L’éloquence du roman
1L’écriture convoque toujours, d’une manière ou d’une autre, la rhétorique, laquelle suppose, en retour, sa pleine maîtrise. Si jusqu’au xviiie siècle, ce rapprochement s’impose comme une évidence, il tend, d’une part avec la Révolution, d’autre part avec l’affirmation du romantisme et des primats de l’originalité, à perdre de sa pertinence. En apparence tout au moins.
2En effet, qu’il s’agisse de Corinne, des Misérables ou des Beaux quartiers, ces romans, parmi d’autres, témoignent de la permanence de ce lien. Valery Larbaud jugeait d’ailleurs, comme le fera Paulhan quelques années plus tard, que la « mort » de la rhétorique n’était qu’officielle et que son imprégnation dans la littérature lui restait consubstantielle :
De Lemaire de Belges à Isidore Ducasse, à Saint-John Perse […] tous les meilleurs auteurs paraissent s’être conformés, sciemment ou non (mais peu importe) [aux] principes [de la Poétique et la Rhétorique d’Aristote].1
3Les xixe et xxe siècles ne seraient pas moins éloquents que l’époque antique ou le Grand siècle. Sans le formuler ainsi, Christelle Reggiani tend à réhabiliter la rhétorique comme une démarche heuristique de premier ordre pour le roman moderne et contemporain. Si les études littéraires ont eu nettement tendance, ces dernières années, à remettre la rhétorique au goût du jour, la perspective de Chr. Reggiani se veut à la fois plus systématique et stylistique. Elle donne ainsi corps à « l’histoire formelle » que Barthes appelait de ses vœux.
4On l’a, certes, déjà bien assez écrit : la rhétorique a connu une « éclipse » à la fin du xixe et au début du xxe siècle2. À cette tendance, s’est adjointe une défiance croissante du roman à l’endroit du politique et de l’éloquence délibérative. Malgré cela, en retraçant l’histoire de cette notion, Chr. Reggiani montre combien, aujourd’hui encore, le roman du xxe siècle doit être considéré comme un genre éloquent. Son éloquence diffère certes de celle des ouvrages de Pascal ou Bossuet, mais n’en demeure pas moins efficace. L’auteur nous propose donc un parcours du genre romanesque au travers de ces deux derniers siècles et de la lorgnette rhétorique. Sa rigoureuse démonstration, richement illustrée d’études stylistiques, semble combler une lacune en proposant une histoire littéraire rhétorique du roman moderne et contemporain.
5Historiquement, la rhétorique classique nouait ensemble les trois notions qui retiennent l’attention de Chr. Reggiani : littérature, oralité et politique. Aujourd’hui dissociées, le roman moderne et contemporain peut apparaître comme le lieu de leur réunion.
Une notion controversée
6Chr. Reggiani pose, dans un premier temps, les fondements de sa réflexion sur d’utiles mises au point. Appuyant les prémisses de son analyse sur l’Histoire de la rhétorique dans l’Europe moderne dirigée par Marc Fumaroli3, l’auteur rappelle qu’hormis une brève période couvrant la deuxième moitié du xixe siècle et le début du xxe siècle, la rhétorique s’est toujours trouvée au centre de la création littéraire et de l’enseignement scolaire. Rejetant l’expression devenue canonique de « rhétorique restreinte » forgée par G. Genette, Chr. Reggiani souligne que la rhétorique, à la fin du xixe siècle, ne se réduit pas à la simple présentation des figures. Comme l’a montré A. Compagnon, les attaques de Lanson et de Renan, notamment, précipiteront davantage sa disparition. Passée la période de purgatoire de l’entre deux siècles, la rhétorique retrouve une pertinence critique et théorique, qu’elle n’avait plus eue, selon A. Compagnon, depuis l’Antiquité. La seule évocation des Fleurs de Tarbes de Paulhan et de sa postérité suffit à montrer sa réhabilitation au mitan du siècle. Sa « mauvaise réputation » ne date d’ailleurs pas de cette période, puisque, comme le rappelle avec justesse Chr. Reggiani, pèse sur la rhétorique, depuis ses origines, un discrédit intellectuel et moral. De Platon à Lanson, de Descartes à Kant, la rhétorique inspire une méfiance certaine : de la sophistique à la conception personnelle de la création littéraire, les arguments antirhétoriques n’ont jamais manqué.
De la rhétorique à l’éloquence ?
