Pourquoi le monde (philosophique) est sans amour ?
1L’ouvrage les Philosophes et l’amour. Aimer de Socrate à Simone de Beauvoir propose un ambitieux programme : questionner ce lieu commun quant au « mauvais ménage » entre amour et philosophie. Les auteures évoquent et questionnent la résistance de l’amour à la rationalisation et la « méfiance séculaire » de la philosophie envers la question amoureuse mais soutiennent que loin d’en méconnaître l’enjeu, nombre de philosophes se sont penchés sur cette question. Par conséquent, l’ouvrage « se propose humblement de leur rendre justice sur ce point » (Lancelin et Lemonnier, p. 9-10). Huit figures marquantes et deux couples sont ainsi appelés au fil des chapitres à témoigner par l’intermédiaire de leurs écrits : Platon, Lucrèce, Montaigne, Rousseau, Kant, Schopenhauer, Kierkegaard, Nietzsche ainsi que les célèbres tandems qu’ont été Arendt/Heidegger et de Beauvoir/Sartre. L’ouvrage fait appel aux thèses défendues explicitement par les auteurs au sujet de l’amour, à des passages non reliés directement à ce sujet, mais également à leur correspondance et à des témoignages de leur entourage.
2Avant de considérer les mérites de l’ouvrage, il faut noter qu’on pourrait être porté à sourciller quant à la nature même du projet. L’examen étymologique le plus rudimentaire du mot « philosophie » nous rappelle que, pour le philosophe convaincu, les élans irrationnels et les tourments de l’amour gagnent à être domestiqués, chevauchés (voire annihilés) pour être remplacés par quelque chose de plus « noble », à savoir, la sagesse. Peut-être qu’à la base, là est l’origine de ce mauvais mariage : que la conception même de ce qu’est la philosophie serait un oxymoron et qu’une quête de la sagesse se conjugue mal avec les caractéristiques de l’élan amoureux (souvent défini par son irrationalité, sa spontanéité, son immédiateté, son inconstance…). Mais il n’y a pas lieu de faire le procès de la discipline ici et encore moins de ceux qui s’y sont illustrés et un autre aspect de l’ouvrage est problématique : en ce qui concerne le sentiment amoureux, peut-on juger l’homme à son œuvre ou plutôt... l’inverse ? Selon Lancelin et Lemonnier, un principe méthodologique général s’est imposé en philosophie, à savoir qu’on « ne justifie ni n’éclaire une pensée par la vie de son auteur ». Pourtant, ce qu’elles appellent un « curieux diktat » (Lancelin et Lemonnier, p. 14) n’a rien d’incongru. C’est en fait un rempart contre le sophisme ad hominem derrière lequel on pourrait être tenté de se retrancher pour discréditer la pensée d’un auteur. En effet, si l’on devait se fier moindrement à la vie d’un auteur pour juger de son œuvre, on pourrait être déçu dans nombre de cas (pensons seulement à Rousseau et Schopenhauer). Pour cette raison, la méthode adoptée dans les Philosophes et l’amour pourra en agacer certains, puisque spéculer sur les conceptions de l’amour de philosophes à partir de leur vie personnelle apparaît quelque peu hasardeux, voire questionnable intellectuellement. C’est tenter de faire dire aux philosophes, justement, ce qu’ils n’ont pas voulu dire.
