Acta fabula
ISSN 2115-8037

2008
Juin 2008 (volume 9, numéro 6)
Jorge Peña

Éthique et esthétique dans l’oeuvre de Nathalie Sarraute.

Jorum Svensen Gjerden, Éthique et esthétique dans l’œuvre de Nathalie Sarraute. Le paradoxe du sujet, Paris, L’Harmattan, 2007, 252 p.

1L’étude de Jorum Svensen est divisée en deux parties. La première partie, « Le maçon, le décorateur et l’espace vide », est consacrée à une lecture narratologique et thématique du roman Martereau (1953), centrée sur la question de l’ altérité.

2Écrit à la première personne, Martereau est un texte important pour illustrer la configuration du sujet sarrautien. À cet égard, Jorum Svensen s’arrête notamment sur l’indécision, le ralentissement et la répétition — autant de procédés qui résultent du choix d’une narration homodiégétique. Ces traits caractéristiques sont tous révélateurs de la façon dont le sujet essaie de se saisir en se définissant par rapport à l’autre.

3Svensen considère ce roman comme une bonne illustration du passage de la narration omnisciente à une narration subjective plus réaliste. Chez Nathalie Sarraute, c’est l’autre, ou, dans ce cas précis, le personnage Martereau, qui reste hors de la portée du moi narrateur incertain. Parallèlement, on perçoit dans le texte une distance imprécise ou très petite entre le moment où se déroulent les événements et le moment de la narration. Il en résulte une illusion de simultanéité: on a l’impression que le roman est entièrement narré au présent.

4L’auteur met encore en valeur le concept de ruminationi. En général, outre la répétition et la variation qu’elles comprennent nécessairement, les différentes formes de rumination consistent à ralentir ou à approfondir un élément déjà relaté. Parfois, le narrateur revient sur un détail de son récit en l’élargissant et en lui donnant un sens nouveau. Entre autres, cela peut être le cas pour un geste apparemment insignifiant. Les doigts de Martereau qui comptent l’argent que le narrateur et sa cousine viennent de lui confier en fournissent un exemple. D’abord décrits comme des « gros doigts aux mouvements délicats », ils se transforment vite à des « gros doigts replets » faisant des « gestes précautionneux ».

5De même, au niveau thématique, Martereau offre selon Jorum Svensen des exemples intéressants de la façon dont Nathalie Sarraute se sert d’oppositions binaires et de certaines notions spatiales pour mettre en scène la rencontre avec autrui. À travers son traitement de l’espace, Martereau montre aussi, en le matérialisant, que le sujet n’est pas une substance autonome, mais une relation, et que l’expérience du monde n’est pas contenu qui se laisse résumer, mais contact avec le réel.

6 L’espace vide devient, dans Martereau, une métaphore-clé qui sert à donner une forme au sujet.ii Pour Martereau, comme pour les menuisiers de la Tante Berthe, l’espace semble être un objet extérieur séparé d’eux et ayant ses propres caractéristiques intrinsèques. Pour le neveu-narrateur, de même que pour Berthe, leur propre nature et celle de l’espace qui les entoure se présentent au contraire comme des entités interdépendantes qui se définissent et se problématisent mutuellement. Ainsi, au dernier chapitre du roman, l’ambiguïté qui a pulvérisé graduellement la solidité de Martereau atteint aussi son rapport à l’espace.

7Jorum Svensen constate en outre que la façon dont les personnages occupent l’espace de Martereau contribue également à la construction de leur identité. Grâce à l’optique spatiale, il devient possible de concevoir des entités opposées qui, respectivement, s’emplissent et se contiennent au lieu de s’exclure l’une de l’autre. On peut dire que toute l’intrigue de Martereau tourne autour d’une thématique d’appropriation spatiale. Vide, déserte et d’une architecture sans prétention, la maison se présente au départ comme un espace plein de possibilités. En d’autres termes, le narrateur donne à cette propriété la fonction qui est normalement celle de Martereau, et qui consiste à procurer de la clarté aux personnages qui l’entourent. Du même coup, l’intérieur du véhicule (l’abri de la voiture) se transforme en un véritable espace utérin. Cet abri sépare et protège les personnages à l’intérieur contre le chaos impitoyable auquel sont livrés les hommes dans la rue.

