Le facteur sonne-t-il toujours deux fois ? Lettres à l’écran
1« Nous savons tous que le facteur sonne toujours deux fois ». Le recueil d’articles sur les relations entre le cinéma et l’épistolarité publié sous la direction de Nicole Cloarec sous le titre Lettres de cinéma. De la missive au film-lettre1 joue d’emblée la connivence avec un lecteur qui est nécessairement également ici un spectateur : l’allusion qui ouvre l’introduction du volume peut renvoyer à la fois au roman de James M. Cain2 et aux films qui en ont été tirés tant ceux-ci ont été nombreux et, pour certains d’entre eux, fameux3. L’allusion est d’autant moins explicitée que le recueil rassemble les contributions de chercheurs travaillant sur le cinéma dans le domaine anglophone4. Il n’est plus question ensuite de cet exemple parmi tous les cas analysés ou évoqués dans ce recueil, particulièrement riche et varié, notamment du point de vue des périodes considérées, des années 30 et 50, aux productions les plus contemporaines. Les films sont également plus ou moins familiers au lecteur, ce qui n’est pas sans poser les habituels et structurels problèmes d’analyse filmique, qui ne peut donner à voir son objet. Les quelques photogrammes reproduits ici en noir et blanc, signes d’un réel effort dans ce domaine, permettent surtout de constater certaines « mises en page » de l’écriture dans l’espace de l’écran. On passe dans ce recueil des œuvres de Ophüls, Hitchcock, Hawks, Mankiewicz, Cronenberg, Minghella et Soderbergh à celles de Jonas Mekas et Alan Berliner… Certaines œuvres sont évoquées dans plusieurs articles mais sans que cela soit redondant ; c’est au contraire un véritable corpus qui s’affirme sous nos yeux.
2Dans son introduction, Nicole Cloarec indique rapidement, mais de façon pertinente, la problématique du volume. La lettre est une « intruse dans le flux continu des images » mais elle est « un accessoire particulièrement prisé dans les films ». « Problème de mise en scène », elle impose aux cinéastes de trouver une « solution » : implicitement, la lettre s’imposerait donc au cinéma plutôt qu’elle ne serait convoquée pour apporter, de l’extérieur, un élément fondamental. Cette idée, sur laquelle je reviendrai in fine, est vite évacuée au profit des possibilités qu’offre l’utilisation de la lettre dans un film : structuration narrative et circulation dans le schéma de communication notamment.
3N. Cloarec distribue ensuite les articles, très nombreux (pas moins de vingt-trois contributions), très majoritairement monographiques et de longueur très variable (du simple au double), en cinq grandes sections : « Lettres en correspondances », « Lettres en souffrance », « Récits épistolaires à l’écran », « ‘Films épistolaires’ et journaux intimes », « Signatures » (voir le sommaire en annexe).
4Le titre de la première partie n’est pas très explicite : se trouvent rassemblés ici les articles qui peuvent être perçus comme plus généraux que les autres pour des raisons diverses.
