Du babil à Babel
1Deux ans séparent la publication française des Écholalies de leur version originale, parue aux Etats-Unis en 20051. Ce délai est minime, si l’on considère conjointement le temps qu’il faut habituellement aux écrits universitaires nord-américains pour traverser l’Atlantique, et le travail de traduction qui a été nécessaire pour que l’essai sur l’oubli des langues de Daniel Heller-Roazen, chercheur canadien enseignant aux États-Unis, soit publié par La librairie du XXIe siècle. Le lecteur français bénéficie d’une version française de l’ouvrage et non d’une simple traduction, l’auteur ayant revu et augmenté son texte original ainsi que la traduction allographe initialement établie par Justine Landau. Cet ouvrage s’apparentant par divers aspects à un travail de linguistique comparative, dans la lignée de Zumthor ou Spitzer, sa transposition en langue française a notamment demandé un ajustage des exemples choisis, en plus d’un travail littéraire sur la langue-cible, dont on ne peut que saluer la fluidité et la qualité.
2Les mystères qui entourent le beau titre de cet ouvrage sont levés dès la quatrième de couverture : Heller-Roazen emprunte ce terme d’ « écholalie » au vocabulaire médical, où il est défini comme une répétition automatique de mots autrefois entendus. Le titre est programmatique à double titre : c’est aux phénomènes d’échos et d’oubli, dans les langues et entre les langues, que Daniel Heller-Roazen consacre ses vingt-et-un fragments. Et ces derniers entretiennent entre eux des rapports « écholaliques » – chaque essai renvoyant en creux à ses alentours textuels, négociant aussi la part de mémoire (et d’oubli) qui le lie aux discours scientifiques ou littéraires qui l’ont précédé. Car toutes les écholalies explorent le même objet – l’oubli dans les langues et le langage – et s’emploie à démontrer la même chose : la vie de l’objet linguistique et de son usage humain se développe autant par permanence mémorielle que par des actes d’oubli, autant par identification à elle-même que par appels à son extérieur (l’en deçà de la langue – le babil enfantin, l’exclamation ; l’à côté de la langue – les autres langues qui lui coexistent ; l’au-delà de langue – la création poétique et le désir dont elle est toujours l’objet).
3Dans les Echolalies, mémoire et oubli, identité et ipséité dialoguent jusqu’à se confondre. Heller-Roazen traque dans chacun de ses terrains d’observation cognitive les traces de cette confusion : à l’issue d’un questionnement sur l’utilisation de l’astérisque (« L’astre philologique » et « L’étoile brille à nouveau »), il définit la linguistique historique comme une science qui doit « en appeler à des formes de langage inexistantes pour expliquer des langues qui, elles, existent bel et bien » (p. 119), dans la mesure où toute langue se définirait par « la présupposition de ce qu’elle n’est pas » (118). Cette hypothèse trouve également un espace de vérification dans le champ médico-psychiatrique d’une part, à partir duquel Heller-Roazen, poussant les analyses de Freud, avance l’idée selon laquelle « les troubles du langage […] constituent non pas une forme d’oubli mais, à l’inverse, une forme aiguë du souvenir » (« L’animal mineur », 145-46) ; dans les enjeux de la création poétique d’autre part, dont l’histoire d’Abû Nuwâs, cette grande figure de la poésie arabe, nous dit que la poésie n’a peut-être pas « d’autre lieu [que celui] où l’écriture et son effacement ne font plus qu’un » (p. 193). L’auteur relit également à la lumière de sa réflexion sur les langues des textes littéraires où le travail conjoint de l’oubli et de la remémoration est thématisé (le mythe d’Io, le récit biblique de Babel, des récits allégoriques de la culture arabe).
