La rencontre du conte merveilleux et de la scène (XVIIe-XIXe siècles)
1La revue Féeries a pour objet d’étudier le conte merveilleux de langue française, du XVIIème au XIXème siècle. Le numéro 4, publié en 2007, se propose d’observer, à travers dix articles, les influences du conte merveilleux sur le théâtre. A ces études s’ajoutent différentes rubriques : un « débat » qui oppose Nicole Belmont et Claude Brémond à propos de la réédition des Contes de Lorraine d’Emmanuel Cosquin, ainsi qu’un article de Nicolas Veysman sur « Le féerique moral dans les contes moraux de Marmontel », qui figure dans les « Mélanges » offerts par la revue.
2L’étude conjointe de deux formes génériques, l’une narrative, l’autre dramatique, pose la question de l’adaptation, de sa forme, de ses contraintes et de son évolution, mais aussi des « enjeux poétiques et esthétiques de [la] rencontre décisive » entre conte et théâtre, comme le souligne Christelle Bahier-Porte, dans son article : « Le conte à la scène / Enquête sur une rencontre (XVIIe-XVIIIe siècles) ». Nous ne suivrons pas l’ordre de la revue, préférant dégager des caractéristiques communes aux différents articles.
3Pour commencer, il est utile de rappeler les différentes sources des adaptations théâtrales. Celles-ci peuvent être principalement classées en trois catégories :
4— la première concerne les contes de Charles Perrault, « l’auteur le plus adapté du XVIIe au XIXe siècle » selon l’expression de C. Bahier-Porte. Ainsi, Marie-Madeleine Plagnol-Diéval, dans son article « Théâtres privés et contes de fées » indique que Perrault enrichit non seulement le théâtre de la Foire, mais nourrit également « le répertoire des troupes d’enfants ou de certains théâtres des boulevards ». Mais le conte de Perrault le plus adapté semble bien être Cendrillon, dont le schéma initial, si l’on en croit Benjamin Pintiaux, pourrait être retrouvé dans l’opéra de Pellegrin et Rameau, Hippolyte et Aricie, Cendrillon « mise en pièces », selon l’expression de Noémie Courtès, qui étudie les très nombreuses adaptations du conte au XIXème siècle et rapporte une formule de La Famille des Cendrillons, qui résume bien cette vogue perraldienne : « Tant de gens ont essayé cette pantoufle, qu’il n’est pas étonnant qu’elle soit élargie »
5— le deuxième type de sources provient des contes écrits par des femmes, comme La Belle et la Bête, écrits par Mme de Villeneuve et Mme Leprince de Beaumont, qu’étudie Catherine Ramond dans son texte appelé « Une bête sans bêtise », ou le Prodige d’amour, de Mme Durand, source de l’Arlequin poli par l’amour, de Marivaux, ainsi que le montre Raymonde Robert. Notons qu’à plusieurs reprises, les contes de Mme d’Aulnoy sont évoqués par les auteurs des articles.
6— « L’influence de l’Orient sur le théâtre du XVIIIème siècle », tel est le sous-titre de l’article d’Isabelle Degauque : « Des contes des Mille et une nuits à La Pantoufle de Marignier (1730) » ; c’est là une troisième source dans les adaptations théâtrales des contes au XVIIIème.
7— Mais ce qui semble le plus intéressant, c’est bien sûr de voir comment les différentes sources se croisent, s’entremêlent jusqu’à brouiller les pistes d’une adaptation qui serait strictement bilatérale. C’est ainsi que l’on peut rappeler, entre autres, l’article de Nathalie Rizzoni, qui montre le jeu intertextuel à l’œuvre dans « Les Fées de Romagnesi et Procope-Couteaux (1736) entre Perrault et Marivaux » et évoque « la porosité des œuvres dramatiques entre elles ».
8Si les sources semblent plus ou moins communes à toutes les adaptations, la nature de ces dernières est le lieu d’une certaine variété. Certes, C. Bahier-Porte rappelle que la comédie, parce qu’elle entend divertir et instruire le public, est l’équivalent le plus naturel du conte, mais Benjamin Pintiaux montre que « la tragédie en musique est un conte ». Quant à Noémie Courtès, elle évoque conjointement deux formes, celle du ballet, finalement assez peu éloignée des pièces à machines, comme le suggère l’auteur dans une note, rappelant qu’avant la naissance de la pointe, en 1820, harnais, poulies et même chariots à roulettes tentaient de donner aux danseuses des allures de sylphide.
