Mongo Beti, écrivain engagé
1Avec l'ouvrage collectif Mongo Beti, l’Alliance Française de Lecce procure le treizième numéro de sa revue semestrielle Interculturel Francophonies.
2Depuis 2001, les sujets traités ont été nombreux : des littératures de l’Océan Indien à celles d’Afrique, de l’Europe aux Antilles, en alternance avec des monographies sur l’œuvre de grands auteurs partageant le français en tant que langue de création, à côté, et souvent en dialogue fécond, avec leurs langues maternelles : Amadou Hampâté Bâ, Ahmadou Kourouma, Tierno Monénembo, Jacques Rabemananjara, rejoints aujourd’hui par ce riche volume consacré à l’auteur camerounais.1
3Plus riche que jamais : les études composant ce numéro sur Beti, qui de 1954 à 2001 a traversé par ses écrits un demi-siècle de l’histoire africaine contemporaine, s’aventurent en toutes directions, touchent des questions variées, en approfondissent plusieurs. Les conclusions des unes complètent celles des autres, les relancent et, parfois, les contredisent. Mais c’est justement par ce goût de l’échange dialectique, qui passionne toujours la recherche lorsqu’elle est saine, qu’elles parviennent à sculpter en ronde-bosse l’image de l’écrivain. De cette façon, les chercheurs animant ce numéro font également parvenir jusqu’à nous l’écho de tout ce qui reste encore à questionner de et sur Mongo Beti et, par ce dernier, sur le sens et la possibilité du lien entre domaine politique et littérature. Possibilité que — comme le rappelle Raharimanana au cours de l’entretien avec Odile Tobner Biyidi, veuve de Mongo Beti —, était, dans les années 90 encore, l’objet d’une vive polémique2.
4C’est pourquoi Sartre est cité à plusieurs reprises dans ce numéro : pris, tout comme lui, dans les mailles de l’existence, Beti partageait avec le philosophe français la rigueur de l’engagement et, justement à cause de cela, il prétendait ne pas se soucier des questions d’esthétique romanesque. Sa vie et son œuvre toute entière le démontrent, à partir de la revue Peuples Noirs-Peuples Africains, qu’il fonda et dirigea avec son épouse Odile Tobner de 1978 à 19913.
5Pourtant, Beti n’aura certainement pas partagé l’affirmation sartrienne selon laquelle la Pertinence serait « la plus française des vertus ». Le substantif « pertinence », employé pour connoter l’action poétique et politique de l’auteur camerounais, apparaît dans le titre même de ce numéro d’Interculturel Francophonies et dans l’article de présentation de Frédéric Mambenga, qui en explique ainsi l’enjeu:
Il s’agit donc ici de restaurer ce lien entre poétique littéraire et engagement politique. Car l’œuvre de Mongo Beti relève de cette entreprise du Réalisme, rétablir le lien qu’il y a entre l’esthétique et le réel, entre l’art et la politique, entre l’être et l’idéal. D’une pertinence et d’un militantisme incontestables, la totalité de l’œuvre littéraire de Beti et les textes d’escorte qui l’accompagnent constituent une contribution monumentale à la littérature et la pensée progressiste africaine francophone, voire africaine et universelle. Car Mongo Beti est bien de la même race qu’un Jean-Paul Sartre (France), Frantz Fanon (Antilles), Ezquiel Mphalélé (Afrique du Sud), Wole Soyinka (Nigeria). De la fiction à la critique, son œuvre a toujours épousé une posture existentielle constante et incorruptible qui faisait de l’homme un exemple de probité intellectuelle forcément dérangeante, tant elle était pertinente et avide de liberté et de justice sociale4.
6« Pertinence » et l’adjectif corrélé reviennent dans cette conclusion de Mambenga. Sans s’égarer dans les méandres de divers langages disciplinaires, le sens le plus courant du terme, désignant la qualité de ce qui est conforme à la raison, qui est intrinsèque à l’objet dont il s’agit, permet de saisir toute la portée du travail de Beti, soutenue par ses textes littéraires ainsi que par sa « prose latérale »5.
