Julien Gracq : En quittant la fiction
1Ce volume collectif, le cinquième de la série éditée par la « Revue des lettres modernes » à propos de l’œuvre de Julien Gracq1, réunit, comme son titre l’indique, des contributions consacrées aux « dernières fictions » de l’auteur : Un Balcon en forêt, publié en 1958, et le recueil de nouvelles La Presqu’île, publié en 1970, qui contient « La route », fragment de roman inachevé qui « porte les stigmates du geste qui l’a tranché » (5)2, la nouvelle éponyme et enfin « Le Roi Cophétua ». Cet ouvrage, qui pourtant ne se départit jamais du ton qu’exige la critique universitaire, revêt cependant un aspect particulier pour les lecteurs fidèles de Julien Gracq : entre le moment où les textes ont été écrits et celui où nous les lisons, l’écrivain, que beaucoup saluent comme le dernier grand auteur du 20ème siècle, est mort3.
2Treize contributions constituent ce recueil d’articles et le lecteur ne pourra que remarquer l’unité de qualité et de ton proposée par les auteurs, qui comptent parmi les plus grands spécialistes de Julien Gracq, fidèles contributeurs également à cette indispensable collection.
3Patrick Marot, qui édite la série depuis sa création en 1991, propose en ouverture du volume un court texte intitulé « après le roman » où il précise le caractère particulier des textes dans l’économie de l’œuvre : « Un Balcon en forêt et les nouvelles de La Presqu’île constituent dans l’œuvre de Julien Gracq un ensemble homogène malgré la disparate des œuvres. » (id.) Ensemble paradoxal donc, marqué tout à la fois par une grande variété thématique et textuelle mais aussi par une homogénéité stylistique et esthétique, puisque, selon Patrick Marot, l’auteur « s’est tourné vers une relation plus immédiate et plus sensorielle à la "terre habitable". » (id.) Les autres contributions s’organisent dans le recueil en suivant la chronologie des textes de Julien Gracq. Patrick Marot ouvre l’herméneutique de ces « dernières fictions » en s’intéressant à tous les textes du corpus et nous propose une lecture centrée sur les notions de narrativité et de temporalité. Cinq textes ensuite concernent principalement Un Balcon en forêt. Un seul, celui de Philippe Berthier, évoque « La Route ». Trois textes concernent « La Presqu’île » (avec des regards portés souvent sur les autres textes du recueil) et deux « Le Roi Cophétua ».
4Dans le premier article, Michel Murat propose une réflexion adoptant une perspective différente des autres contributions : ni réflexion thématique ou stylistique, « L’envers de la littérature contemporaine » propose au lecteur un parcours, mené conjointement avec l’œuvre de Julien Gracq, parmi les grands débats critiques qui ont jalonné l’histoire littéraire où l’œuvre figure. Il montre, avec la clarté et la passion qu’on lui connaît, comment l’œuvre de celui que l’histoire littéraire a voulu peindre en figure à la Piero della Francesca4, s’inscrit au contraire dans toutes les grandes questions théoriques ou les problèmes historiques de son temps : « L’œuvre de Gracq peut être lue comme un ensemble d’interventions, directes ou médiates, dans des « crises » : crise européenne en 1937-38, face à laquelle le Surréalisme se montre impuissant ; crise du Surréalisme, à laquelle l’essai [André Breton, quelques aspects de l’écrivain, 1947] apporte une réponse en 1946-47, quand Breton revient en France ; crise du jugement littéraire, au centre du pamphlet de 1949 [La Littérature à l’estomac] ; crise du roman, dans la conférence de 1960 ; crise de la critique, dans En lisant en écrivant. » (10) Ce texte, en dehors du programme critique institué par le titre de l’ouvrage, se montre donc tout à fait fondamental pour cerner l’ensemble de l’œuvre de Julien Gracq et ainsi éviter les clichés – pour ne pas dire les contresens – romantiques véhiculés autour des figures de la réclusion, de l’ermite, de l’austérité, etc.
5Patrick Marot, dans « Tension narrative et réversibilité dans Un Balcon en forêt et La Presqu’île », s’intéresse quant à lui à l’esthétique générale des textes du corpus, en opposant celle-ci à l’esthétique mise en œuvre dans les premières fictions : Au Château d’Argol (1938), Un beau ténébreux (1945) et Le Rivage des Syrtes (1951). Pour lui, « les trois premiers récits de Gracq se présentent à maints égards comme des fables de la nécessité narrative », alors que dans les fictions suivantes, « la juxtaposition prévaut sur la connexion. » (26) Il propose donc un parcours dans les « dernières fictions » autour des notions de point de vue, de personnage, d’énonciation et note que ces fictions permettent d’opérer un passage du romanesque au poétique. Dans le deuxième temps de sa réflexion, l’auteur étudie les textes sous l’angle de la temporalité perçue comme « réversibilité ».
6Cinq contributions viennent éclairer ce récit de guerre, de « drôle de guerre », perçue par le regard du personnage principal, l’aspirant Grange, conscience en disponibilité pour le réel et la rêverie.
7Michèle MONBALLIN nous propose « quelques aspects des décrochages du réel » dans Un Balcon en forêt. Elle montre comme le sujet, Grange, en vient à s’abstraire de la laideur du monde par l’imagination. Elle montre l’importance d’éléments narratifs tout à fait cardinaux dans le récit : la maison-forte de Falizes, perçue comme « lieu improbable », ou encore la forêt des Ardennes lieu de la rêverie, « magique », sans cesse assimilée à une forêt de contes.
8Jérôme CABOT s’intéresse lui au vocabulaire de la guerre dans le récit dont il interprète l’utilisation comme une « désertion par les mots ». Pour lui, l’utilisation de technolectes guerriers est encore, pour Grange, un moyen de mettre le réel de la guerre à distance.