8Le rapport entre les deux composants d’une dichotomie comme « masculin/féminin » reste compréhensible et indéniable. Si le narrateur attache une telle importance au fait d’établir et de garder l’image de Martereau comme son antithèse, c’est donc pour le comprendre, mais surtout pour avoir à sa portée la possibilité de changer de catégorie lui-même.

9Martereau est un homme qui n’a jamais questionné sa masculinité ou son identité sexuelle. Les conflits qui opposent l’oncle à sa fille ayant souvent leur origine dans des différences de sexe, l’arrivée du neveu dans leur foyer semble annoncer un meilleur équilibre des forces. L’oncle le voit comme un nouvel allié assuré. Cependant, tout en aggravant son sentiment de solitude, la souplesse androgyne du neveu fait bouger des tensions entre l’homme et les deux femmes dans la famille avec qu’ il vit, en créant un climat où ces derniers peuvent aussi défier leurs propres dispositions masculines et féminines.

10La seconde partie, « Du Prince et le pauvre à Arcimboldo », est composée de deux chapitres. Le premier chapitre aborde la thématique de la communication et de l’intersubjectivité dans « disent les imbéciles » et dans « Tu ne t’aimes pas ». Le second chapitre est voué à l’exploration d’un principe paradoxal qui, selon la lecture de Jorum Svensen, est à la base de l’esthétique sarrautienne. Des analyses discursives de « disent les imbéciles », de « Tu ne t’aimes pas » et d’ « Ici » y servent à mettre en évidence ce principe.

11Explorant les conditions de l’intersubjectivité, « disent les imbéciles » (1976) et “Tu ne t’aimes pas” (1989) ont plusieurs traits en commun qui, à l’avis de Jorum Svensen, n’ont pas été suffisamment étudiés par la critique, par exemple en ce qui concerne la structure de leurs dialogues. Et plutôt que de relever du langage référentiel, les dialogues instaurent un mode indirect de représentation où les négations jouent un rôle crucial. De même, en expliquant ce qui les distingue de ceux qui sont capables de s’aimer eux-mêmes, les voix narratrices de « Tu ne t’aimes pas » présentent l’amour-propre comme un réceptacle délimité qui s’oppose à leur propre espace ouvert, ou leur incapacité de se voir.

12Dans la perspective de l’auteur, un trait constitutif crucial chez le sujet sarrautien est son invisibilité. Dans le roman « disent les imbéciles », l’invisibilité apparaît comme quelque chose de sécurisant. Le sujet se présente comme un sujet insaisissable qui ne se définit que négativement, ou comme un sujet qui n’en est pas un. Cette ambiguïté de l’oeil est un leimotiv dans « disent les imbéciles », ce qui est signalé dès le premier chapitre du roman dans la description d’une grand-mère entourée de ses petits-enfants.

13Le passage dévoile une distinction importante : si les yeux de la grand-mère se sont vraiment allumés, il est crucial de localiser la source de lumière. Au bout du compte, personne ne peut vraiment aborder l’autre, et chacun est condamné à vivre dans une sorte d’isolation sans issue. Selon cette lecture de « disent les imbéciles », c’est donc la fonction performative du discours qui permet aux interlocuteurs de s’approcher les uns des autres.

14À cause d’une certaine disposition psychologique, le sujet sarrautien, d’après Ann Jefferson, souffre d’un manque essentiel qui déforme aussi bien sa conception de la langue que son rapport à autrui. Pour O’Beine, le sujet sarrautien, cherche à éliminer l’altérité d’autrui en l’assimilant dans « a kind of unmediated Imaginary relation ».