7Pour les premiers, Guilioh Vokeng établit une périodisation qui les partage en trois groupes : les romans de l’époque coloniale, les romans postcoloniaux, tandis que « le troisième âge du roman “ mongobetique ” commence au moment de la chute du “ mur de Berlin ”, instant symbolique qui se traduit dans maint pays d’Afrique noire par le retour au multipartisme et l’organisation des conférences nationales pour entériner les processus de démocratisation »6. Toute cette production romanesque est marquée par deux grands courants, le « roman sérieux » ou « classique » et le polar. Entre les deux, en tant que ligne de partage des eaux, une donnée biographique fondamentale : le retour de Beti au Cameroun après trente-deux ans d’exil continu. C’est à ce moment, en effet, qu’il se rend compte que dans le « chez nous », « la classe dirigeante tribaliste séquestre et appauvrit les masses dans un pays pourtant riche, mais que cette classe est en réalité à l’image de ce peuple »7. Ce qui d’ailleurs ne déculpabilise pas l’ancienne puissance coloniale, dorlotant depuis toujours des présidents-marionettes pour ses propres fins. C’est pourquoi en amont de tout discours cosmopolite et interdépendant il faut « l’assainissement, voire la révolution, des relations entre la France et le continent africain »8. Dans le même ordre d’idées il faut que l’écriture « dé-focalise [le lecteur] d’une question africaine pérennisée par le discours médiatique et ethnologique » ayant depuis toujours agi sur l’imaginaire occidental et non-occidental9.
8En ce qui concerne les « textes d’escorte », il apparaît clairement que ceux-ci vont de pair avec la production narrative. Un exemple pour tous : Remember Ruben et Perpétue ont été conçus par l’auteur après la censure de son essai politique Main basse sur le Cameroun : « il fallait que je raconte la même chose sous une autre forme romanesque car on ne saisit pas les romans en France », affirmait-il.
9D’après l’analyse du roman Perpétue et l’habitude du malheur, signée par Andrea Calì, il est évident, en effet, que le sort de cette femme qui « n’est pas libre de disposer de son destin », « succombe à la tyrannie des autres » et par conséquent « rate ses promesses radioses », « c’est également le sort de l’Afrique, message dénotant toute l’amertume du romancier, son pessimisme, son cynisme même »10 . Mais il n’y a pas que cela. Si le rapport Perpétue-Afrique est certainement métonymique, il ne faut pas oublier que Perpétue, contrainte à abandonner ses études, mariée sans que personne lui ait demandé son assentiment, morte enfin en couches à vingt ans, est, tout d’abord, une femme, plongée dans une « athmosphère oppressive de dégradation, de malaise, de terreur, de déchirement et de démission », si bien que « Perpétue peut être considéré comme le premier ouvrage véritablement “ féministe ” de la littérature négro-africaine de langue française ».
10À l’opposé de Perpétue, dans la Ruine, Beti dessine le personnage de Ngwane Elingui, terrible révolutionnaire intransigeante et impitoyable avec ses ennemis qui devient l’allégorie même du féminisme politique. Par le même procédé de transposition, l’attitude de cette femme, analysée par Dolisane-Ebosse au cours de son étude concernant le personnage de l’androgyne chez l’auteur, finit par incarner « l’exigence des valeurs démocratiques » en tant que but ayant la force de l’utopie et le caractère concret de la lutte11.
11Ngwane Elingui, la femme héroïque, parvient à maîtriser sa féminité « et se l’approprier en tant que sujet pensant. Dès lors, la métaphore du corps (le sexe et sa propre jouissance) n’est plus engendrée par l’Autre. Elle en est sa propre initiatrice », affirme enfin Dolisane-Ebosse. On est donc loin du monde appareillé par Beti dans Le Pauvre Christ de Bomba12 où tous, en proie au terrorisme éthique des « catéchistes et missionnaires cherch[ant] à imposer une discipline qui façonne les Noirs non pas pour qu’ils deviennent citoyens unis par le christianisme, ferment d’une unité spirituelle, mais pour qu’ils obéissent », se conforment à la stratégie défensive du caméléon. Ce dernier « adopte provisoirement la couleur de la forêt afin d’échapper à la vue de l’être qui peut être une menace pour sa vie ». Les femmes de la sixa (maison missionnaire abritant des jeunes filles fiancées), toutes ou presque toutes infectées par la syphilis, n’échappent pas à cette logique, « consent[ant] toutes à en passer par les volontés des responsables pour “éviter les embêtements” ».
12La condition de la femme africaine est donc au cœur de nombre de romans de Beti, ainsi que, pertinemment, des thèmes traités par la revue Peuples Noirs-Peuples Africains. Ici Volet souligne le rôle joué par Odile Tobner Biyidi, « militante et femme d’action. Agrégée de philosophie et dotée d’un pouvoir d’analyse hors du commun », à qui on doit aussi la présence d’un grand nombre de collaboratrices, dont l’apport « ne se limite d’ailleurs pas aux sujets ayant trait à la condition féminine. Il reflète plutôt le domaine d’expertise des femmes concernées ».