5Jean-Pierre Berthomé distingue les différentes fonctions que la lettre peut revêtir dans les films. Son article se présente comme une typologie qui se révèle à plusieurs niveaux ; on se risque ici à la résumer schématiquement à deux fonctions principales : le rapport à l’action et le rapport à la communication. Le premier aspect est représenté par la « lettre enclencheur d’une action », la fonction « la plus élémentaire », la plus accessoire et la plus nombreuse, qui lance ou relance l’action ; elle pourrait englober la « lettre de mission » qui « assigne un rôle » à des personnages (Moonfleet, 1955) ; la lettre devient une véritable « machine infernale » quand elle est manipulée par un personnage pour infléchir l’action, soit de façon « inerte » quand elle n’intervient plus dans le processus qu’elle a lancé (A Letter to Three Wives, Mankiewicz, 1949), soit de façon « dynamique » quand elle reste directement liée au déroulement des événements. Le second aspect repose sur les différents pôles du schéma de communication épistolaire, dont les relations sont surtout susceptibles être exploitées dans un film : la « lettre d’outre-tombe » est le cas de figure que le cinéphile ne peut oublier, la lettre posthume du film de Ophüls, Letter from an Unknown Woman, engageant le film dans un vaste flash-back à la façon du récit de Citizen Kane ; la « lettre à la chère inconnue » renvoie au cas classique de deux personnes qui se méprisent, de se découvrir sans le savoir dans l’échange indirect de la correspondance (The Shop around the Corner, Lubitsch, 1940) ; la « lettre déroutée » est celle qui n’est pas adressée au bon destinataire ; la « lettre révélation » prend tout son sens quand elle est donnée à lire au spectateur sans être envoyée (Vertigo). Pierre Berthomé ajoute « deux exemples singuliers » attachés à des films uniques : la « lettre parenthèse » de La Prisonnière du désert (The Searcher, Ford, 1956), qui ne sert au fond que la « distorsion narrative » du film, et la « lettre oubliée » du Grand saut (The Hudsucker Proxy, Coen, 1994). Je reviendrai sur ces cas de figure qui me semblent liés aux usages romanesques de la lettre.
6L’article de Philippe Roger est entièrement consacré à la période américaine de l’œuvre de Ophüls, véritable « cinéaste de la lettre » qui développe pendant cette période le recours à la lettre dans ses films, alors qu’il réduisait paradoxalement le rôle de cette dernière dans Werther (1938), œuvre de son premier exil européen, et qu’il y fera moins référence après son retour en Europe (La Ronde, Le Plaisir, Madame de…, Lola Montès)5. The Exile, Letter from an Unknown Woman (1948), déjà évoqué précédemment pour le jeu de la lettre que le film emprunte à la nouvelle de Zweig, et surtout The Reckless Moment (Les Désemparés, 1949) sont ici analysés, avec de nombreuses comparaisons avec d’autres films d’Ophüls, comme les exemples les plus achevés d’une utilisation de la lettre non pour sa « fonction épistolaire usuelle, informative » mais pour d’autres usages : la lettre connaît ici un traitement « sonore » plus que visuel parce qu’elle s’accompagne de musique, parce qu’elle est lue à haute voix, etc… ; la lettre est « passée » parce que, objet matériel, elle est vouée au mouvement dans l’espace mais aussi dans le temps ; elle est « fragmentée » parce qu’elle peut également être biffée, froissée, déchirée… L’acte épistolaire, rédaction et lecture, doit être dissocié de la sociabilité impersonnelle : la lettre papier porte les traces de l’émotion de son scripteur, la lettre « partition » est chant intérieur, comme le montre l’auteur qui articule de façon continue l’épistolarité à la musicalité des films de Ophüls.
7Cold Mountain (Minghella, 2003) prendrait, pour Marie Liénard, une « allure de roman épistolaire » : alors que le roman de Charles Frazier (Cold Mountain, 1997) alterne les chapitres consacrés à Ada et ceux qui permettent au lecteur de suivre le déserteur Inman pendant la guerre de Sécession, le réalisateur « met en scène » la correspondance des deux personnages. Il faudrait ajouter qu’il s’agit d’un cas particulier d’épistolarité fictive, cette « monodie » dont parle Jean Rousset6, sensiblement compliqué par la mise en scène cinématographique : M. Liénard indique bien qu’Inman ne reçoit pas ces lettres dans l’ensemble, que l’on entend en voix off sur des images montrant le héros pendant son périple. Dans cette perspective, l’auteur s’intéresse au contenu des lettres, qui joue ici un rôle véritable, notamment au sujet de la guerre, qui prend un sens particulier dans le contexte dans l’Amérique de 2003. L’article finit sur un parallèle entre une « longue lettre reçue en différé » et « l’expérience cinématographique » elle-même qui, par opposition au théâtre, est fondée sur la « différenciation spatiale et temporelle, entre l’expérience du personnage et de celle du spectateur ». On pourrait objecter ici que le film, comme le roman épistolaire, joue souvent sur une illusion d’immédiateté, ce qui confirmerait a contrario le fonctionnement de Cold Mountain.