3Bref, si la thèse est pertinente, on peut néanmoins être sceptique quant à la méthode et surtout quant au fait qu’il y aurait, au-delà des thèses défendues par les philosophes quant à l’amour, quelque chose à apprendre à la lumière de leur vie personnelle (les auteurs interpellés dans l’ouvrage étaient probablement conscients de n’être que de simples mortels, plutôt que des modèles en la matière). Mais il n’en demeure pas moins que ce livre se lit comme un roman et que l’originalité du propos justifie l’exercice. Fait intéressant à noter, les auteures soulignent que le peu de loquacité de la philosophie occidentale quant à l’amour n’est peut-être pas étranger au fait que la discipline est pratiquée par des hommes — du moins, que ce sont les textes de la gent masculine qui nous sont parvenus (Lancelin et Lemonnier, p. 9). Il convient à cet effet de faire un petit détour et de rapprocher cette démarche à celle du collectif humoristique « Les amis de Botul », cité par les auteures (Lancelin et Lemonnier, p. 98), au sein duquel Frédéric Pagès s’est illustré en produisant La philosophie ou l’art de clouer le bec aux femmes1. Pagès met en scène un philosophe fictif, J.-B. Botul, soi-disant « obsédé par l’absence des femmes dans le paysage philosophique » (Pagès, p. 8). Si le propos prend la forme de l’humour, la thèse sous-jacente développée dans le texte, elle, est plus sérieuse et vise à souligner un grand vide dans l’histoire de la philosophie qui correspondrait au point de vue des femmes sur cette noble chose, évoquant par exemple une différence dans le mode d’expression et d’interprétation du fait amoureux. Anecdote et démonstration à l’appui, Pagès affirme à ce propos que le « sexe de celui qui pose la question reformule la question » (Pagès, p. 31), ce qui n’est pas sans incidence dans la pratique d’une discipline comme la philosophie. Autrement dit, les hommes seraient peu enclins et encore moins encouragés à s’exprimer publiquement sur la question de l’amour, contrairement aux femmes et hélas, nous avons rarement eu accès au fil de l’histoire au point de vue de ces dernières sur cette chose qui les concerne tout autant que leurs vis-à-vis masculins. Pagès remarque à juste titre que l’exercice professionnel de la philosophie est calqué sur « l’utopie du cours magistral », ce qui implique d’abord de « dépersonnaliser les problématiques » (Pagès, p. 19, p. 30). À cela s’ajoute une différence entre hommes et femmes dans la façon même dont ils pratiquent — professionnellement ou non — le « métier » de philosophe :
« S’il y avait un principe d’écriture féminine, il s’énoncerait ainsi : on écrit toujours pour quelqu’un. Au contraire, au cœur de la philosophie agit un principe masculin selon lequel on écrit pour tout le monde, pour la totalité du Monde, sans destinataire particulier [...] À cette écriture qui, ne s’adressant à personne en particulier, s’adresse à l’humanité tout entière, les femmes ont mis du temps à se convertir » (Pagès, p. 47-48).
4Cette affirmation pourrait être nuancée, mais a le mérite de mettre en lumière une différence de comportement qui pourrait expliquer un tant soit peu la disproportion de représentation entre hommes et femmes au sein de la profession. Autre constat de Pagès : si les femmes ont longtemps été quasi-absentes de la philosophie et y demeurent sous-représentées, elles sont majoritaires dans des domaines apparentés comme la psychologie, qui s’occupe, entre autres choses, des choses du cœur et du rapport à autrui (Pagès, p. 32). L’écriture dépersonnalisée décrite par Pagès pourrait expliquer le peu d’habileté (donc d’intérêt ?) des hommes à s’exprimer sur quelque chose qui, pour des raisons historiques, a été relégué au rayon des spécialités féminines, les femmes étant mieux « entraînées » à s’exprimer sur le registre de l’intimité. Est-ce à dire que les femmes ont mainmise malgré elles sur cette question pour la simple raison que leurs collègues masculins ne souhaitent guère leur contester cette autorité de fait ? Répondre à cette question déborderait du mandat du présent texte, mais ce constat doit néanmoins être mis en relation avec une des sous-thèses de Lancelin et Lemonnier : « Que l’amour soit un sujet infraphilosophique, il y a là une pétition de principe qui mérite d’être interrogée, sinon pulvérisée » (Lancelin et Lemonnier, p. 9). En cela, les auteures visent juste : compte tenu de l’importance du sujet dans le cadre d’une vie humaine, on ne saurait en sous-estimer la pertinence et l’importance.
