Acta fabula
ISSN 2115-8037

2008
Juin 2008 (volume 9, numéro 6)
Ridha Bourkhis et Laurence Bougault

« Le paysage est un lieu privilégié du lyrisme moderne… », entretien avec Michel Collot

Entretien conduit par Ridha Bourkhis avec la collaboration de Laurence Bougault.

1Poète d’abord, Michel Collot qui a à son actif pas moins de quatre recueils de poèmes dont Issu de l’oubli (Le Cormier, 1997), Chaosmos (Belin, 1997), Immuable Immobile (La lettre volée, 2002) et De chair et d’air (La lettre volée, 2008), semble être venu à la critique littéraire et à la recherche sur la modernité poétique par la voie de la poésie. C’est en lisant et en écrivant de la poésie qu’il a été conduit à réfléchir sur des thèmes essentiels relatifs à la poésie moderne tels que « l’horizon », « le paysage », « l’émotion » ou encore « le corps » auxquels il a consacré des ouvrages de qualité devenus vite des références en la matière. Professeur de littérature française à Paris III Sorbonne Nouvelle, il dirige aussi, dans cette même Université, le centre de recherche « Ecritures de la modernité » associé au CNRS. Ami de la Tunisie, il y a séjourné plusieurs fois à l’occasion de lectures de poèmes qu’il a données à Beit El-Hikma, à Carthage ou à l’occasion des colloques internationaux dont celui organisé à l’Université de Sousse, en 2007, sur L’Émotion poétique auquel il a activement contribué.

2Pour saluer son œuvre marquée par une modernité généreuse et humaniste, nous lui réservons cette interview où il s’agira tout aussi bien de son parcours que de ses analyses et de ses ouvrages majeurs.

3Dès 1974, vous vous intéressiez à ce que vous appeliez « l’horizon » de la poésie ou « la structure d’horizon ». Dans trois de vos premiers titres, on trouve en effet « horizon » : Horizon de Reverdy, L’horizon fabuleux et La poésie moderne et la structure d’horizon. Quel parcours d’analyse avez-vous pu suivre pour affirmer, contrairement aux structuralistes, que le texte poétique ne peut être fermé sur lui-même et qu’il est toujours lié d’une manière ou d’une autre à un horizon, une référence, un univers donné? Peut-on dire que cette quête de l’horizon est une réhabilitation du signifié que la critique structuraliste a souvent relégué au second plan ?

4Toute ma réflexion sur la poésie se fonde d’abord sur une expérience d’écriture et de lecture. Mes premiers essais poétiques étaient nés d’une émotion ressentie face au monde, et c’est elle que je retrouvais chez les poètes que j’aimais ; c’était déjà pour les arts poétiques chinois du début de notre ère la condition même de la poésie. Dès lors, comme les modèles critiques et théoriques qui dominaient les études littéraires au moment de ma formation ne pouvaient rendre compte de cette expérience, j’ai tenté d’en proposer un autre, aidé en cela par la phénoménologie et par l’exemple de Jean-Pierre Richard, qui m’a appris à lire en toute page l’inscription d’un paysage. Cela me conduisait en effet à écarter l’approche formaliste, pour mettre l’accent sur le sens et la référence, mais n’excluait pas l’attention à la forme, car en poésie le signifié et le signifiant sont indissociables.

5Dans vos approches de la poésie française moderne (Reverdy, Ponge, Supervielle, etc.), vous mettez à contribution à la fois différentes méthodes d’analyse : la méthode thématique, la psychanalyse, la poétique et même la critique génétique fondée sur l’étude des manuscrits. Cette « transdisciplinarité » ou « multidisciplinarité » qui a sûrement l’avantage d’éviter à l’analyse le dogmatisme et l’étroitesse d’une école donnée, risque t-elle parfois d’éparpiller l’effort d’analyse du chercheur et d’aboutir à des résultats contradictoires?

6Sur ce point encore, c’est ma pratique d’écriture qui m’a guidé, en me révélant que le poème naît d’une alchimie complexe, où interfèrent de multiples motivations, sémantiques et formelles, mais aussi personnelles et existentielles, plus ou moins conscientes. L’étude des manuscrits n’a fait que me confirmer que tous ces facteurs ne cessent de réagir les uns sur les autres au cours de la genèse d’un poème. C’est pour tenir compte de la complexité de ces phénomènes que j’ai essayé d’associer dans mon travail critique plusieurs approches qui s’efforcent de faire la part de ce qui revient au moi, au monde et aux mots dans toute œuvre poétique. Cela suppose évidemment des compétences multiples qu’il peut être difficile de réunir ; mais c’est le texte avant tout qui doit nous guider, et qui appelle à chaque fois une démarche adaptée à sa spécificité. C’est vers lui que doivent converger les multiples approches qu’il sollicite, pour éviter les risques que vous évoquez.