8Dans un court article historique, Elena Von Kassel Siambani s’intéresse au rôle de la lettre dans le développement de l’industrie cinématographique en Grande-Bretagne dans les années 1930, notamment par le biais du GPO (General Post Office), dont la Film Unit créée 1934 par John Grierson, puis la Crown Film Unit pendant la Seconde Guerre mondiale, furent à l’origine de « films expérimentaux extraordinairement audacieux » (Colour Box, 1935, Len Lye ; Night Mail, 1936, qui associa le cinéaste avant-gardiste Alberto Cavalcanti, le poète W. H. Auden et le compositeur Benjamin Britten ; A Diary for Timothy, 1945).
9 Cécile Marshall fait logiquement le lien avec ce panorama en replaçant dans la lignée de Night Mail7 un film récent de Tony Harrison, Crossings (2002)8, qu’elle traduit ici par « Correspondances », tout en soulignant plus loin d’autres acceptions du terme ; car dans ce film-poème, il s’agit avant tout de jeux de mots, entre l’image et la bande son, entre les différents sens de letters, des lettres de l’alphabet qui donnent lieu à une véritable « calligraphie » aux missives proprement dites.
10Le titre de la deuxième section du recueil, peut se dire de courriers qui n’atteignent pas leur destinataire, ce qui conviendrait à la brève analyse de Serge Chauvin sur la lettre dans les mélodrames hollywoodiens puisqu’il note d’emblée que dans ces films, la lettre « ne fictionne que dans la mesure où elle dysfonctionne », ce qui est d’ailleurs souvent le cas dans l’usage romanesque de l’épistolarité. L’auteur associe le recours à la lettre à la question de la filiation, « enjeu, par excellence (avec le désir) de la fiction, et singulièrement du mélodrame ». Sont explorés ici deux films de John Stahl, Only Yesterday (Une Nuit seulement, 1933), très proche, avant le film d’Ophüls, du roman de Zweig, et Letter of introduction (Lettre d’introduction, 1938) ; le film de Lubitsch mentionné par Jean-Pierre Berthomé, The Shop Around the Corner (Rendez-vous, 1940), confirme l’efficacité fictionnelle de l’échec de la lettre puisque les deux amoureux par correspondance ne se réunissent physiquement qu’au prix de la dénonciation des artifices et des lacunes de lettres dans lesquelles ils se sont d’abord complus de façon exclusive et dont on fait souvent le lieu même d’une écriture aussi sincère qu’intime.
11La question du sentiment pourrait se prolonger dans l’article assez long que Trudy Bolter consacre exclusivement au film de Mankiewicz déjà cité, A letter to Three Wives (Chaînes conjugales, 1949), et à sa source romanesque, A letter to Five Wives, de John Klempner ; mais alors que cette question est centrale dans l’écriture épistolaire et pourrait l’être dans l’exploitation cinématographique de la lettre, le commentaire passe ici en revue, sans lien avec l’épistolarité, le rapport des deux œuvres, de leurs personnages et de leurs auteurs au mariage et au « grand amour »9.
12On trouve dans l’article suivant la référence qui s’impose dans le domaine français, Le Corbeau (Henri-Georges Clouzot, 1943), mis ici en regard de son remake, un film oublié de Preminger : The Thirteenth Letter (1951). Catherine Berthé Gaffiero s’attache par de très fines analyses, qui n’oublient ni les techniques filmiques ni les enjeux psychiques de l’écriture épistolaire, à comparer ces deux films pour dégager la radicalité avec laquelle le film de Preminger dénonce les rapports entre hommes et femmes dans la société d’après-guerre.