15Le sujet sarrautien reçoit cependant aussi une sorte d’identité superficielle du tournoiement de la réciprocité. L’auteur propose de désigner cette identité par le terme « cadre », pour souligner qu’elle n’est qu’une sorte de moule flexible dont le contenu peut varier de façon considérable.iii S’ il existe une clé structurelle des romans et textes brefs de Nathalie Sarraute, cette clé est peut-être justement le paradoxe, ou plus précisément ce que Jorum Svensen proposera d’appeler la structure paradoxale.

16L’adverbe « ici » peut être considéré comme la condensation la plus économique de la structure paradoxale qui sert à donner une forme au sujet sarrautien. Tout le projet du texte intitulé Ici consiste à remplacer le pronom personnel je (et également les pronoms tu et vous) par le déictique spatial en question. Le narrateur étant occulté, le texte semble nous être transmis sans intermédiaire, en s’écrivant et en se lisant « ici et maintenant ». Il en résulte que la voix narrative d’ « ici » du texte sarrautien se présente comme une alternative par rapport à la narration à la troisième personne comme par rapport à la narration à la première personne. Cette idée d’une « première personne sans personnalité propre » reflète bien le sujet dans sa forme la plus réduite que veut cerner Nathalie Sarraute.

17Ici fournit également des exemples frappants de la syntaxe caractéristique de Nathalie Sarraute. La lecture de l’auteur apporte une dimension nouvelle à l’analyse de cette syntaxe en soulignant sa visée paradoxale. La coexistence apparemment impossible du même et de l’autre souligne qu’ « ici » est aussi un espace intersubjectif. Car, selon la logique du texte, « ici » appartient au tu aussi bien qu’au je. Tandis que la fonction des pronoms personnels est d’assurer la démarcation de chaque individu, l’effet de l’« ici » sarrautien est d’embrouiller et de problématiser de telles frontières, ce qui se réalise dans la lecture du texte grâce à la transparence du déictique spatial.

18S’intéressant au rythme de la phrase, on peut dire que la syntaxe sarrautienne est intentionnellement paradoxale au sens où elle veut à la fois montrer et cacher, ou parler et se taire, en créant un discours qui, face à un réel ineffable, ne l’altérait pas plus que le silence. Les interruptions, les hésitations et l’entassement démesuré de la syntaxe nous permettent d’identifier facilement son écriture.

19Des périodes longues et inachevées sont composées de mots ou de syntagmes coordonnés qui se ressemblent morpho-syntaxiquement, sémantiquement et parfois aussi phonétiquement. Tout se passe comme si le texte résistait au choix entre des termes alternatifs et équivalents. L’accumulation de termes coordonnés est donc ce qui constitue d’abord l’excès du discours sarrautien. La négation est justement la forme la plus évidente de soustraction syntaxique dans le texte. Un deuxième procédé est celui des points de suspension.

20Le dernier point fort du livre tient dans la mise en valeur du rôle de l’incapacité des personnages sarrautiens à se faire comprendre (le critique se réfère ici aux thèses d’Emmanuel Levinas, Françoise Asso, Rachel Boué). Cette incapacité est symptomatique d’une intersubjectivité manquée, ou impossible. En ne respectant pas, apparemment, la bipolarité du dialogue, l’interlocuteur sarrautien parle à l’autre non pour confronter son propre point de vue avec celui d’autrui, mais pour éliminer toute divergence, ou pour renfoncer sa coïncidence avec lui-même plutôt que de se laisser défier par l’altérité de l’autre.

21Comme l’annonce Nathalie Sarraute, la tâche impossible de l’écrivain est de faire partager au lecteur ses propres sensations. Ce qui donne sa force au livre de Jorum Svensen, c’est l’audace qu’il a de matérialiser, de concrétiser un texte littéraire qui arrive à bouleverser le lecteur autant qu’il a bouleversé l’auteur. Il sera donc tout le temps tiraillé entre la fidélité à ses sensations propres et le besoin ou la nécessité de les communiquer aux autres.