Acta fabula
ISSN 2115-8037

2008
Juillet-Août 2008 (volume 9, numéro 7)
titre article
Fransiska Louwagie

Des cris par-delà le silence : témoignage & littérature

Claude Mouchard, Qui si je criais… ? Œuvres-témoignages dans les tourmentes du XXe siècle, Paris : Éditions Laurence Teper, 2007, 510 p., EAN 9782916010205.

1Dans Qui si je criais… ? Claude Mouchard examine des « œuvres-témoignages » ayant trait à différents événements historiques du vingtième siècle. L’auteur précise dès l’avant-propos que le choix des œuvres est lié au hasard de ses propres lectures. Les analyses ayant été composées en un espace de douze ans, elles gardent d’ailleurs « des traces du moment de leur composition ». Cl. Mouchard stipule cependant que certaines questions-clés reviennent d’une étude à l’autre. Ces résurgences ne conduisent pas pour autant à l’élaboration d’un cadre d’interprétation englobant. L’auteur choisit en effet de plonger le lecteur dans un face-à-face intense avec chacune des œuvres, sans chercher à « surplomber » le corpus. Afin d’apporter, dans un espace restreint, un éclairage sur l’ensemble du livre, nous tenterons néanmoins de synthétiser les principales questions qui traversent et relient les analyses.

Les œuvres-témoignages

2La question de départ concerne la définition du concept de « témoignage » et touche, accessoirement, à la délimitation du corpus d’analyse. Pour Cl. Mouchard, la spécificité des textes testimoniaux tient d’abord au contexte politique qui les a vu naître. D’après lui, ceux-ci portent notamment sur des événements hors mesure, étouffés par un silence organisé, que les témoins cherchent précisément à rompre en disant « ce qui est arrivé ». Les événements dont parlent les textes retenus par Cl. Mouchard sont les camps nazis et staliniens, Hiroshima et la terreur au Cambodge (l’auteur exclut la Première Guerre mondiale de cette série en raison du fait que celle-ci n’a pas été étouffée au même point que le génocide nazi ; en revanche, il affirme aussi que les écrits issus de la Première Guerre mondiale faisaient déjà office de témoignages à charge). Le « silence » entourant les événements en question va par exemple de l’incrédulité et du déni auxquels font face (notamment en France) les témoins de la Goulag, tels Victor Kravchenko et Margarete Buber-Neumann, à la censure infligée à des poètes comme Anna Akhmatova sous le stalinisme.

3D’entrée de jeu, Cl. Mouchard affirme son intérêt particulier pour une sous-catégorie du témoignage historique, à savoir celle des « œuvres-témoignages ». D’après l’avant-propos, ces dernières sont dotées d’un mérite particulier, que l’auteur tente, au fil des analyses, de cerner sous différents angles. D’abord, Cl. Mouchard avance que le témoignage accède au rang d’« œuvre » à condition d’atteindre un certain degré d’élaboration et de complexité. À cela s’ajoute que l’œuvre-témoignage prévoit et anticipe sa propre réception en évaluant les diverses capacités d’attention du lecteur. Cl. Mouchard suggère d’autre part que la distinction entre le témoignage et l’œuvre-témoignage tient moins à des critères de fiction ou d’esthétisation, qu’à la puissance et à l’universalité des œuvres. Finalement, il stipule que le jugement littéraire suppose un minimum de confiance historique — un argument que l’on voit à la fois soutenu et réfuté par d’autres chercheurs1 — tout en expliquant que les œuvres-témoignages mettent précisément en difficulté ce type de jugement. En somme, la délimitation de la catégorie des œuvres-témoignages se fonde donc sur des normes à la fois discursives, esthétiques et éthiques. Or, le choix de corpus opéré par Cl. Mouchard montre d’emblée que ces différents critères ne se recouvrent pas nécessairement. Ainsi, l’auteur s’attarde non seulement sur les poésies d’Avrom Sutzkever mais aussi sur le témoignage de ce dernier au procès de Nuremberg. La déposition juridique de Sutzkever partage en effet une caractéristique des œuvres testimoniales jugée essentielle, à savoir celle de prévoir et d’optimaliser sa propre réception par l’auditoire.