4A défaut de pouvoir entrer en détails dans le contenu de chaque essai, nous nous contenterons d’en synthétiser le propos. Du « Sommet du babil » au mythe de « Babel », Daniel Heller-Roazen nous propose vingt-et-une réflexions sur : l’intégration provisoire de phonèmes extérieurs à la langue non encore acquise dans le babil enfantin (« Au sommet du babil ») ; la création d’un univers sonore qui échappe à la langue et à l’humanité dans les interjections et exclamations (« Exclamations ») ; le statut de l’aleph, cette lettre mutique et mystifiée de l’alphabet arabe (« Aleph »); l’histoire de la défense du H, « phonème en voie de disparition » (« H & Cie ») ; le caractère inopérant de la métaphore organique (vie et mort des langues) pour rendre compte de l’évolution des langues (« Impasses ») à laquelle s’oppose une pensée, héritée de Dante et de Montaigne, de la mutabilité des langues, qui rend vaine toute tentative scientifique de fixer les formes langagières (« Seuils ») ; les apports de la théorie des substrats (les langues se forment par rencontre), qui invitent à une pensée géologique plutôt que diachronique de la langue (« Strates ») ; le cas de l’hébreu, dans le cadre de l’interrogation suivante : « dans quelle mesure une langue peut-elle en conserver une autre » (p. 92), qui touche à la « dérive » (97) des éléments des langues en mutation (« Glissements ») ; la naissance de « l’Astre philologique » (l’astérisque), créé par les philologues de l’indo-européen pour contrer et exposer l’absence d’attestation à laquelle ils se sont nécessairement confrontés ; la renaissance du signe diacritique au moment où le structuralisme construit l’agrammaticalité et a besoin de signaler les « énoncés impossibles », toute langue se construisant, soutient Daniel Heller-Roazen par la « présupposition de ce qu’elle n’est pas » (« L’étoile brille à nouveau ») ; le mythe d’Io, ici revisité, où l’on apprend qu’en bref, l’écriture, « davantage capable de mutation » et « plus durable que l’homme » « serait l’invention de la vache » (« Le sabot de la nymphe ») ; l’hypothèse, inspirée par les premiers travaux de Freud, d’une hypermnésie des aphasiques (« L’animal mineur ») ; la langue en tant qu’organe, possiblement dispensable à la parole et qui survivrait fantasmatiquement à la vie humaine (voir la nouvelle de Poe et son analyse par Barthes dans « Aglossostomographie ») ; une invalidité possible de la distinction entre langue maternelle et langue secondaire à partir d’une lecture de Canetti, qui débouche, à la suite de Tsvétaïeva sur l’idée d’une capacité du langage poétique à être « la » langue maternelle (« Hudba ») ; les paradoxes de l’oubli volontaire, à partir des écrits d’un schizophrène qui refoule sa langue maternelle (« Schyzophonétique ») ; l’histoire d’Abû Nuwâs, confronté à la nécessité conjointe de l’apprentissage et de l’oubli dans la création poétique (« Abû Nuwâs mis à l’épreuve ») ; la relation de possible identité entre le langage poétique et les langues inexistantes, à partir d’une nouvelle de Landolfi (« Leçons d’un capitaine ») ; une fable issue de la tradition poétique arabe, qui nous montre l’attrait d’une béatitude de l’oubli, et la nécessité pour le poète de ne pas rompre le lien essentiel qui existe entre la mémoire et l’oubli (« Au paradis des poètes » ; une actualité éternelle du mythe de Babel et la confusion babélique, dont chaque locuteur aurait oublié qu’il y est resté (« Babel »).
5 Cette variation sur le thème de l’oubli aurait pu tomber dans l’écueil de la pure répétition – l’hypothèse de la confusion est constamment réaffirmée, quelque soit l’objet d’étude du fragment – mais elle semble au contraire participer productivement de l’ouverture méthodologique et du travail de composition formelle dont cet ouvrage témoigne. En multipliant les angles d’attaque de l’objet et les textes compagnons, Heller-Roazen convoque en effet, à la manière d’Agamben dont il a traduit plusieurs ouvrages2, un attirail de références partagées ou moins accessibles qui appartiennent à des univers disciplinaires et des champs symboliques variés (littérature, médecine, linguistique historique, témoignages, mythologie, etc. ) et qui sont issus de cultures et de pratiques linguistiques diverses (notamment française, allemande, arabo-persanne ou hébraïque). Ces textes constituent le terreau de sa réflexion sur la langue : chaque écholalie orchestre en effet un dialogue particulièrement riche et souvent inattendu entre des textes scientifiques ou littéraires, dont elle extrait la matière nécessaire pour nous montrer le travail conjoint, et toujours en mouvement, des phénomènes d’oubli et de remémoration qui structurent les pratiques langagières.
