhov, nous faire partager tout ce qu’il a lu dans sa correspondance, transformer cette correspondance en matériau esthétique pour faire un beau récit. Mais à vouloir être complet, et à fournir des détails insignifiants, il finit par briser l’illusion de réalité qui caractérise les récits de vie, et ne parvient ni à éveiller un effet esthétique chez son lecteur, ni même à satisfaire un intérêt documentaire.
4Le biographe, bien « documenté », se perd dans une telle érudition que rien de significatif ne ressort de ce portrait. L’alignement de faits positifs brouille notre vision, et nous refermons l’ouvrage avec l’impression de ne rien avoir appris de plus sur l’auteur.
5Et si V. Tanase considère qu’une biographie est nécessairement sélective, qu’elle fait d’une personne un personnage, si sa volonté de faire un récit est affirmée, le personnage Tchekhov tel qu’il est bâti n’est pas convaincant. Il suscite bien notre compassion par sa souffrance — la tuberculose l’atteignit très tôt et il mourut à quarante-quatre ans — mais entre « compassion » et positivisme nous ne pouvons décider ce qui est pire. V. Tanase semble ne pouvoir s’empêcher de sacrifier à une tradition assez soviétique de la biographie. Descendant d’une famille de serfs affranchis, de rustres en somme, Tchekhov a eu une enfance malheureuse, terreau sur lequel s’est développé son génie : « Dans son enfance, en se réveillant, Tchekhov se demandait s’il allait échapper ce jour-là aux coups de son père, auquel il a voué néanmoins une tendresse indéfectible jusqu’à la fin de sa vie » (p. 11). Mais s’il a grandi malheureux, il a aussi, en devenant un grand homme de lettres, vengé tous les exploités de sa famille ! — avons-nous l’impression d’entendre derrière les allusions récurrentes à cette enfance.
6Ainsi, si la biographie comme genre oscille entre science et art, entre principe de réalité et principe de plaisir, le présent ouvrage reste suspendu entre ces deux pôles. V. Tanase paraît vouloir faire œuvre littéraire tout en restant fidèle à la réalité documentaire, chercher un juste milieu entre la fiction et la réalité. Mais il n’y parvient pas. Le tableau qu’il brosse de la Russie et surtout de la vie de Tchekhov semble artificiel, ce qui est le comble pour un travail aussi bien informé.
7Il est légitime de s’interroger sur le public visé par une telle biographie. Genre populaire, nous l’avons dit : le parti pris de la collection l’est ouvertement. Mais être populaire ne signifie pas être puéril. En arrière-plan de la biographie d’un écrivain de la fin du XIXe siècle russe, nous attendons un tableau social, politique, au moins une esquisse.
8L’auteur de cette biographie ne nous apporte que peu d’éléments sur la Russie pré-révolutionnaire, quelques passages tout au plus, délivrent des informations allusives. Pire, on sent parfois le biographe en quête d’événements sensationnels. Lorsque l’auteur raconte la représentation à Saint-Pétersbourg par la troupe du Théâtre d’Art, pour laquelle travaille Tchekhov, d’une pièce de Gorki, Les Bas-Fonds, le paragraphe se clôt sur l’accueil chaleureux du public : « Les gens ignorent, certes, que pour cette représentation à haut risque les ouvreuses ont été remplacées par des fonctionnaires de police. » (p. 351). Mais comme l’atmosphère politique de l’époque n’a été que rapidement décrite, ce détail résonne dans le vide.
9Certes, nous n’attendons pas, en ouvrant une biographie, un manuel d’histoire, mais détacher à ce point la petite histoire de l’homme et la grande histoire dans laquelle il s’inscrit produit l’impression gênante que Tchekhov est un être qui se contente de passer dans son époque. Nous apprenons toutefois qu’il a longtemps écrit pour la revue plutôt réactionnaire de Souvorine, avant d’être déporté, presque malgré lui, vers la gauche, à l’occasion de l’Affaire Dreyfus. Il est vrai que Tchekhov, et V. Tanase le montre bien, n’était pas très engagé dans la vie de son temps, et vouloir à tout prix le politiser, comme l’ont fait les biographies dogmatiques soviétiques, trahit sans doute la vérité du personnage. Mais nier son appartenance à une époque est aussi une forme de trahison, qui laisse croire qu’un homme peut errer dans l’histoire sans s’y inscrire.
10La vie seulement quotidienne est largement décrite, et V. Tanase fournit une foule de détails que l’on suppose destinés à « créer une ambiance », dans le style populaire, ou à « fonder l’illusion de réalité », dans le style pédant. Mais la description des intérieurs ou des paysages vus par Tchekhov, comme celle que nous avons citée plus haut, ne semble avoir d’autre but qu’elle-même. Elle constitue bien un arrière-plan, mais non un décor. Le personnage Tchekhov évolue de façon totalement indépendante, détaché de cet arrière-plan.
11Si l’auteur nous fait suivre la vie de Tchekhov presque au jour le jour, sans approfondissement du champ historique, il ne la met pas non plus en perspective avec la vie de Tchekhov lui-même vue comme un tout. Cette dernière démarche est une des difficultés de la biographie. Il ne s’agit pas de replacer Tchekhov dans un destin, ni de lui imaginer une vocation qu’il n’a pas eue, mais d’avoir une vue plus globale de cette destinée si originale. Entré en littérature par la petite porte, afin de gagner sa vie, nourrir sa famille et payer ses études de médecine, Tchekhov est devenu le grand auteur que l’on sait. À chacune de ses pièces, le même scénario se répète : le dramaturge regarde sa pièce comme mauvaise, le metteur en scène Stanislavski n’y croit pas davantage, les critiques sont mitigées, mais le public l’acclame. V. Tanase raconte ce processus inlassablement, pour chacune des mises en scène, sans élever le point de vue. La biographie qu’il nous livre ne décolle jamais du quotidien, et la vision qu’elle donne de Tchekhov reste myope.
