Apologie du plagiat. Lautréamont lecteur de Dante
1« Cette étude analyse les rapports entre deux textes très éloignés l’un de l’autre », à savoir la Divine Comédie dantesque et les Chants de Maldoror ainsi que les Poésies, les deux œuvres intenses de Lautréamont, alias Isidore Ducasse. Ainsi l’auteure présente t-elle son essai. Une étude intertextuelle, mettant en évidence les liens entre Lautréamont et Dante à travers une structure, une géographie, un vocable, un bestiaire, telle est l’intention de cet ouvrage. Comment, l’œuvre de Lautréamont composée de textes inclassables et déroutants du point de vue du genre porte t-elle la marque, l’empreinte de Dante ? À travers cet ouvrage, Elisabetta Sibilio tente de mettre en évidence un ordre, et de dévoiler la logique interne aux Chants de Maldoror, œuvre jugée et considérée comme chaotique par la critique traditionnelle.
2L’œuvre d’Isidore Ducasse décontenance et fascine à la fois. Lautréamont n’hésite pas à faire l’apologie du plagiat et à l’élever au rang de théorie dans ses Poésies, le plagiat se révélant nécessaire. Un plagiat décliné de façon différente dans les deux œuvres de l’auteur, à la fois comme mimésis, avec un texte de départ reconnaissable de par la conservation de la forme, et un plagiat, matière première, support et terreau qui permet à l’auteur de développer et d’expliciter le texte copié, ou emprunté en occultant la source. Le plagiat sous cette double facette constitue l’ossature, la trame, l’épine dorsale de l’œuvre de Lautréamont.
3Elisabetta Sibillio s’attache dans cet essai à mettre en évidence l’empreinte dantesque qui marque l’œuvre de Lautréamont. « Je voudrais partir de l’unique référence explicite à Dante présente dans poésies et de sa répercussion intéressante dans les Chants , à travers la notion de hyène. Cette référence aux hyènes se retrouve dans le premier chant de Maldoror, sorte de présentation, de signature, d’autoportrait de l’auteur, qui par ce biais accède « à la troupe des descripteurs des marécages isolés ou des landes inexplorées, autrement dit Dante et Milton. L’intertexte se dessine donc d’emblée, et Lautréamont affirme lui même sans hésitation « plagier les textes d’autrui ».
4Néanmoins, le plagiat effectué par Lautréamont se révèle élaboré. Il n’est pas un simple copié collé de textes d’autres auteurs. Lautréamont prend soin d’isoler le texte copié de son contexte, de le priver de ses caractéristiques formelles. « L’éloignement d’images à l’origine étroitement liées ou le rapprochement d’images provenant d’endroits éloignés du texte de départ : une des caractéristiques du plagiat ducassien » comme le fait remarquer Elisabetta Sibilio Tout réside dès lors dans l’art de se servir des sources d’autrui et de les réexploiter suivant ses ingrédients pour donner lieu à « une poétique du plagiat »
5Contrairement à ce qu’en dit la critique traditionnelle, les Chants de Maldoror témoignent d’une élaboration et d’une construction littéraires. Des chants qui à travers leur structure témoignent également d’une vision de l’humanité empreinte de surréalisme, reflet de l’âme et de la personnalité de leur auteur.
6Vérifier l’hypothèse selon laquelle les cinq premiers chants de Maldoror sont une réécriture de l’Enfer de Dante, telle est l’ambition de cet ouvrage. « Dans les Chants » explique Elisabetta Sibillio, le texte de Dante entre après avoir été exposé à une complexe série de transformations », aboutissant à un renversement, comme en témoignent les deux métaphores (celles du vol de grues , métaphore de la lecture et du vol d’étourneaux, métaphore de l’écriture). Ces deux métaphores proviennent de la Divine Comédie dantesque mais apparaissent situées en ordre inverse dans les Chants. « Cette incontestable provenance dantesque de deux métaphores soutient l’hypothèse de l’existence d’un projet de structure des cinq premiers chants, exposition de la théorie de Lautréamont ».
7Elisabetta Sibillio cherche à dévoiler derrière le chaos apparent, l’obscurité et l’irrégularité qui semblent régner sur l’œuvre de Lautréamont un mode de formation logique, là où l’on ne voyait que le chaos, et de retrouver les charmes inconnus et beautés particulières.
8Lautréamont décrit les cinq premiers chants comme « le frontispice de son ouvrage, le fondement de sa construction, l’explication préalable de sa poétique future ».
9Les deux auteurs procèdent de manière identique, par le recours à des métaphores constructives. « Sous la brillante richesse, la profusion littéraire de la Divine Comédie transparaît une structure, une charpente dramatique » selon la traduction qu’en fait Fiorentino. Le contenu, l’énoncé de la thèse, voilà ce qui constitue le cœur, le fil d’Ariane de la divine Comédie et des Chants de Maldoror. Ainsi que le note Jean-Marie Le Clézio à propos de Lautréamont, « Comme le Dante de la divine Comédie, le lecteur s’aventure dans un autre monde, un Enfer… Nous sommes frappés par l’aspect dangereux du paysage des Chants, sa Sauvagerie comme dans l’Enfer de Dante : étendues désertes, forêts, rochers au bord de l’Océan, paysages nocturnes… »
10Un contenu où se mélangent des images philosophiques, propres au surréalisme, et qui définit l’imaginaire poétique des deux auteurs : originalité, arbitraire, nouveauté, sensationnalisme.