13Cet autre film fondamental qu’est Vertigo (Sueurs froides, 1958) est pris en charge par Corinne Oster, qui semble partir d’un détail épistolaire mais qui va montrer, dans une approche qui se revendique comme analyse des relations de genre (gender), qu’elle s’inscrit dans les « mécanismes de l’absence et de la répétition nécessaires à l’élaboration du fantasme masculin ». La lettre qu’écrit Judy pour révéler à Scottie son rôle dans l’assassinat de Madeleine mais qu’elle déchire sans lui faire parvenir donne lieu à un traitement exceptionnel de la part d’Hitchcock ; alors que cette information est terminale dans la nouvelle de Boileau-Narcejac qui sert de base au scénario, elle participe du contraste entre deux parties du film. La lettre, plus encore que la perte de la focalisation interne sur le personnage masculin et le flash-back, est l’élément qui déplace l’identification du spectateur avec le seul Scottie et qui « déconstruit le désir masculin en faisant apparaître les mécanismes qui le sous-tendent ».
14Jean-Pierre Naugrette s’intéresse presque exclusivement à une seule scène de Eyes Wide Shut (Kubrick, 2001) dans laquelle le héros, qui tentait de revenir sur les lieux de l’orgie à laquelle il avait assisté la veille, se voit remettre à la grille de la propriété une lettre, ou plutôt un billet, qui lui intime de renoncer à son enquête. Dans ce jeu de l’épistolarité fictionnelle avec le simple schéma de communication de la lettre, ce billet est saisissant puisqu’il lui est apporté trop vite pour ne pas avoir été préparé à l’avance, comme en poste « restante » ou comme une lettre « en souffrance », qui n’est plus ici un simple terme postal mais un paradoxe du désir : l’initiative de Harford est niée par cet interdit qui devance la question elle-même10 ; la lettre relève d’autant plus d’un curieux effet de retour qu’elle cite in extenso le texte de la nouvelle de Schnitzler, Traumnovelle, adaptée par Kubrick, comme si, par métalepse, le personnage du film avait accès au texte littéraire. J.-P. Naugrette articule ensuite cette lettre, qui n’empêche pas le danger mais qui indique la présence du danger, à la perversion des puissances apotropaïques dans le film, dont les manifestations participent toujours d’une répétition faussée. D’ailleurs, cette scène est aussi une citation de North by Northwest de Hitchcock que Kubrick pastiche.
15Le titre de la troisième section pourrait supposer la transpositions cinématographique de romans par lettres, cas nécessairement assez rares mais qui posent des problèmes particuliers : dans de tels romans, la lettre n’est plus un simple accessoire, fût-il central, mais « l’outil du récit », exclusif au point de « l’emporter sur le récit » 11.
16L’exemple des Liaisons dangereuses, considéré lui-même comme l’apogée du roman épistolaire, exploité dans de nombreuses transpositions et souvent analysé dans ses rapports avec elles12, pouvait s’imposer, d’autant plus que l’on compte au moins trois adaptations cinématographiques récentes du roman de Laclos dans le domaine anglophone, connues à tel point que Lydia Martin parle de ces œuvres sans préalable dans son article et ne donne leurs références que dans la bibliographie finale (Dangerous Liaisons, Stephen Frears, USA, 1988 ; Valmont, Milos Forman, France/U.K., 1989 ; Cruel Intentions, Roger Kumble, USA, 1999). L’analyse développée ici est une synthèse claire des différents problèmes essentiels de la transposition du roman de Laclos, depuis la « polyphonie » (le terme, quoique non sans ambivalence, aurait été utile ici tant il est entrée dans les mœurs critiques), jusqu’au libertinage en passant par le rôle de la lettre. Les remarques précises sont souvent très pertinentes et la présentation du film de Kumble comme exploitant encore les fondamentaux du roman (restes d’épistolarité plutôt que dialogues directs, provocation verbale des échanges plutôt que de l’image…) rend à ce film, au demeurant médiocrement interprété et mis en scène, son importance dans le débat.
