La fascination du mal
1Après une étude sur Philippe Sollers1 et un portrait de Michel Delpech2, et en attendant la biographie de Béatrice Dalle3 — à laquelle il dédie cet ouvrage —, Pascal Louvrier s’intéresse à Georges Bataille. Bataille, qui porte bien son nom, comme le rappelle plaisamment l’auteur, mais qui porte aussi ce parfum de scandale qui l’a trop souvent desservi, lui qui fut pourtant libre et irréductible à son siècle. Biographie, pense-t-on à première vue, mais affublée d’un sous-titre qui n’a rien d’innocent : « la fascination du mal ». Cette fascination, c’est bien entendu celle de Bataille, qui n’a cessé de plonger dans ce que l’on a appelé, à juste titre, le « problème du mal », et qui chercha dans chacun de ses écrits — douze tomes en collection Gallimard — à donner à voir ce mal à ses lecteurs. Mais cette fascination parfois mal interprétée a engendré ces mêmes dérives critiques que nous mentionnions, certains commentateurs l’ayant fustigé comme un auteur médiocre, faisant circuler sous le manteau des récits pornographiques4. Pascal Louvrier propose de corriger cette vision diabolisée de l’écrivain en montrant comment l’attrait du mal est chez Bataille le point d’ancrage d’une pensée extrêmement complexe et systématique.
2Or, force est de constater que cet horizon d’attente sera déçu par la lecture. Non pas que l’œuvre soit inepte, mais elle est en partie desservie par l’expression de la quatrième de couverture, qui nous la présente comme une « biographie décapante ». Biographie, d’accord, si l’on considère que le sujet unique de ces 195 pages et des recherches qui les ont sans aucun doute précédées est bien Georges Bataille ; mais genre littéraire ici détourné de sa mission scientifique au profit d’une lecture peut-être moins érudite, mais assurément personnelle.
3Les quarante chapitres qui vont suivre (en réalité trente-neuf, car le chapitre quarante, qui sert de conclusion, nous restitue l’entretien de l’auteur avec Philippe Sollers — lui-même précédent « sujet » d’observation), chapitres relativement courts et sans nom, présenteront divers épisodes marquants de la vie de Georges Bataille, avec une présence discrète et décomplexée de la chronologie. Colette, l’amante maudite de Bataille, morte au chapitre 25 réapparaît au chapitre 26 au sujet de la publication des Cahiers de Contre-Attaque. Les grandes étapes fondatrices de la pensée de Bataille y sont abordées, ainsi que leurs conséquences sur l’écriture de Bataille : le traumatisme du père abandonné, la corrida, la société secrète Acéphale, etc. L’auteur prend le parti intéressant de partir de ces événements clés pour rejoindre l’œuvre. Les romans, récits et textes théoriques de Bataille seront ainsi associés à un chapitre de la vie de l’écrivain qui ne sera pas forcément celui où il a rédigé ces textes, mais celui qui aura marqué l’inspiration de ceux-ci. Au classement chronologique, l’auteur superpose un ordre métaphorique, celui d’une plongée sans concession vers le mal. Dans la connaissance vécue du mal mais aussi dans la pensée et la restitution du mal, sorte de mission inversée que se donnait Bataille, avec toute la charge mystique et religieuse dont il parait sa pensée. On pourrait regretter que cette dimension sacrée ne soit abordée plus précisément dans son lien avec le thème du mal : si le monde moderne a pour Bataille perdu le sens du sacré, c’est qu’il a perdu celui du diable, et cette absence du mal constitue paradoxalement la tragédie de la société moderne bourgeoise obnubilée par son confort matériel5.