12La biographie d’un écrivain est presque un genre à part, au sein même du genre biographique en général. Il est difficile sinon impossible de ne pas y chercher, peut-être malgré soi, des réflexions sur l’œuvre de l’auteur. Ici, rien n’est dit ou presque de celle de Tchekhov ; aucune dimension critique n’apparaît : c’est à peine si les œuvres sont évoquées, brièvement résumées. On aurait voulu connaître le point de vue de V. Tanase, ses analyses en tant que metteur en scène. Mais à force de vouloir être populaire, le discours de l’auteur devient simpliste, ce qui finit par être insultant si l’on se place dans une perspective quelque peu démocratique du partage de la connaissance.
13Tchekhov était entouré d’une constellation de grands hommes de lettres et de théâtre. On croise dans sa biographie Tolstoï, Gorki, Stanislavski. Mais à peine apparus, ils disparaissent. Et quand V. Tanase évoque Bounine, c’est pour mettre en scène une espèce de don de divination de Tchekhov. Quelques temps avant de mourir, il transmet à son ami une phrase que V. Tanase mythifie : « Dites à Bounine qu’il doit écrire, écrire sans cesse. Il sera un grand écrivain. Dites-lui cela de ma part. N’oubliez pas. » Alinéa : « Ivan Bounine recevra le prix Nobel de littérature en 1933 » (p. 372).
14Au lieu de faire des effets si bon marché, on aurait voulu en savoir plus sur Bounine, sur Stanislavki et sur les étranges relations qui le liaient à Tchekhov. Ou d’un autre point de vue, si la collection vise le grand public, quelques éclaircissements sur celui qui révolutionna la mise en scène n’auraient pas été inutiles. Globalement, cet ouvrage rate donc son lectorat. Les considérations sur le théâtre comme genre restent générales, pour ne pas dire naïves, et le lecteur peut se sentir sous-estimé, sinon franchement vexé qu’on ne le prenne pas au sérieux.
15Enfin, si cette biographie laisse un tel sentiment de platitude, c’est aussi parce qu’elle semble rechercher une sorte de neutralité. Rédiger une biographie est un acte, et possède donc une dimension pragmatique. Les théoriciens de la biographie considèrent que ce genre doit susciter un jugement sur l’individu dont il est question, et éventuellement confirmer ou infirmer un jugement préexistant, ce qui instaure une pragmatique de la décision. Si la biographie n’avait pour finalité que la connaissance, elle serait un genre gratuit, et c’est ce qui la rend sujette au doute aux yeux de ceux qui dénoncent sa vanité. Or l’ouvrage de V. Tanase ne met en valeur aucun jugement sur Tchekhov. Éventuellement, il laisse transparaître des sentiments quelque peu négatifs envers Olga Knipper, mais sans véritable prise de position. L’ouvrage en perd son relief, et, plus gênant, fait perdre son relief à Tchekhov.
16Et quand l’auteur cherche à donner du relief à son personnage, il ne trouve rien de mieux que de chercher à nous surprendre en nous présentant un Tchekhov grossier. Au sujet des filles japonaises, il cite une lettre : « Elles sont terriblement habiles dans leur métier, en sorte que vous n’avez pas l’impression de sauter une pute mais de participer à un numéro de très haute voltige équestre. »1 Nous sommes ravis de voir que Tchekhov prend corps, qu’il n’est pas le fantôme désincarné que le reste de la biographie construit, ou plutôt déconstruit. Il n’en reste pas moins que populaire et démagogique sont deux choses distinctes.
17Que cette biographie ne se veuille pas un travail universitaire, ne cite pas ses références n’est pas fondamentalement un problème, et cela ne doit choquer que les fats. Toutefois, on aurait préféré moins de dissolution dans les détails. S’ils cherchent à rendre ce récit vraisemblable, ils finissent en réalité par le décrédibiliser car il lui donnent une dimension fictive au mauvais sens du terme : on a du mal à croire à ce que l’auteur raconte et décrit. Un peu plus d’esprit de synthèse sur la vie atypique de ce grand homme de théâtre et de lettres aurait été souhaitable et aurait pleinement rempli l’objectif de la collection en ne fournissant pas au grand public des faits bruts, mais une construction, un personnage. Quitte à vouloir faire le récit fictionnalisé de la vie d’un auteur, La Vie de M. de Molière est de loin plus réussie.
18C’est aussi toute une vision du sujet qui nous semble ici mise en jeu. La myopie de cette biographie fait de Tchekhov un être éclaté, fragmentaire. Nous n’y voyons plus clairement, tant le texte regorge de détails sans importance. En évoquant sans relâche les hémorroïdes de Tchekhov, V. Tanase semble vouloir nous livrer sa vérité intime. Ce n’est pas que les hémorroïdes de Tchekhov ne nous intéressent pas, mais chercher à tout prix à tout dévoiler finit par trahir la complexité du sujet et interdire à ses zones d’ombre de subsister.