17Dear america : Letters Home from Vietnam (Couturie, 1987), documentaire auquel se consacre l’article de Delphine Robic-Diaz, s’appuie bien sur des correspondances mais on ne devrait parler ici de « roman », puisqu’il s’agit d’un recueil de lettres de GI’s ; dans le film, des extraits de ces lettres, complétés par des indications sur les circonstances dans lesquelles leur auteur a trouvé la mort ensuite, et accompagnés de musique, sont lus sur fond d’images d’archives, rarement inédites. Il s’agit dans les deux cas de « reproductions médiatiques » du Mémorial de la guerre du Vietnam13, qui font de la lettre un véritable « objet de croyance ». Tout l’article montre bien que l’enjeu n’est pas celui du passage du document authentique à la fiction mais bien celui du témoignage individuel qu’est la lettre à une construction idéologique de l’histoire. Le Mémorial, le recueil puis le film sont les trois niveaux d’un même projet, un « lieu de mémoire » au sens où l’entend Pierre Nora mais qui est aussi « une même volonté d’auto-purification ».
18L’adaptation du roman de Stevenson The Strange Case of Dr. Jekyll and Mr. Hyde par Rouben Mamoulian (1932) est longuement analysée par Florent Christol qui la remet en perspective, par rapport à l’histoire du film d’horreur, par rapport au roman, que l’on pourrait dire partiellement épistolaire mais qui accorde en outre une place centrale à la lettre. La genèse du roman fait du texte lui-même un compromis entre « le roman policier épistolaire et le conte d’horreur gothique », mais aussi entre le « récit d’horreur et le conte moral allégorique » ; on pourrait ajouter que le recours à la lettre est précisément une façon de transmettre au lecteur ce qu’aucune voix narrative ne peut transmettre de façon extérieure et univoque sur un tel héros double. Les premières adaptations filmiques du début du XXe siècle, peu narrativisées, organisées autour des moments spectaculaires relèvent du « cinéma des attractions » (T. Gunning), voire du freak show ou de l’exhibition de monstres, répandue dès le XVIIe siècle. Le film de Mamoulian est caractérisé par un statut « hybride », entre « production horrifique de série B » à la Universal et « mélodrame hollywoodien de série A » de Major, la Paramount, qui le produit. Le monstrueux est exhibé par des procédés qui relèvent du cinéma exclusivement, comme le gros plan par exemple. Monstrueux et carnavalesque sont comme en dehors de la scène de spectacle mise en abyme dans le film (sinon en dehors du « dispositif spectaculaire » puisqu’il faudrait entendre ce dispositif comme incluant son spectateur !). On pourrait même dire que « l’instabilité générique » du film est une sorte de retour de la censure originelle du roman.
19Jonathan Bignell utilise dans son titre l’expression « lettre en souffrance », qui sert d’intitulé à la partie précédente toute entière. Il revendique un jeu de mots : le récit de l’héroïne de The Handsmaid’s Tale14 est un journal intime douloureux et qui sera littéralement « exhumé » après avoir été longtemps caché. Il faut reconnaître que le décalage que permet la « lettre » en souffrance est d’autant plus fort qu’il s’agit d’un roman d’anticipation : le passé dont témoigne le récit et qui est commenté par des historiens qui l’ont mis au jour, renvoie le lecteur à un futur indéterminé. Reste que ce récit, la transcription d’un enregistrement audio qui constitue une bonne part du roman, est n’est appelé lettre parce qu’il est adressé, sans que l’adresse soit d’ailleurs développée. C’est essentiellement la question de l’identité qui intéresse ici le commentateur, qui explore finement le roman tout en soulignant les insuffisances du film de Volker Schlöndorff qui en a été tiré, sur un scénario de Harlod Pinter (1990).