7De tous les poètes que vous avez étudiés, c’est à l’évidence Pierre Reverdy, l’auteur surtout de Cette émotion appelée poésie qui vous a le plus retenu ; vous lui avez réservé votre premier essai, Horizon de Reverdy, sorti en 1981, vous lui avez composé un collectif en 1991, Reverdy aujourd’hui et vous lui avez enfin consacré de larges développements dans la 3ème partie de votre livre La Matière-émotion publié aux PUF, en 1997? Cet intérêt très particulier relève t-il d’une espèce de « Dialogue de subjectivité », puisque vous êtes vous-même poète?

8La découverte de la poésie de Reverdy a été en effet pour moi décisive. Elle m’a encouragé à poursuivre dans la voie que m’avaient tracée mes premières tentatives poétiques, et qui n’étaient pas très fréquentées à l’époque. J’ai fait mienne la visée reverdienne d’un « lyrisme de la réalité », aussi éloigné des prestiges de l’imagerie surréaliste que d’un plat réalisme. Reverdy m’offrait l’exemple d’une poésie où les blancs comptent autant que les mots eux-mêmes, dont la résonance est accrue par le silence qui les entoure ; d’une sobriété et d’une simplicité qui n’empêchent pas le mystère ; d’une discontinuité qui produit pourtant le sentiment d’une unité profonde. C’est pour essayer de rendre sensible cette cohérence, que j’ai écrit mon premier ouvrage critique, et je n’ai cessé depuis de revenir aux textes de Reverdy, pour tenter d’en approfondir les enseignements

9On a souvent tendance à penser que ce phénomène de l’émotion poétique auquel vous êtes le premier à consacrer tout un ouvrage, est un phénomène purement subjectif très attaché au lyrisme. Ainsi quand des lyriques comme Reverdy, comme Ray, comme Maulpoix, ou encore comme Senghor mettent en avant l’émotion, l’expriment et s’emploient à la faire jaillir de leurs vers, cela n’étonne personne, mais quand un poète comme Ponge qui se méfie du lyrisme écrit que tout commence par une émotion, cela risque de surprendre plus d’un. Comment expliquez-vous ce paradoxe?

10Ce paradoxe s’éclaire si l’on revient à l’étymologie du mot émotion, qui exprime un mouvement de sortie hors de soi, bien plus qu’un état intérieur du sujet. Dans l’émotion, selon Sartre, « le sujet ému et l’objet émouvant sont unis dans une synthèse indissoluble » : elle est donc compatible avec le Parti pris des choses que revendique Ponge, mais aussi avec le lyrisme moderne, qui n’est pas nécessairement l’expression du sentiment et de l’identité personnelles mais plutôt une ouverture à l’altérité du monde extérieur ; c’est le cas du lyrisme de la réalité cher à Reverdy, mais aussi de la poésie telle que la concevait Senghor : « sujet et objet à la fois, objet plus que sujet », « relation du sujet à l’objet » : selon lui, « le poète é-mu » va, « dans un mouvement centrifuge, du sujet à l’objet sur les ondes de l’Autre ».

11L’un de vos derniers essais s’intitule La Matière-émotion, titre que vous devez à un aphorisme de René Char qui parle dans Moulin premier du « Bien être d’avoir entrevu scintiller la matière-émotion instantanément reine ». Comment l’émotion qui procède normalement du subjectif et de l’immatériel pourrait-elle constituer une matière?

12L’émotion est un mouvement du corps autant que de l’âme, une commotion : « tout le corps réagit, alors, jusqu’en son tréfonds », écrit Senghor. Pour la phénoménologie, l’émotion est inséparable de ses manifestations physiques et de son expression corporelle. Il en va de même pour l’émotion poétique, qui s’incarne aussi bien dans les signifiants du poème, rythmes et sonorités, que dans ses signifiés. Et c’est en travaillant la matière sonore des mots que le poète parvient à incarner et à communiquer cette émotion. Lorsque Hippolyte, dans Phèdre, proclame son innocence, son émotion est rendue sensible à la fois par le sens des mots et par les sonorités et le rythme du vers : « Le jour n’est pas plus pur que le fond de mon cœur ».