9Dans tous les cas, la question des machines, intrinsèquement liée au merveilleux, est évoquée à plusieurs reprises par les auteurs. C. Bahier-Porte souligne que le merveilleux spectaculaire évolue peu à peu vers un merveilleux du sentiment, moins visuel et plus subtil. N. Courtès, rappelle, quant à elle, reprenant un concept de Cl. Bremond, l’importance du « meccano du conte », et évoque « l’apothéose du truquiste » sous le Second Empire, devenu le personnage principal des pièces.
10La présence des machines dépasse toutefois le simple cadre des réalisations techniques et pose de façon plus exacte la question de la représentation du merveilleux, l’une des principales contraintes de l’adaptation, question que soulève l’ensemble des auteurs.
11Martial Poirson, qui réfléchit à la « Métempsychose et [à la] mobilité sociale dans Le Diable à quatre ou la Double métamorphose de Sedaine » rappelle que « la question du merveilleux qu’on peut définir, pris dans un sens profane, comme le fait d’avoir sous les yeux […] ce qu’il est impossible de voir, est éminemment théâtrale, de même que l’esthétique de l’enchantement […] toujours problématique, qui lui a donné naissance ». L’auteur souligne par ailleurs le paradoxe de l’enchantement théâtral : comment représenter ce qui est destiné à être imaginé ?
12Cette question est également posée par C. Bahier-Porte et C. Ramond, qui évoquent toutes deux les problèmes liés à la figuration scénique de la monstruosité de la Bête, dans les adaptations de La Belle et La Bête : C. Ramond expose les difficultés à mettre sous les yeux du public « l’élément le plus extraordinaire du conte, le plus fascinant, le plus étrange », à savoir la terrifiante Bête du conte de Mme de Villeneuve. L’auteur indique alors les différentes possibilités dramaturgiques : la Bête n’est plus terrible mais simplement laide, elle est dotée d’un nom aux consonances exotiques (Azor ou Phanor), au moins dans les versions de Marmontel et de Nivelle de La Chaussée, et son caractère effrayant, précise C. Ramond, est plutôt présent à travers les jeux de scènes (comme l’évanouissement de l’héroïne à la vue du monstre) ou certaines répliques. Mais c’est à travers une anecdote rapportée par C. Bahier-Porte qu’on peut le mieux cerner tous les enjeux poétiques de l’adaptation du conte merveilleux à la scène. L’acteur Clairval, explique l’auteur, devait jouer le rôle de la Bête dans Zémire et Azor, vit le costume hideux qui lui était préparé et fit part de son inquiétude à Marmontel. Ce dernier déclara au tailleur, qui lui affirmait que le conte mentionnait une bête terrifiante, que « le conte n’[était] point [s]on ouvrage, et [que s]on ouvrage ne sera[it] point mis au théâtre que tout cela ne [fût] changé » La distance prise par rapport au texte source est donc bien revendiquée par les dramaturges, n’hésitant pas, comme Marmontel, à jouer avec l’horizon d’attente d’un public dont l’imaginaire est nourri par une longue tradition de contes.
13Notons également, à la suite de R. Robert, que la merveille, le prodige, peut prendre la forme d’une surprise de l’amour, comme c’est le cas dans Arlequin poli par l’amour, de Marivaux, où le merveilleux du sentiment tend à faire disparaître le merveilleux féerique.
14Mais l’adaptation scénique du conte merveilleux implique de nombreuses autres modifications.
15La question de l’énonciation est ainsi évoquée par C. Ramond qui souligne que la polyphonie énonciative du conte étudiée par J.-P. Sermain, disparaît en partie au théâtre, incapable de restituer la voix du conteur, ni des « voix antérieures dont le récit porte le témoignage et le souvenir ». Il est intéressant de remarquer que C. Bahier-Porte, si elle évoque la même idée (le théâtre « réduit au silence le ‘narrateur’ »), nuance le propos de C. Ramond en suggérant que la « relation avec le public est similaire à celle qui lie le conteur et son lecteur ».