20Les exemples étudiés dans ces trois articles, qui complètent la section après Les Liaisons dangereuses, ne sont pas des romans épistolaires, et ce ne sont même souvent que très partiellement, à divers titre, des « récits épistolaires ». Ils posent néanmoins des problèmes intéressant directement la transposition de la lettre et du récit écrit adressé à un destinataire explicite, bien que les articles, monographiques ici, dépassent souvent ces questions. Dans les trois cas, c’est la question du document, authentique ou forgé de toutes pièces, qui est au centre des réflexions ; elle est liée à l’épistolaire sans se confondre avec lui. Il s’agit déjà, au moins pour The Handmaid’s Tale, d’un journal intime, qui anticipe sur la quatrième section.
21Calqué sur l’expression « roman épistolaire », qui a ici été pourtant été utilisée très largement, « film épistolaire » suppose une œuvre dont la lettre « intègre la structure même ». Roselyne Quéméner revendique l’expression en s’intéressant au documentaire autobiographique de Nathaniel Kahn, fils naturel de l’architecte américain Louis Kahn (My Architect : A Son’s Journey, 2003) : le film cite des lettres familiales et se constitue lui-même en « lettre cinématographique », adressée au père décédé, bon exemple pour R. Quéméner de la lettre comme « pensée nomade » telle que la définit Brigitte Diaz (sur l’ouvrage de B. Diaz, voir le compte-rendu : http://www.fabula.org/revue/cr/271.php).
22The End of the Affair, de Neil Jordan (1999), est un journal intime (« Ceci est un journal de haine » écrit le narrateur, personnage d’écrivain dans le roman de Graham Green, 1951, qui est à l’origine du film) dont la rédaction, à la machine à écrire, cadrée de près, est mise en scène. Isabelle Le Corff souligne bien les techniques cinématographiques utilisées ici et leur effet : marquer « l’impossible accès à la vision de l’autre ». Si le roman et le film jouent effectivement avec l’épistolarité, en se terminant en « lettre à Dieu », le paradoxe aurait mérité plus de développements : l’adresse, terminale et impossible, indiquerait le changement de référent du personnage mais elle est partie prenante de la perspective idéologique du romancier.
23Pour un lecteur de Kafka, le lien de l’auteur avec l’épistolarité est immédiat et pourtant problématique, de cette Lettre au père qui est directement une œuvre littéraire, alors que les Lettres à Milena sont d’abord de la correspondance privée, à cette lettre dans laquelle Kafka demande à Max Brod de détruire, entre autre, ses lettres… Soderbergh, dans son biopic consacré à Kafka (Kafka, 1991), à cause de l’auteur tchèque et à cause du genre même de la biographie filmée, qui convoque des documents, pouvait-il éviter les lettres ? Lydie Malizia élargit la question à la façon dont le cinéaste donne à voir « l’acte d’écrire », en s’appuyant sur des distinctions parfois difficiles à cerner entre « l’écriture en acte » et « l’écriture en puissance », empruntées à la Métaphysique d’Aristote par Murielle Gagnebin (Du Divan à l’écran, PUF, 1999). Les outils sont partiellement épistolaires (deux séquences montrant Kafka écrivant encadrent le film) mais ils servent le propos de Soderbergh qui, montrant l’œuvre de Kafka en se faisant, fait œuvre lui-même.
24Spider, de Cronenberg (2002), est le « journal d’un fou » que Jocelyn Dupont juge d’abord d’une « anormale normalité », notamment par rapport aux délires visuels de Festin nu (Naked Lunch, 1991). Pourtant, les séquences dans lesquelles le personnage griffonne son journal ne font pas que « dénoter » la folie ; elles engagent aussi le spectateur en ce qu’elles imposent sur l’écran des signes indéchiffrables mais sans les codes de « déréalisation » utilisés par le romancier dans son texte (Patrick McGrath, Spider, 1990) et par le cinéaste dans d’autres films, comme s’il se refusait ici à ces artifices. Comédien, cinéaste et spectateurs sont pris dans cette arantèle séductrice de la production shizophrène.