13 Ce qui ressort donc de l’ensemble des interventions, soutenues par le témoignage de l’épouse de Beti, est l’image d’un homme qui par le trinôme vie quotidienne/vie politique/vie littéraire garde une posture existentielle constante et incorruptible, par laquelle il a constamment décliné toutes les désinences du nom Afrique. De ce point de vue, ses pseudonymes déjà sont emblématiques : Biyidi-Awala de son vrai nom, il choisit d’abord celui d’Eza Boto, qu’Abomo-Maurin13 traduit « les hommes des autres, le peuple d’autrui », soulignant comment « cette appellation qui peut s’appréhender comme une complainte invite déjà pourtant à la révolte » et puis le définitif, Mongo Beti, où Mongo signifie « fils » et Beti fait référence à son groupe ethnique. Cependant, si d’après Abomo-Maurin l’auteur ne laisse aucune doute quant à son appartenance et son œuvre « fourmille de ces nombreuses données qui l’enracinent davantage à son terroir », il ne faut pas, Odile Tobner Biyidi l’affirme clairement, se fier trop à cet ancrage ethnique, au-delà de l’attachement de l’auteur au monde de l’enfance et au village de la mer. D’autre part, il a bien démontré, s’il en était besoin, toute sa valeur quand le président Biya et les Beti avec lui, finalement au pouvoir, cherchaient d’accaparer son appui : « les Beti étaient au pouvoir et lui à l’opposition : Biya était représentant du néocolonialisme, point ! ». Jamais attiré par le « repli identitaire » c’est alors au nom de tous les Africains qu’il « dénonce, s’insurge, fustige »14.
14Et pourtant, étant donné que l’esthétique et le réel, l’art et la politique, l’être et l’idéal pourraient se croiser dans une riche combinatoire suggérant plusieurs façons possibles de se rapprocher de l’œuvre de Mongo Beti, notre exposition nécessairement sommaire des arguments développés par les chercheurs laisse dans l’ombre tout un côté de l’imagination créatrice de l’auteur.
15Il serait, en effet, naïf de s’accommoder de l’équation monde réel/monde fictionnel. Ainsi, les dispositifs d’ordre narratif, linguistique et de style employés par l’écrivain sont largement analysés par les auteurs de ce collectif.
16Tout d’abord, donc, son style, que Raharimanana définit « trop classique, cette langue issue de l’école coloniale ». D’autre part, c’est justement par la richesse et la précision du vocabulaire que l’auteur s’attache à marquer son énoncé, en démontrant sa capacité d’entretenir avec la langue française « un rapport intime plutôt que conflictuel »15.
17Au niveau de la structure également, Beti manifestait une grande maîtrise que sa femme fait remonter à la tradition orale, très présente chez lui depuis toujours : « Quand Alexandre était petit, avec sa mère, il avait un répertoire, il fallait qu’ils tournent, que chacun à son tour raconte une histoire, sa mère lui donnait les grandes lignes pour qu’il ne se ridiculise pas, au contraire pour qu’il soit un bon narrateur d’histoires ». Grâce à cette « activité de distraction, de loisir et de création » il a toujours été très attentif à tout ce qui concerne les questions d’ordre narratologique si « ce qu’on prend le plus pour le moins africain chez lui est peut-être ce qu’il y a de plus africain, cette rigueur de la narration, ce purisme assumé, ce classicisme ».
18Encore une fois la notion de pertinence s’impose. D’une part, il y a chez Beti un rapport de « consubstantialité qui lie le message et les codes linguistiques qui le véhiculent », comme l’affirme Philippe Basabose16. Par exemple, « l’écriture du refus » bétienne, qui se manifeste à travers les formes du comique qui sont la caricature et le grotesque ainsi qu’à travers des figures de style particulières, telles la comparaison et l’antithèse, « en plus d’être un contenu de la forme […] est également une forme du contenu »17. De l’autre, les mondes fictionnels de Beti, les vastes mondes possibles apprêtés par l’auteur, sont pertinents en soi, non contradictoires du point de vue structurel, doués d’un statut ontologique autonome, et non de simples miroirs, bien que déformés, de la réalité actuelle. Concluons alors par les mots d’Aït-Aarab :
Mais au-delà de cette quête désespérée dont la polygraphie n’est qu’une manifestation, ne peut-on voir dans cette situation de l’écrivain engagée une impossibilité radicale, une association contre-nature de l’esthétique et de la morale? La littérature ne doit-elle pas trouver refuge, selon le vœu de Roland Barthes, non dans le dévoilement total, mais dans l’allusion, c’est-à-dire dans une interrogation oblique du monde? Si la lecture des œuvres d’Émile Zola est pour nous toujours aussi signifiante, c’est avant tout parce que l’écrivain a su transcender, quoi qu’il en ait dit, les préceptes naturalistes qu’il avait lui-même édictés. Les romans de Mongo Beti, malgré toutes les proclamations de l’auteur, dévoilent une vision du monde et inventent des âmes nouvelles, selon la belle formule d’Aimé Césaire, bref vont bien au-delà du simple engagement politique et, de ce fait, surmontent ce sentiment tragique dont nous venons de parler.