16De façon plus globale, certains éléments inhérents à la conversion de l’adaptation sont évoqués par les auteurs des articles : la temporalité change du genre narratif au genre dramatique, ce qui n’est d’ailleurs pas sans poser de problème pour montrer, par exemple, la longueur du processus de maturation dans La Belle et la Bête (C. Ramond), ou encore la soudaine évolution intellectuelle de la Princesse des Fées de Romagnesi et Procope-Couteaux, « censée se dérouler en une poignée d’heures », « ce qui implique que le temps de la fable coïncide avec celui de la représentation, véritable gageure » (Nathalie Rizzoni) . Les décors sont aussi le lieu d’une transformation ; en effet, il est nécessaire pour le dramaturge d’envisager une transformation de l’espace décrit dans les contes, qu’il s’agisse du « lieu paradisiaque» où séjourne le héros du Prodige d’amour de Mme Durand (cf. article de R. Robert) ou du palais luxueux de la Bête (C. Ramond). C. Bahier-Porte insiste, quant à elle, sur les choix effectués dans les épisodes de l’intrigue représentés sur scène, montrant, à travers deux exemples, que paradoxalement, « la considérable déperdition des moyens textuels » qu’évoque Genette dans Palimpsestes, « n’est pas qualitative » du conte merveilleux au drame.
17Temps, espace, intrigue, comme éléments fondamentaux d’une narration ou d’un drame sont nécessairement amenés à changer en passant d’un genre à l’autre. Mais l’adaptation peut avoir d’autres conséquences : d’une part, il est nécessaire d’appliquer une sorte de restriction à « l’incroyable liberté du conte », lorsque celui-ci est porté à la scène. En effet, faire dire à la Bête, sur scène : « Voulez-vous coucher avec moi ? », comme c’est le cas dans le conte de Mme de Villeneuve, est impensable, souligne C. Ramond. C’est là un exemple représentatif des autres contraintes des adaptations théâtrales, et au premier chef, des contraintes d’ordre moral. Mais les conséquences peuvent aussi concerner le sens même des pièces, leur fin : ainsi, R. Robert explique qu’alors que Le Prodige d’Amour de Mme Durand met en évidence le caractère inéluctable du destin dont les événements s’enchaînent selon un ordre immuable (la bergère qu’épouse le héros est en réalité une princesse), Arlequin poli par l’amour, son adaptation marivaldienne, préfère mettre l’accent sur la métamorphose du sujet aimant, ce qui n’est d’ailleurs pas si éloigné de la morale de Riquet à la Houppe, ce conte de Perrault repris en toile de fond dans nombre d’adaptations.
18Enfin, notons que ces adaptations peuvent se charger d’ironie, comme c’est le cas au XIXe siècle, dans les différentes versions de Cendrillon (cf. article de Noémie Courtès) ou devenir le lieu d’une « caricature involontaire » : c’est la thèse de Régine Jomand-Baudry, dans son texte « La ‘dramatisation’ de Tanzaï et Néadarné par Charles Collé », qui étudie le « fiasco » qu’a constitué l’adaptation de la pièce de Crébillon par Collé, révélateur des problèmes que pose la « ‘théâtralité du sujet’ du conte, et peut-être de tout conte parodique et libertin ». À l’instar du conte, qui, pour reprendre les propos de Jean-Paul Sermain, cité par C. Ramond « peut toujours sortir de son cadre ou de son recueil pour vivre sa vie », l’adaptation dramatique peut, elle aussi, vivre sa vie et devenir un curieux monstre échappant des mains de son créateur.
19Assortis d’une longue chronologie des pièces citées, témoignant de la richesse et de la complexité du corpus d’étude, les passionnants articles du quatrième numéro de la Revue Féerie apportent un éclairage nécessaire à un champ de recherche encore largement méconnu. Stimulant l’esprit des amateurs de théâtre comme de conte, ce numéro ouvre des perspectives de recherche nombreuses ; dès lors, le vœu formulé par Christelle Bahier-Porte, accompagnant la liste chronologique des pièces : « Qu’on nous permette un souhait à l’issue de ce numéro riches en découvertes : que cette liste soit complétée au gré des trouvailles de chacun », risque bien de se réaliser… sans même l’intervention d’une des nombreuses fées qui peuplent les contes merveilleux.