25Jonas Mekas, et deux des films qu’il a montés à partir des courts enregistrements qu’il réalise régulièrement depuis les années 50, Walden (1964-1969) et Lost Lost Lost (1976), font l’objet des deux articles qui achèvent cette partie (On peut avoir une idée de la démarche du cinéaste sur son propre site : http://www.jonasmekas.com). A propos du premier, sans parler de « film épistolaire », Eric Thouvenel postule une épistolarité « en filigrane » par rapport à la dimension diariste, qu’il met nettement en évidence à travers une série de caractéristiques. L’activité du Filmer, par opposition au film maker, tel que se définit l’artiste lui-même, qui saisit ses impressions sans raconter, peut se rapprocher du discours épistolaire, par opposition au récit, qui prend parfois la forme d’un enregistrement brut donné directement à lire mais qui, dans le même temps, cette présentation réécrit le passé. L’adresse est problématique également dans la mesure où l’on peut se demander à qui le film est destiné, sans que cette destination extérieure fasse défaut, comme dans le journal intime. Le montage est sans doute l’aspect le plus intéressant de l’analyse, qui associe la digression de l’écriture épistolaire (et son montage dans une correspondance, faudrait-il ajouter) au jeu de Mekas avec le photogramme, qu’il considère, davantage que le plan, comme l’unité de base d’un film. Il n’y a pas jusqu’à l’insignifiance du fugitif que le réalisateur saisit et enchaîne qui ne joue, au fond, le jeu de l’épistolarité.
26Marie Danniel-Grognier a une approche plus traditionnelle, en termes d’écriture diariste précisément de Lost Lost Lost. Elle analyse de façon éclairante les Haïkus de Mekas, ce qui pourrait faire sortir cette œuvre de la logique du journal mais sans pour autant la rapprocher de l’épistolarité.
27Le glissement qui s’est opéré dans plusieurs articles de l’épistolarité à la littérarité, de epistola à la littera, s’affirme dans la dernière séquence. Il s’agit cependant de trois articles qui portent sur la « signature », ce « signe graphique qui traditionnellement referme » la missive et qui ,avec l’adresse, pourrait définir l’écrit épistolaire. Reste que les signatures, élargies parfois à d’autres inscriptions, ne relèvent pas nécessairement de l’épistolarité, comme le montrent fort bien les exemples traités, films de Hawks (Michel Durafour), Malcolm X, de Spike Lee (Caroline Hourdry), un film récent d’Alan Berliner (Nicole Cloarec).
28La richesse du corpus étudié ici ne fait aucun doute et ce n’est pas la moindre des qualités de ce volume que de convoquer, pour un lecteur intéressé par l’épistolarité mais auquel toutes les références ne sont pas familières, un ensemble aussi riche ; le lecteur plus au fait des analyses filmiques aura de son côté une idée des caractéristiques énonciatives et littéraires de la lettre.
29On peut cependant se demander sérieusement : le facteur sonne-t-il toujours deux fois ? La prégnance de la référence cinématographique explique peut-être pourquoi l’auteur n’insiste pas dans son introduction sur cet exemple, qui ne sert que de captatio benevolentiae, comme si la lettre ne pouvait décidément qu’ouvrir l’imaginaire du lecteur du côté de l’image, comme si le facteur n’était qu’un avatar du messager de la tragédie antique. Si celui-ci et celui-là apportent une nouvelle, l’information est contenue dans un discours isolé du reste du texte et fait surgir, sur la scène du théâtre, sur l’écran du cinéma, dans l’imaginaire d’un spectateur en tous cas, un moment de tension avec le reste de la fiction. Mais ce rapprochement de l’œuvre littéraire et du film est-elle si naturelle ?