6Au sein d’une perspective fondamentalement comparatiste, le questionnement de Daniel Heller-Roazen dépasse le domaine de la recherche linguistique et littéraire pour se faire tantôt philosophique (qu’est-ce qui constitue le noyau d’une langue si elle est à ce point mouvante et perméable à son extérieur ?), tantôt philologique (peut-on se passer des hypothèses interprétatives et des fictions épistémologiques pour penser les textes pré-modernes ?). Une brèche est ainsi ouverte entre le mode de pensée scientifique et l’acte de création artistique, brèche dans laquelle vient se glisser la littérarité de ces écholalies. Celle-ci tient tout d’abord à une langue extrêmement travaillée, qui prend des allures poétiques en particulier dans les clausules de chaque fragment. La forme brève employée s’accompagne ainsi d’une rhétorique resserrée que viennent rythmer des effets de formules. La prédominance du récit dans chaque fragment peut rappeler la fable, l’une de ces formes désuètes propres à rendre compte de la « mouvance » (Zumthor) d’objets pré-modernes et à en faire des récits dont la méthode non moins désuète de la philologie serait l’acteur principal. Mais les écholalies se rapprochent sous plusieurs aspects de l’essai littéraire, genre auquel la version française revendique l’appartenance dans son sous-titre — « Essai sur l’origine des langues »3. Outre le goût de la formule ou de la clausule et un clin d’œil appuyé à Montaigne (« Seuils »), on retrouve le principe d’inchoativité de l’essai cher à Adorno, et une conduite apparemment erratique de la pensée qui cerne les objets sans les épuiser.
7Si l’essai littéraire est un levier idéal pour penser ce texte, c’est qu’il réaffirme formellement le parti pris qui gouverne chaque écholalie : il est vain de vouloir saisir l’objet linguistique de façon scientifique, chaque tentative se heurtant avec plus ou moins de succès et de négociation aux mouvements, aux glissements, aux strates de la langue. Contre la linguistique historique et tout contre le structuralisme dont il expose les limites, Daniel Heller-Roazen réalise textuellement la quête de la langue que Dante a mise en scène dans son De Vulgari Eloquencia : comment saisir ce langage « qui s’écoule toujours de nos mains » (Montaigne), comment rendre compte de la « mutabilité » du langage (Dante) si ce n’est en essayant de l’attraper par la littérature, en étant convaincu que cette quête désirante est la plus apte à épouser ses incessantes mouvances ?
8La partie la plus réussie et la plus audacieuse de cet ouvrage est sans doute celle que forment implicitement les quatre essais aux titres derridiens — « Impasses » « Seuils », « Strates » et « Glissements » : elle légitime et illumine l’ensemble du texte en confrontant ses méthodes avec celles des différents courants de la linguistique traditionnelle. Les phénomènes d’écho et d’oubli deviennent alors le lieu du divorce épistémologique, et le principe même de l’ouvrage. En s’inscrivant dans le sillage intellectuel de Montaigne et de Dante, Heller-Roazen réaffirme également qu’un questionnement sur la langue ne peut se passer de la littérature, dont le passage de la philologie à la linguistique a eu tendance à nous faire perdre la trace.
9Le lecteur trouvera dans Les écholalies une belle série d’essais qui traquent l’objet langue dans des territoires dont la rencontre est aussi inhabituelle que productive. Le soin apporté à la langue, la richesse des références critiques et littéraires, l’originalité de la réflexion, le pari tenu d’une approche post-moderne de la pré-modernité et la liberté des formes et de la pensée font de ce recueil sensible et érudit une bien belle fenêtre ouverte sur les mouvements continuels d’une langue aux identités toujours instables, dont on aura sans doute jamais fini de parler.