Kafka, transparence et opacité
1Le présent ouvrage rassemble les actes du colloque « Sillage de Kafka » organisé à l’Université de Paris-X-Nanterre de mars 2004.
2Dans sa préface, Philippe Zard écrit que Kafka est devenu un « lieu commun », ne serait-ce que par l’usage de l’adjectif « kafkaïen » à propos de telle ou telle complication administrative, ou bien même de l’horreur nazie, comme si celle-ci avait été proprement annoncée par des œuvres de Kafka, plusieurs d’entre elles « rappelant » évidemment l’univers concentrationnaire. D’où l’idée d’une confrontation entre l’œuvre de Kafka et le monde qui lui ressemblerait, et l’hypothèse que la littérature moderne ne cesserait de revenir à cette confrontation. Ce « sillage », ce serait la trace ou les traces que l’œuvre de Kafka ne cesserait d’imprimer dans la littérature postérieure, et qu’il s’agit de reconnaître.
3Il n’est pas ici simplement question de l’« influence » de l’auteur pragois, mais d’une présence quasi obsédante et de la figure qu’il représente, et de certains motifs de son œuvre, emblématiques de ce que fut et est l’histoire moderne, surtout après Kafka.
4Dès sa mort, un mythe est apparu, qui a pris forme dans des récits de contemporains, voire même, plus récemment, dans des films, comme le montre Jean Cléder dans son article intitulé « Kafka au « service » du film de genre : emprise et reprise du mythe « kafkaïen » dans Kafka de Steven Soderbergh ». Cette figure cinématographique est au fond la transposition du mythe littéraire qu’est devenu très vite l’auteur de La métamorphose. Dans son étude, « Kafka, personnage de fiction », Gérard-Georges Lemaire revient à la genèse de ce mythe. Il montre notamment que, de son vivant, la figure de Kafka était connue dans les cercles littéraires pragois, alors que l’écrivain n’avait publié que six courts textes et un article. La présence d’une centaine de personnes à son enterrement en juin 1924 en témoigne : incarnant pour beaucoup la culture des Juifs de Prague en déclin après la fondation de la République tchécoslovaque, « Kafka avait d’ores et déjà frappé les imaginations avant même d’avoir pu le faire avec sa littérature », écrit Lemaire. L’écrivain était déjà devenu un personnage de fiction de son vivant, personnage que d’autres écrivains après lui déclinèrent de différentes manières. Le premier fut Max Brod, l’ami fidèle et éditeur posthume, qui, quatre ans après la mort de Kafka, a publié un roman intitulé Le Royaume enchanté de l’amour, dans lequel un personnage, Eric Garta, se révèle être un double de l’écrivain pragois, double qui s’oriente vers le sionisme et serait en cela « l’accomplissement du désir de Kafka ». Première fiction à partir du personnage Kafka qui enrôle celui-ci dans une cause ou une idéologie et génère une série d’interprétations de son œuvre qui en effacent la complexité.
5Sans en faire une figure présente dans son œuvre, Henri Michaux a lu Kafka, d’abord la traduction espagnole de La métamorphose alors qu’il se trouve en Equateur en 1928, ensuite, à son retour en France, dans la traduction française d’Alexandre Vialatte parue dans la N.R.F. Il a découvert plus tard la Lettre à son père, et déclare à Robert Bréchon dans un entretien : « Dans ce texte, d’ailleurs capital, le manque d’insoumission m’éberlue et m’indigne ». Dans son article, Chantal Colomb-Guillaume fait le point sur cette réception critique, montrant les accents kafkaïens de certains textes de Michaux, notamment dans Plume ou dans Apparitions, mais en mettant en exergue la remarque du poète concernant l’absence d’esprit de révolte chez Kafka.
6Cette critique est également présente chez Günther Anders qui, dans un essai intitulé Kafka, Pour ou contre, intente un procès à l’écrivain, comme le montre Béatrice Jougy dans son étude « Kafka, cet oiseau de malheur : Günther Anders contre Franz Kafka ». Pour Anders, l’auteur tchèque est un défaitiste et serait un apôtre de la soumission et du sacrifice, le refus des ordres donnés par une autorité toute-puissante n’ayant pour lui aucun sens.
7La réception de Kafka a pu produire également des contresens d’ordre théorique, comme le montre Marie-Odile Thirouin à propos de la lecture de Deleuze et Guattari dans leur essai Kafka. Pour une littérature mineure. D’une part les deux philosophes reprennent la traduction de l’expression de Kafka, « kleine Literatur « , en « littérature mineure », alors qu’il faudrait parler de « petite littérature » ; d’autre part, cette expression sous la plume de l’auteur de langue allemande renvoyait à la littérature tchèque, et non aux auteurs juifs de langue allemande. Ici l’ignorance du contexte par Deleuze et Guattari conduit à un contresens, certes productif sur le plan conceptuel, mais peu respectueux de la pensée réelle de Kafka.
8Cette propension de certains éminents lecteurs à faire de Kafka soit un auteur égocentrique et négatif, prônant la passivité face à l’injustice, soit un théoricien de la « littérature mineure », amène à s’interroger sur la nature même de l’écriture kafkaïenne, laquelle, à travers une série de paraboles, ou suite à des erreurs de traduction, peut conduire à plusieurs interprétations opposées. C’est au fond la complexité de la situation de Kafka, aussi bien intellectuellement que culturellement, qui est exposée ici à plusieurs reprises.
9On notera la présence dans ce volume de plusieurs études se questionnant sur la proximité de tel auteur avec Kafka (notamment en ce qui concerne les « machines à supplice » chez Kafka et Beckett, analysées par Erik Leborgne), des écrivains de la modernité comme Borges, Sartre ou Perec étant bien sûr attachés à cette œuvre. Mais c’est bien la question de la compréhension de l’œuvre dans le contexte qui est le nôtre qui semble essentielle ici, comme le montre Hélène Kuntz dans son article, « Kafka contre Brecht. Le modèle kafkaïen à l’épreuve des « éboulements de l’histoire la plus récente » chez Heiner Müller. C’est en effet l’opacité qui intéresse Müller chez Kafka, écrivain dégagé de tout « système référentiel » qui attribuerait à chaque histoire ou œuvre une signification unique. Les récits de Kafka sont opaques parce qu’ils sont débarrassés de toute morale, contrairement aux pièces de Brecht, transparentes dans le contexte historique dont elles se réclament. « L’œuvre de Kafka, écrit Hélène Kuntz, devient dès lors le modèle d’un réalisme qui emprunte d’autres voies que celles ouvertes à la fin du XIXe siècle, un réalisme qui joue d’opacité et non de transparence, qui revendique l’aveuglement au lieu de la lucidité ».