13Dans La Poésie moderne et la structure d’horizon, vous écrivez : « Qu’est-ce que l’amour ou la poésie, si ce n’est le déchiffrement toujours recommencé de ces signes énigmatiques venus de l’Autre ou de l’horizon? ». Pensez-vous que cet horizon est vraiment un toujours inatteignable ou qu’au contraire, il existe quand même une possibilité d’empathie capable de transmuer ces « signes énigmatiques » en « rêve familier », par exemple dans une logique de neurones miroirs?

14L’horizon est foncièrement ambigu : il nous donne à voir un paysage, mais il dérobe à nos regards ce qui se tient au-delà, reculant à mesure qu’on avance vers lui. C’est pourquoi il est un appel à l’imaginaire et à l’écriture, car si nous pouvions tout voir du paysage, il n’y aurait plus rien à en dire. De même le visage d’autrui est l’expression de sa vie intérieure, qui me reste pourtant foncièrement inaccessible ; et c’est ce mystère irréductible qui le rend désirable. Mais la poésie comme l’amour vivent du rêve d’accéder à ce mystère sans lequel pourtant ils risqueraient de s’éteindre. C’est le sens du célèbre aphorisme de Char : « le poème est l’amour réalisé du désir demeuré désir »

15Dans la poésie moderne, le corps se taille une importance première. Pour votre part, vous venez de publier un essai que vous avez intitulé Le Corps cosmos et où vous avez développé l’idée que l’esprit s’incarne dans une chair qui est à la fois celle du sujet, du monde et des mots. Pourriez-vous nous éclairer davantage sur cette vision en partant de votre propre expérience poétique?

16La poésie a toujours été liée pour moi à un certain état du corps autant qu’à un état de l’âme ; un état d’alerte de toutes mes facultés physiques et mentales, caractérisé par une attention aiguë à ce qui se passe en moi et hors de moi, et par une mobilisation inhabituelle des ressources du langage. J’ai trouvé un écho de cette expérience chez beaucoup de poètes, pourtant très différents les uns des autres. « La pensée se fait dans la bouche », disait Tzara ; mais pour Valéry aussi, réputé plus intellectualiste, « l’esprit est un moment de la réponse du corps au monde » et il réunissait Corps Esprit et Monde dans une triade désignée dans ses Cahiers par le sigle CEM. Mon essai est une défense et illustration de cette poétique de l’incarnation, qui se distingue d’autres pratiques artistiques et littéraires qui dressent le corps contre l’esprit et se placent souvent sous le signe de l’im-monde, au double sens d’un refus de la beauté et du monde.

17Vos derniers travaux portent surtout sur le « paysage » qui constitue, des romantiques aux poètes de la modernité, un thème poétique de première importance. Votre livre Paysage et poésie- Du romantisme à nos jours, sorti chez Corti en 2005 où vous abordez le paysage dans plusieurs œuvres exemplaires de Hugo, Cendrars, Ponge, Char, Gracq, Duras, Jaccottet, Glissant et d’autres, est la synthèse de ces travaux-là. Là aussi vous concluez, comme dans l’analyse de l’émotion ou du corps, à la même unité triangulaire du moi avec le monde et les mots. Pourriez-vous nous expliquez encore la relation lyrique de ces trois interdépendantes « composantes » et leur rapport créateur au « paysage »?

18Le paysage est une image du pays, tel qu’il est perçu par un observateur ou représenté par un artiste. Il met donc en jeu un site, un sujet et un langage, artistique ou littéraire. Il est donc un lieu privilégié du lyrisme moderne, si l’on admet que celui-ci ne relève pas de l’introspection mais plutôt d’une projection du sujet lyrique, qui ne peut s’ex-primer que dans son rapport au monde et aux mots. Ce rapport est à double sens : le paysage reflète les émotions du sujet mais il les suscite aussi. En poésie, il n’est pas décrit mais simplement évoqué par les images, les rythmes et les sonorités, qui produisent ce que les allemands appellent une Stimmung, terme intraduisible qui unit l’atmosphère et la coloration affective d’un site à la résonance des mots et à la tonalité du poème.