9Béatrice DAMAMME-GILBERT explore quant à elle « l’entre-deux dans Un Balcon en forêt ». Elle montre comment, dans ce récit gouverné par une profonde et féconde indécision générique, le « travail imaginaire souvent complexe, qui convie aussi l’immense substrat culturel véhiculé par la langue, est […] porteur d’un mouvement de tension […] » (98-99) qui convoque l’imagination poétique de la langue et celle de la fiction.
10Sylvie VIGNES aborde un aspect très particulier du récit, qui constitue, ontologiquement, un paradoxe de l’être-dans-la-guerre qu’est Grange, celui de l’enfance retrouvée : elle interprète le récit comme « une brèche vers l’enfance », rejoignant, de cette manière, certaines considérations abordées par Michèle Monballin dans son article.
11Enfin, Hervé MENOU, fidèle à la figure si gracquienne du guetteur, disponible pour l’observation, la rêverie et la réception du chant du monde, s’intéresse aux « regards sur l’horizon ». Sa contribution montre, comme celle de Patrick Marot, l’homogénéité du corpus puisqu’il intègre dans sa réflexion la nouvelle « La Presqu’île » où Simon, comme Grange, est posté vers le lointain du monde, vers ce qui ouvre l’espace de l’ici et du maintenant.
12Philippe BERTHIER, dans son article joliment intitulé « Retour vers le futur ou le routard élémentaire », évoque donc le monde de « La Route », monde « ensauvagé », pour reprendre le préfixe cher à Julien Gracq, « crépusculaire », une sorte de fin du monde inachevée. Cette beauté de catastrophe déjà présente dans Le Rivage des Syrtes ou encore dans Un balcon en forêt, permet de mettre en lumière le paradoxe du romanesque gracquien où le mouvement de Chute s’accompagne souvent d’une mise en tension des puissances de vie : « il faut s’abolir pour se retrouver » (167). « On l’a compris, le randonneur de la Route gracquienne est un "Rêveur définitif" d’obédience bretonienne, lancé on the Road à l’heure de tous les possibles, celle du "chien et loup" (Presqu’île, 13), lorsque les repères exténués, les balises rouillées font place au sournois surgissement d’autres signes, annonciateurs d’un monde régénéré : en arrière toute ! vers l’élémentaire, pour improviser une jouvence. »
13Jean-Yves LAURICHESSE nous propose un regard précis et original sur « Le vagabondage automobile dans "La Presqu’île" ». Il montre comment ce mode de déplacement particulier paramètre tout une esthétique du regard dans la nouvelle, et comment la voiture oriente ce regard. Instrument de liberté, de vitesse, mais aussi habitacle protecteur, la voiture de « La Presqu’île »5 met ainsi en jeu deux rêveries aux mouvements complémentaires, celle de la liberté et celle de l’intimité : elle « n’aura donc pas été ce moyen de liaison qu’elle a vocation à être, mais plutôt de déliaison. » (196)
14Bruno TRITSMANS, dans un article principalement centré sur « la Presqu’île », mais qui s’intéresse aussi aux deux autres textes, explore les « Météores gracquiens ». Portant un regard neuf sur l’infusion pérenne de l’œuvre de Jünger qui fascina tant Julien Gracq, Les Falaises de marbre, sur les propres fictions de l’auteur, il montre comment le rapport de l’écriture aux Météores (brouillard, soleil, etc.) a évolué des premières aux dernières fictions, et comment « par ce biais, l’écriture gracquienne rejoint cette fascination du discours contemporain pour les météores […] tant dans le monde que dans l’univers des signes. » (210)
15Elisabeth CARDONNE-ARLYCK, enfin, propose une lecture de la nouvelle en insistant sur un mode de narration important dans ce texte : « la répétition » ; elle explicite ainsi le bouleversement qui s’opère dans la fiction gracquienne sur le fonctionnement de la narration que Patrick Marot évoquait dans son article. Le temps de « La Presqu’île » n’est pas celui des Syrtes ou d’Argol.
16L’article de Anne-Yvonne JULIEN propose un parcours dans les intertextualités qui constituent des « Jeux de références croisées dans "Le Roi Cophétua" ». Convoquant les références littéraires, mythologiques, picturales ou musicales qui abondent dans le récit, elle montre comment ces références intertextuelles s’organisent au fil du texte en un jeu de miroirs parfois trompeurs qu’elle interprète comme une « poétique du leurre » (224) : « Gracq a agi ici de façon très stratégique en s’ingéniant à irriter et à enchanter son lecteur tout à la fois. » (id.)
17Pour finir, Dominique RABATÉ, dans un article intitulé « Profil perdu », explore les thèmes de la perte et du consentement dans la nouvelle. En focalisant son attention sur les occurrences signifiantes de l’adjectif dans le fil du texte, il interprète ce récit, qui constituerait pour Julien Gracq une sorte d’adieu à la fiction, comme une relecture du mythe d’Orphée.
18Toutes ces contributions, qui adoptent des postures critiques tantôt thématiques tantôt esthétiques ou poétiques, forment une riche constellation de regards portés sur les « dernières fictions » de Gracq. Avec un constant souci de la confrontation directe avec les textes de l’auteur, c’est dans une belle complémentarité que toutes ces lectures forment, à n’en pas douter, la dernière étape de ce qui constitue l’un des sommets de la géographie critique gracquienne. La suite, donc, au prochain épisode… intitulé « Les tensions de l’écriture – Adieu au romanesque, persistance de la fiction » qui ne manquera pas de compléter avec la plus grande cohérence le présent volume6.