5Dans l’introduction de l’ouvrage, les auteures déplorent que les philosophes qui se sont illustrés sur leur réflexion sur l’amour aient été éloquents en termes de qualité, mais non en termes de quantité, souvent doublés par les littéraires et les artistes : « Nul ne s’essaye vraiment à confronter les différents regards philosophiques sur l’amour au point que l’on viendrait presque à trouver davantage de profondeur sur le sujet dans les chansons populaire que chez les penseurs contemporains2 » (Lancelin et Lemonnier, p. 7). Cela appelle deux remarques. D’abord, disons simplement que sur le plan de la quantité, nombre d’entre eux ce sont prononcés sur la question et ce, à toutes les époques3 : sur le plan des matériaux, on est très loin d’une traversée du désert. Ensuite, l’autre lieu commun auquel les auteures s’attaquent (à savoir l’hégémonie des littéraires sur la question du sentiment) doit aussi être remis en contexte. Si elles soulignent à juste titre que c’est un cliché de dire que les poètes et littéraires sont ceux qui « aient jamais établi de solides vérités sur ce point » (Lancelin et Lemonnier, p. 10), il n’en demeure pas moins qu’un poncif a souvent un fond de vérité. Il faut rendre à César ce qui est à César : les littéraires sont très habiles pour parler d’amour et souvent plus que les philosophes (l’auteure de ces lignes fait ce triste constat en tant que membre de la seconde catégorie). En effet, l’histoire nous donne à penser que dans bien des cas, les philosophes sont surtout friands de l’effeuillage... des livres uniquement.
6En fait, contester « l’autorité » des littéraires dans le discours sur l’amour comme semblent le faire les auteures pourrait même être interprété comme une remise en question de l’importance de leur apport théorique à la question, ce à quoi nous ne saurions souscrire. Bien que ce soit fait souvent de façon implicite, les littéraires exposent et défendent à travers leur création des thèses diverses sur l’amour. Ainsi, leur attribuer cette spécialité n’est pas réducteur et on peut difficilement voir en quoi il importe tant de « corriger » cette perception. Les auteures arguent que puisque certains littéraires se basent sur les travaux de certains philosophes pour écrire à propos de l’amour, il n’y a pas de raison pour que la littérature ait préséance sur la philosophie à ce sujet (Lancelin et Lemonnier, p. 10). Que les littéraires soient inspirés des philosophes ou qu’ils leur soient tributaires est une chose, mais être aveugle à la spécificité du regard du littéraire en est une autre : la sensibilité littéraire et l’ouverture à une dimension plus émotive de l’être humain — par ailleurs souvent rejetée ou ignorée par les philosophes — et peut faire office de « chaînon manquant » pour comprendre la nature de ce sentiment qui change quotidiennement la face du monde. D’ailleurs, les nombreuses références de l’ouvrage de Lancelin et Lemonnier à des auteurs plus littéraires que philosophiques à proprement parler indique bien en quoi les artisans de la plume ont une expertise qu’on ne saurait remettre en question.
7C’est également la possibilité même d’un lien entre amour et rationalité qui est questionné en arrière-plan : la pertinence de cette interrogation est manifeste et les auteures savent mener le fil du récit — parce que c’en est un : ce livre se lit comme l’Odyssée d’un sentiment à travers un corpus de textes. Elles notent à juste titre qu’il n’y a pas de consensus autour de la question de Cupidon (Lancelin et Lemonnier, p. 11), mais on pourrait tout aussi bien dire : pas de consensus autour de quoi que ce soit en philosophie (si ça peut faire office de consolation). L’ouvrage a le mérite d’aborder d’élargir à des notions telles que la beauté, le désir et la sexualité, autant d’aspects qui semblent subordonnés à un sentiment plus large, plus englobant, mais qui ne méritent pas moins un examen pour eux-mêmes. Seul hic : un découpage plus net des notions aurait pu être utile et certains effets de style nuisent parfois à une prise de position claire. Le mélange des genre peut être sain dans certains contextes, mais le résultat ici est qu’on ne sait plus toujours de quel côté se situe l’ouvrage, qui ne peut servir ni comme synthèse de référence (puisqu’il est incomplet) ni essai polémique (puisque la thèse défendue ne saurait être contestée), ni comme produit de divertissement (vu la tristesse des constats) ; bref, on ne sait trop à qui se destine le résultat. Toutefois, la contrepartie positive de cette caractéristique est que les auteures peuvent par le fait même d’aborder de façon légère des notions théoriques comme la conception platonicienne de l’amour et les diverses interprétations de l’épicurisme, ce qui est pour le moins rafraîchissant.