11Construction d’une poétique, surréalisme, autoportrait qui se dessine à travers la globalité de l’œuvre, autant de points communs qui se tissent entre Dante et Lautréamont sur fond de mimésis, à travers cette poétique du plagiat que nous avons mise en évidence dès le début. Un surréalisme visionnaire et prophétique qui par le biais d’images novatrices s’apparente à un langage philosophique. « Si l’on tient compte du fait que le Dante que connaissait Ducasse était totalement privé de ses qualités littéraires, il semble évident que le plagiat de ses textes dans les Chants ne concerne pas le style ni la forme mais considère superficiellement son contenu : les figures rhétoriques, c’est à dire la manière dont le contenu est organisé » explique l’auteure. Autrement dit la mimésis prend une dimension non plus stylistique mais philosophique à travers toute une série de motifs dantesques.
12Si Lautréamont et Dante s’accordent sur un point, c’est bien celui de leur héros. La Divine Comédie et les Chants reflètent une certaine conception de l’humanité, qui se révèle à travers la bouche, les gestes de leur héros, porte-parole de leurs opinions et de leurs réflexions. Les Chants portent le sceau dantesque à travers plusieurs motifs.
13Autre leitmotiv des deux œuvres : l’étrangeté, l’appartenance à l’inhumanité des héros, protagonistes, dont les traits de caractère, l’apparence physique semblent définir et caractériser leurs auteurs. « Un des thèmes essentiels des chants est que Maldoror est étranger à l’humanité » souligne l’auteur, étrangeté à la fois physique et morale. Qu’il s’agisse du héros, de la divine Comédie, ou de Maldoror, tous deux sont investis d’une mission et jouent un rôle. « Chacun dans son voyage, Dante en Enfer et Maldoror sur terre a le rôle de témoin oculaire au milieu des hommes ». Tout comme le héros de Dante, Maldoror se présente « l’étoile au front ». Derrière le portrait de Maldoror se cache le modèle du personnage-Dante.
14De même l’inscription relevée par Maldoror sur le pont qui mène au lupanar renvoie à celle inscrite sur la porte de l’Enfer.
15Tous ces indices, autant de petites traces intertextuelles qui parsèment le texte de Lautréamont et servent de pilier à sa structure concourent à démontrer que celui-ci connaissait bien l’œuvre de Dante, du moins sa traduction française et s’en est inspirée pour élaborer sa propre poétique. L’œuvre de Lautréamont demeure truffée de ces signes d’inspiration à l’origine de la genèse de tout un bestiaire où se côtoient le crapaud qui renvoie aux âmes des damnés), les poux qui font écho à la terre peuplée de fourmis chez Dante, un requin femelle, Arachné, la mythique araignée tisserande, la mythique tisserande semblable à la peau du monstre Géryon, image de la douleur, d’une souffrance, d’une intensité qui n’est pas inférieure aux souffrances infernale, le dragon, ou encore « un scorpion de grande espèce ». Le bestiaire de Lautréamont fait écho à celui dantesque, même si les animaux changent, leur fonction, leur rôle demeure les mêmes.
16Lautréamont ramasse en quelques pages dans la strophe du troisième chant notamment des lieux dantesques éparpillés. Il va même jusqu’à employer le même vocabulaire, un mot propre à l’enfer de Dante, à savoir « Maremme » utilisé dans le sens de marais, lieu malsain.
17Lautréamont réélabore le texte dantesque en lui insufflant une couleur infernale, en s’inspirant des motifs de l’œuvre dantesque. Ainsi la quatrième strophe du quatrième chant est une réécriture du chant XIII de l’Enfer, cercle des suicidés.
18Qu’il s’agisse du héros, du bestiaire ou de la géographie et des lieux, notamment enfer et purgatoire, tous ces signes montrent une imprégnation des images et des motifs dantesques dans l’œuvre de Lautréamont.
19Un essai riche de citations qui par le biais de références intertextuelles permet d’apprécier les œuvres de Dante et de Lautréamont, et témoignent de l’impact de l’œuvre Dantesque, et de sa réception à travers l’œuvre de Lautréamont, faisant du plagiat un art poétique présidant à l’élaboration d’une structure de ses Chants. « Le nombre des suggestions avancées au cours de cette analyse rend compte de l’étrange rapport qui existe entre l’Enfer de Dante et les Chants de Maldoror, à travers un substrat de métaphores, de figures et d’images utilisées par Lautréamont dans un autre contexte ». Un essai agrémenté de dessins de Gustave Doré qui plongent le lecteur dans l’univers fantastique des Chants de Maldoror. De cette analyse novatrice portée sur l’architecture de l’œuvre de Lautréamont se dessine une trame intertextuelle où se rejoignent au sein d’un même voyage Dante bien évidemment, mais également Buffon, ou encore Baudelaire. Une trame qui trace un ordre dans l’apparent chaos des Chants de Maldoror pour dévoiler un projet poétique lucide.