4Pascal Louvrier semble proposer ce qu’on pourrait appeler une « biographie impressionniste », car elle est composée d’approches successives, par petites touches rapides qui forment autant de tableaux. Ces tableaux restituent au lecteur la représentation mentale que Louvrier se fait de Bataille. Ce sont des saynètes retravaillées en peintures, au sens propre du terme, dont voici un exemple :
5« ce petit tableau dans la pénombre ! c’est en réalité un dessin à l’encre de Chine, […] représentant Bataille habillé en dandy sorti tout droit d’un roman de Proust, agenouillé devant un calvaire rouillé sur fond de ciel d’orage bien sombre et bien tourmenté. Bataille a le visage comme illuminé de l’intérieur, la bouche est grande ouverte, les yeux blancs, il rit à gorge déployée, d’un rire majeur, scandaleux, qui signifie la perte de foi »6.
6Ces échappées artistiques maintiennent une ambiguïté intéressante, entre portrait littéraire et représentation picturale, jouant du clair-obscur qui caractérise également la composition de Pascal Louvrier : « Tiens, là, nettement en retrait, petit tableau à peine éclairé… », — à quoi fera joliment écho la phrase de Bataille, extraite du Coupable : « Ce que j’attends est une réponse dans l’obscurité où je suis »7.
7La particularité de cet ouvrage relativement court est de dévider le fil de la pensée de l’auteur lui-même — Pascal Louvrier — qui semble avoir pris le parti d’adopter la méthode bataillienne de l’expérience intérieure8 : expérimenter Bataille, offrir une méditation sur l’écrivain et l’homme, refuser s’il le faut les sentiers battus à l’image de son sujet. Une biographie que l’on pourrait qualifier, avec un peu d’humour, d’autobiographique, geste que Pascal Louvrier choisit habilement d’assumer dès la première phrase de son livre : « Je m’étais remis à écrire, après de nombreux mois d’errance. J’avais quitté l’Europe et sa folie sans génie […] »9. Cette présence auctoriale forte fait se rencontrer les deux écrivains, et mime le travail de recherche : quand Bataille voyage, Louvrier s’exile, ce que Bataille tente pour atteindre aux profondeurs du mal, Louvrier nous confie l’avoir esquissé, devenu pudiquement « l’Homme »10. Lorsqu’il sourit à une fille inconnue aperçue sur une plage de la Mer Rouge, il avoue : « Mais au fond, peut-être était-ce à Bataille que j’adressais un sourire, un sourire fraternel »11. Ce mélange des genres et l’assomption de ce caractère hétéroclite vont jusqu’aux traits d’humour : « Rien d’autre à signaler en cette année 1922 ? Je regarde mes fiches. » Sa plume est légère, le langage familier et spontané, parcouru de quelques aphorismes claquants (« “Je” est un suicidé en sursis »12), mais ne voulant en aucun cas, semble-t-il, d’un ton doctoral et surplombant. Le chemin qu’il nous propose de faire avec lui est soumis aux caprices de la subjectivité, et les informations qu’il nous livre sur Georges Bataille nous parviennent brouillées — non déformées, mais plutôt recouvertes de ce brouillard autobiographique — brossant un portrait composite de l’écrivain, surgissement impressionniste d’un homme un siècle après — Pascal Louvrier.
8Ainsi, ce parcours sous forme de promenades n’aboutit pas à une connaissance scientifique de la vie et de l’œuvre de Georges Bataille13. Ces œuvres ne seront pas toutes abordées – rien ne sera dit de l’Abbé C., si l’on excepte l’ultime remarque de Philippe Sollers : « L’Abbé C. est un livre très remarquable »14. Si l’étude de Pascal Louvrier n’est pas exhaustive, on pourra également regretter que les références des citations fassent régulièrement défaut. Le sous-titre même de l’œuvre, « la fascination du mal » semble emprisonner son auteur dans un conflit indépassable. Pris dans les filets de cette fascination, qui est évoquée sans concession (« Personne ne peut lire Bataille sans être Bataille »15), il lui est difficile de combler le fossé entre la vie vécue (dont il privilégie l’aspect débauché) et la pensée de Bataille sur le mal telle qu’elle est transmise dans les œuvres. Pris au piège du mal ?...
9Il faut lire Georges Bataille, la fascination du mal, non comme une biographie, mais comme un exercice de lecture et de rencontre entre un homme — Pascal Louvrier — et un autre homme, qui l’a assurément fasciné — Georges Bataille.