7Chr. Reggiani pose alors les termes de sa réflexion : le roman moderne et contemporain n’est pas rhétorique, mais éloquent. Si le roman se montre de plus en plus rétif à la dimension purement technique de la rhétorique, il assimile toutefois l’éloquence, comprise comme la capacité persuasive du discours. L’exemple d’Hugo est sans doute le mieux choisi, puisque, s’il déclare, dans « Réponse à un acte d’accusation », « la guerre à la rhétorique », et s’il raille la rhétorique judiciaire dans les Misérables, il ne se fait pas moins le héraut de l’éloquence : « [la] valeur [de ses écrits] procède d’une définition judiciaire du texte littéraire, alors porteur d’une éloquence vraie dépassant la rhétorique des discours rapportés » (p. 38). On pense également à l’exemple de Vallès, qui s’efforce de « donner forme à une éloquence sans rhétorique ». Aussi tout l’art du romancier, en cette fin de siècle, consiste-t-il à conjoindre « une posture antirhétorique virulente et le déploiement d’une indéniable éloquence » (p. 41). L’éloquence constitue donc une forme de rémanence, de toujours déjà-là du roman du xixe siècle. On retrouve là le rêve d’éloquence romanesque que faisait Mme de Staël : l’extinction de la rhétorique délibérative cède la place à l’éloquence de la pensée et de la littérature.
8Ainsi, si la rhétorique se retrouve dans le roman du xixe siècle de manière rémanente, Chr. Reggiani postule que sa présence dans les romans de la seconde moitié du xxe siècle ressortit à une démarche plus volontaire, en ce que le lieu, habituellement conçu comme un moyen pour l’orateur de convaincre, devient pour le roman une finalité. Une belle réflexion sur les romans de Perec en apporte l’illustration (p. 58‑77). Chr. Reggiani montre, en effet, comment Perec reprend et redéfinit la mémoire rhétorique : une grande partie de son œuvre se définit, selon l’auteur, « par la recherche d’un art de mémoire » et travaille les locus memoriae, comme moyen de raviver la mémoire. À la différence de la rhétorique antique, pour qui le lieu est avant tout un moyen mnémotechnique, il devient chez Perec une fin en soi, puisqu’il rend à l’écrivain la mémoire qu’il avait perdue4. C’est à ce titre que Chr. Reggiani parle de « mémoire volontaire », puisque l’entreprise littéraire concourt justement à retrouver ce temps perdu : aux réminiscences proustiennes, Perec oppose la remémoration. Il n’est qu’alors à se représenter, comme le suggère judicieusement l’auteur, l’immeuble de la Vie mode d’emploi comme une reprise des bâtiments de mémoire que proposait la tradition rhétorique et notamment Quintilien. Le travail de mémoire est une démarche active, dont le résultat n’est pas assuré.
L’antiparlementarisme littéraire
9« Le roman constitue l’accomplissement esthétique d’un certain renoncement, politique, à l’oralité persuasive, permettant à la rhétorique de faire son deuil de l’oralité » (p. 80). Mme de Staël constate, en effet, au lendemain de la Révolution, que la rhétorique délibérative perd de sa substance ; sa force persuasive a engendré une telle violence pendant la Terreur qu’elle rend suspecte toute forme d’éloquence. Par sa dimension muette, le roman accomplit le deuil du discours éloquent. Philippe Dufour avait, d’ailleurs, clairement démontré que le roman du xixe siècle imposait une vision satirique de l’éloquence politique, que l’on pense à M. Bargeton dans Illusions perdues ou à Dambreuse dans l’Éducation sentimentale5. Prolongeant ce constat en prenant appui sur les romans de Dumas et d’Hugo, Chr. Reggiani constate la mise en place d’une forme d’antiparlementarisme littéraire : le roman du xixe siècle ne renonce pas à une portée politique, mais rechigne à la représentation de la rhétorique délibérative, lui préférant souvent une rhétorique judiciaire, assignant à la délibération politique une certaine vanité. Pierre Rosanvallon6 puis Antoine Compagnon ont montré combien les écrivains du xixe siècle étaient méfiants à l’égard du suffrage universel : « la méfiance à l’égard de la politique, jugée “inepte”, après 1871, caractérise les milieux littéraires »7. Aussi, le roman du xixe siècle apprécie-t-il la performance oratoire flamboyante et tend à gommer la parole délibérative.
10La littérature, soupçonneuse à l’égard de cette éloquence qui cède aisément aux appels du pragmatisme et de la manipulation, fait entendre néanmoins le caractère esthétique du « discours pur du grain sensible de l’oralité » (p. 109) : la politique romanesque s’intéresse ainsi à la part du sensible dans le discours public et à l’improvisation. S’interrogeant sur la représentation de Jaurès et de ses discours dans trois ouvrages sensiblement contemporains8, Chr. Reggiani montre avec efficacité comment le discours de Jaurès disparaît littéralement, pour établir, à la place, un « espace public virtuel ». La dimension politique du roman vient justement de cette dénonciation de l’éloquence démagogique et de la redéfinition — fictive — des conditions de possibilité rhétoriques du débat politique.