4Les définitions du témoignage et de l’œuvre-témoignage sont fluctuantes pour d’autres raisons encore. D’abord, Cl. Mouchard constate que plusieurs auteurs, dont par exemple Jacques Presser et Varlam Chalamov, opèrent une combinaison entre fiction et histoire. Il signale aussi l’attitude de méfiance de certains témoins vis-à-vis de la littérature, les différences entre poésie et prose pour ce qui est de la restitution des faits historiques et les relations complexes entre expérience collective et expérience personnelle, de même qu’entre le silence massif des victimes et la parole individuelle du survivant. Cl. Mouchard se demande ensuite dans quelle mesure l’œuvre autorise ou requiert une prise en compte de données autobiographiques ou factuelles externes, non seulement en ce qui concerne les œuvres poétiques, plus allusives, mais aussi en relation avec des œuvres non européennes, où le lecteur occidental ne partage pas le cadre de référence historique de l’auteur. Finalement, la question se pose aussi de savoir si le « pouvoir-faire-œuvre » constitue une reconquête des capacités humaines (comme chez Antelme) et/ou atteste le caractère insurmontable de l’expérience (souligné entre autres par Chalamov).

5En marge de ces questions, Cl. Mouchard se penche sur les relations entre les témoignages-œuvres du vingtième siècle et la littérature contemporaine. D’une part, il fait état de certaines résonances entre les deux catégories de textes, du fait que quelques romanciers non-témoins, comme Kafka, ont à leur tour eu conscience de toucher, dans leurs œuvres, à une limite de l’expérience humaine. D’autre part, Cl. Mouchard affirme que les témoignages diffèrent radicalement de cette littérature par le fait que les leurs auteurs ont été contraints de subir la violence, au contraire des romanciers qui s’exposent de leur propre gré à des menaces de destruction2.

Ici-maintenant

6Étant donné le lien crucial entre l’acte testimonial et son contexte historique, Cl. Mouchard interroge en particulier les différents ancrages spatio-temporels des textes. Son attention porte d’une part sur les textes écrits au cours des événements et d’autre part sur les témoignages écrits à distance. Dans le premier cas, Cl. Mouchard examine comment les témoins d’époque s’adressent à un lecteur ultérieur (hypothétique, voire souvent improbable) ; dans le deuxième, il s’agit d’analyser la façon dont les témoins plus tardifs envisagent leur situation pendant et après les événements. Les relations entre le présent et le passé constituent donc à chaque fois le centre d’intérêt principal.

7Cet angle d’approche explique aussi l’importance que Cl. Mouchard accorde à la représentation des relations intergénérationnelles dans les textes. Le fait que les régimes totalitaires s’en prennent souvent aux liens avec les proches — comme le montre par exemple la violence exercée contre le fils d’Anna Akhmatova — le pousse en effet à observer la (re)construction de ces liens au plan discursif. Ainsi, à propos de Kertesz, Cl. Mouchard interroge à la fois la relation du « je » avec ses grands-parents, dans Être sans destin, et celle avec sa « future ex-femme » et avec la progéniture refusée dans Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas.

8Dans la même optique, Cl. Mouchard inclut dans son corpus des œuvres issues des générations d’après, telles que la poésie de Paul Celan, celle de Takarabe Toriko (fille d’un officier de l’armée nationale de Mandchourie) et les récits que Pierre Pachet consacre à ses voyages et à sa mère. Pour Cl. Mouchard, l’interrogation littéraire du passé par ces auteurs cadre surtout dans un besoin de compréhension de l’expérience. Son attention porte moins sur l’évolution des contextes mémoriels (avec le remplacement éventuel de l’étouffement initial des événements par une reconnaissance progressive). En revanche, Cl. Mouchard n’omet pas de signaler que les textes en question — tout comme ceux de Nelly Sachs, contemporaine aux événements de la Shoah mais exilée en Suède — excèdent sa définition du témoignage proprement dit ; cette extension du corpus ne se reflète cependant pas dans le titre du volume.

9L’analyse des relations entre le passé et le présent nécessite en dernier lieu une prise en compte de la réception des textes et, partant, de l’ancrage spatio-temporel du lecteur. Cl. Mouchard souligne en effet dès l’avant-propos que toute lecture est inévitablement localisée et datée. Il se montre dès lors particulièrement conscient des limites culturelles et historiques de sa propre position de lecture et de son appréhension des témoignages, notamment, on l’a dit, face aux œuvres non européennes. Ce faisant, il invite son lecteur à développer une approche également réfléchie vis-à-vis de tels textes.


***

10En somme, le témoignage se situe donc par rapport à différents « ici-maintenant ». L’étude de ces ancrages rejoint à plusieurs endroits la question des contours et limites de la catégorie testimoniale. Cela illustre, en définitive, comment Claude Mouchard renouvelle sans cesse son regard sur les œuvres. Sans prétendre en dénouer tous les fils, il met ainsi en évidence les nœuds principaux qui enserrent à la fois le témoignage historique et le corpus littéraire gravitant autour de celui-ci.