8L’ouvrage a également le mérite de ne pas se limiter à un classement chronologique : on s’applique à présenter au fil des chapitres diverses formes que peut prendre le sentiment amoureux à travers ceux qui l’éprouvent (ou plutôt : sont éprouvés par lui). Chacune des figures montre un différent visage de l’amour (la souffrance, l’abondance, l’absence, etc.) et force est de constater que ce n’est pas pour rien que le philosophes ignorent l’amour : ils y sont généralement laissés pour compte. Parmi les figures qui sont évoquée et dont l’enseignement demeure d’une incontestable actualité, mentionnons Épicure, à travers la vie tragique de Lucrèce (Lancelin et Lemonnier, p. 38). Mais ce panorama laisse perplexe et on aurait aimé un sain butinage hors des sentiers battus. Il est bien connu que Kant était vieux garçon, Platon, adepte des jeunes et Rousseau, un piètre mari et père (pour dire le moins) mais pour être sans conteste des figures marquantes de la philosophie, peut-être ne sont-ils pas les mieux placés pour nous permettre de comprendre ce sentiment complexe qu’est l’amour. Par exemple, pourquoi aborder la figure de Kant, si ce n’est que pour répéter qu’il est établi qu’on ne lui connaît aucune vie sentimentale ? Au-delà de l’anecdote cocasse qui est bien utile pour réveiller l’intérêt des étudiants (mais qui n’en demeure pas moins totalement dénuée d’intérêt public), en quoi faire appel à Kant peut-il nous être utile ? Aussi bien demander un coup de main à un manchot. Faire appel à des penseurs comme Descartes, Leibniz, Spinoza — pour ne nommer que ceux-là — aurait pu être davantage éclairant, puisque ceux-ci ont écrit explicitement sur le sujet. En revanche, plusieurs liens avec des auteurs contemporains sont esquissés : la figure de Houellebecq, avatar contemporain de Schopenhauer, intervient ponctuellement au cours du récit, cité à juste titre comme « vigie souvent performante du malaise sexuel occidental actuel » (Lancelin et Lemonnier, p. 94). En amour comme ailleurs, la fin des grands récits a eu lieu depuis belle lurette : plusieurs constatent la réalisation de la prophétie d’Adorno, à savoir que l’amour est désormais réduit au sexe, à une simple activité de l’ordre de l’hygiène (Lancelin et Lemonnier, p. 12). Retourner en arrière peut-il alors nous apprendre quoi que ce soit ? Absolument. Confronter les différentes visions de l’amour est nécessaire, ne serait-ce que pour nous rappeler que l’amour est quelque chose qui se vit au pluriel... sur le plan conceptuel également.
9Disons pour conclure que la lecture est plaisante, le rythme de la plume, fringant et les sources, variées. Mais il manque une conclusion, un verdict qui irait au-delà de l’examen — minutieux il est vrai — des philosophes dont la vie est passée en revue. Quoi qu’il en soit, Lancelin et Lemonnier signent un ouvrage original, léger, plein d’humour et qui peut faire office d’introduction plaisante aux grandes figures de la philosophie occidentale. À conseiller à ceux qui ont « deux amours » : littérature et philosophie.