11Chr. Reggiani y voit une justification historique : l’Assemblée nationale depuis 1918, n’est plus le lieu de la parole délibérative, puisque le développement des commissions et l’organisation des partis déplacent les lieux de débats. La fiction romanesque suppléerait donc à ce manque en prêtant à l’orateur populaire l’éloquence véritable : celui-ci concrétise en effet l’action et l’improvisation. On retrouve ici, une fois encore, Mme de Staël qui faisait de Corinne l’allégorie de l’improvisation et l’idée valorisant une éloquence sans technique rhétorique. Il n’y aurait qu’un pas à faire pour voir, dans la littérature, une « scène démocratique idéale », dans le sens où se concentrerait l’éloquence de la pensée.
Une éloquence en sourdine
12Comme R. Barthes l’avait précisé, la société contemporaine appartient à une « civilisation de la parole »9. Forte de ce constat, Chr. Reggiani montre comment le roman de la seconde moitié du xxe siècle est obnubilé par le modèle oral de la parole, le roman se trouvant dans ce que Gilles Philippe appelle un « moment énonciatif ».
13La littérature de la fin du xxe siècle retrouve la vocation des belles-lettres éloquentes : tenir un discours véritablement adressé, selon le modèle oratoire de la parole publiquement proférée. L’écrivain contemporain adopte aisément la posture du parleur, « revendiquant une écriture qui se ferait, paradoxalement, dans la bouche » (p. 149), actualisant la définition oralisée que Barthes assigne à la littérature10. Cette littérature silencieuse appelle une poétique du secret de l’énigme, que Chr. Reggiani étudie avec beaucoup de finesse, à partir notamment de l’œuvre de Perec. Elle montre comment l’éloquence romanesque a évolué depuis la fin de la Seconde guerre mondiale, épousant ainsi le mouvement de l’Histoire. La littérature, privée d’Histoire, s’est repliée sur l’intimité de l’auteur, accordant ainsi une place de premier choix à l’énigme et au secret. Une véritable éloquence — quoique privée — s’est ainsi développée, indépendamment de l’Histoire. Partant, la littérature renonce au modèle rhétorique, fondamentalement oral, du discours. Au-delà de l’énigme et de l’écriture privée, surviennent l’incongruité ou l’hermétisme, témoignant de l’impossibilité de fixer un discours distinct. Bien plus qu’une écriture à clef, le propos peut sembler parfois totalement inepte, puisqu’il est sans référence11. Il reste alors à l’état de possible et sous-tend une éloquence potentielle, incapable alors de s’actualiser dans des formes discursives déterminées. De l’énigme à l’hermétisme, l’éloquence, sans disparaître, s’estompe et se dissimule dans les méandres du sens.
14Chr. Reggiani clôt, enfin, sa réflexion par une étude de la métalepse, que la littérature de la seconde moitié du xxe siècle aurait rendu tout particulièrement possible. La métalepse se présente comme une figure véritablement rhétorique12, et donc persuasive, au sens où elle représente une adresse du monde du texte à celui du lecteur. Par ce brouillage, la métalepse témoigne de la porosité de la frontière entre réel et fiction et place l’auteur sur le même plan que ses personnages. Dès lors, par sa finalité clairement persuasive, la métalepse rend le discours politique virtuel, toujours possible. Elle « constitue l’envers de la rêverie romanesque de l’Histoire » (p. 186).
15Ce cheminement montre combien la pratique rhétorique a évolué, épousant les modifications mêmes du livre. La disparition progressive de la parole proférée et l’existence muette du livre imprimé imposent au discours littéraire des deux derniers siècles de prendre congé des formes publiques de l’éloquence.
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16Christelle Reggiani déploie dans cet ouvrage une forme d’écriture et de démonstration séduisante, quoiqu’extrêmement dense et rhétorique : certaines réflexions appellent une minutieuse déconstruction, tandis que chaque chapitre épouse le même — rigoureux — schéma argumentatif (énoncé d’une hypothèse, vérification théorique, application à l’épreuve des textes, et conclusion — construction d’ensemble faisant un écho certain aux différentes parties du discours13). Cette mécanique bien huilée confère à cette rhétorique une dimension presque suspecte aux yeux du lecteur, tant tout semble s’enchaîner avec une implacable logique.
17Chr. Reggiani propose ainsi, par cet ouvrage, la définition d’un nouvel « âge de l’éloquence ». Focalisant son approche sur l’éloquence délibérative, elle en fait un prisme efficace et concluant pour appréhender le roman moderne et contemporain. Néanmoins, comme tout prisme, cette « histoire formelle » du roman n’est pas sans légère déformation ni habileté rhétorique. Le corpus étudié — aussi large fût-il — n’en reste pas moins sélectif et fait le deuil de l’éloquence judiciaire et démonstrative. On aurait mauvaise grâce, cependant, d’en tenir rigueur à l’auteur, laquelle concède dans son épilogue :
Autant dire qu’une histoire rhétorique de la littérature, en ce double sens, n’aura pu construire, in fine, qu’un récit parmi d’autres possibles, une fable esthétique ressortissant elle-même à l’univers discursif qu’elle prend pour objet. (p. 203)
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