30La place de la lettre dans l’écriture est déjà ambivalente. La lettre semble parfois seconde et secondaire, toujours susceptible de basculer du côté de la répétition, de la reformulation. Le contenu peut ainsi en être d’un intérêt moindre que l’acte d’écrire et de communiquer lui-même : la lettre implique une analyse en terme d’énonciation performative et pragmatique. Les exemples rassemblés ici montrent bien que la lettre est directement liée à l’acte d’écrire, mais aussi que cela signifie : écrire, envoyer, recevoir, conserver, faire circuler, cacher, déchirer… une chose qui relève de la trace, en décalage ou en adéquation avec l’expérience qui est à l’origine de l’écriture. Pourtant, la lettre est aussi du côté d’une gradation, d’une dramatisation. L’écriture ici lance peut-être davantage qu’elle ne relance, fait vivre peut-être davantage qu’elle fait revivre. Ce qui est sûr, c’est que la lettre, dans le texte, voire comme texte, est une forme matricielle de la littérature : c’est là que le passage de littera à epistola peut avoir du sens ; ce n’est pas alors un glissement mais un rapport d’inclusion et de génération fictionnelle.
31La place de la lettre dans un film serait à relier à ce phénomène qui tient me semble-t-il à l’épistolarité elle-même : celle-ci relève en effet à la fois de la pratique non artistique de tout un chacun et qui, ce faisant, est souvent convoquée dans les œuvres d’art comme un élément producteur d’« effet de réel ». Ce qui est étonnant, c’est que le cinéma n’échappe pas à cet attrait, alors même que la lettre est nettement moins centrale dans la pratique quotidienne qu’elle ne l’a été dans les époques qui ont vu se développer son usage fictionnel, de l’Antiquité (Héroïdes d’Ovide par exemple…) au XVIIIe siècle, où le roman épistolaire domine la production littéraire (de Clarissa, de Samuel Richardson, aux Liaisons dangereuses de Laclos par exemple…). Jusqu’à la première moitié du XXe siècle, et dans les films plus récents mais qui renvoient à cette époque, la présence de la lettre peut s’appuyer sur des éléments socio-historiques puisque la pratique épistolaire était encore très importante. Pour prendre un exemple qui prolongerait, dans le domaine français, un article du recueil, je dirais que Les Liaisons dangereuses 1960 (Roger Vadim, 1959) marquent clairement une charnière : d’autres moyens de communication, comme le télégramme qui sert à la rupture entre Valmont et Marianne Tourvel, le disputent largement à la lettre, qui subsiste malgré tout. On n’a pas assez remarqué que dans le corpus étudié, très nombreuses étaient des transpositions de romans (Laclos, Les Liaisons dangereuses ; Boileau-Narcejac, D’entre les morts ; Zweig, Brief von eine unbekannte Frau (Lettre d’une inconnue) ; Schnitzler, Traumnovelle ; Klempner, A Letter to five Wives ; Graham Green, End of the Affair ; Frazer, Cold Mountain…). Seul le roman de Laclos est un roman épistolaire, les autres convoquent la lettre comme accessoire, ce qui me semble confirmer la perte de vitalité de la référence épistolaire dans le roman. A contrario, le film donne à la lettre la fonction pleinement épistolaire qu’il n’avait plus dans le roman qui est à l’origine du scénario. C’est l’indice de ce chevauchement temporel des media malgré le progrès technique ou plutôt au service de l’idéologie de ce progrès puisque chaque nouveau media va se nourrir des restes les plus prestigieux du précédent : ainsi du cinéma avec le roman, dont la forme épistolaire, sans être encore pratiquée, reste une référence. Mais alors que le roman exploitait la lettre à cause son double visage, parce qu’elle appartenait à l’écriture sans relever directement de la littérature, le cinéma peut lui trouver un air de famille avec les moyens de communication les plus modernes sans qu’elle puisse égaler l’effet de réel de ces derniers. Les rapports de l’épistolarité et du cinéma se poursuivraient dans les films s’appuyant sur la messagerie électronique par exemple (You’ve got M@il/Vous avez un mess@ge, film de 1998, est évoqué par J.-P. Berthomé), voire dans ceux qui recourent à la mise en scène de l’enregistrement vidéo à l’intérieur même du film : c’est là que se rejoue la mise en abyme de la lettre dans la littérature qu’à longtemps constitué le recours de la fiction à l’épistolarité.