Unités multiples
1Cycle et collection ont cela de commun que, multiples et composites par nature, ils échappent aux cadres traditionnels de la théorie littéraire — comme le montre bien l’introduction de cet ouvrage collectif1, en décelant chez Aristote la source du discrédit qui leur est traditionnellement attaché. Les « unités multiples »2 que sont cycles et collections s’opposent en effet frontalement au modèle unitaire du drame aristotélicien.
2À vrai dire, la notion de collection est ici nettement en retrait par rapport à celle de cycle : elle n’est traitée pour elle-même, et dans son sens propre (collection d’objets ou de livres), que par une seule des cinq parties de l’ouvrage (et de fait seulement par deux articles dans cette partie). On ne tiendra pas ce déséquilibre pour un défaut car il renforce l’intérêt théorique du livre : la collection n’y est généralement convoquée que « comme une façon de questionner les enjeux de la composition cyclique »3, donc plutôt dans le sens abstrait d’une organisation du texte par accumulation ou juxtaposition.
3Le primat du cycle permet ainsi de rassembler les 25 contributions autour d’une problématique commune. Les sujets traités restent toutefois très variés, comme en témoignent les cinq chapitres, qui correspondent à autant de domaines eux-mêmes déjà très vastes :
4les sommes romanesques canoniques du XIXe et du XXe siècle ;
5les collections proprement dites (souvent dans leurs relations à ces cycles) ;
6les cycles médiévaux ;
7les cycles contemporains ;
8le théâtre, et les autres arts, où l’on retrouve la notion de collection.
9Christophe Pradeau ouvre le recueil avec « Les liaisons du monde » où il expose les traits principaux de la vision du monde propre aux « unités multiples ». Contiguïté généralisée et « logique de mobilité »4 les situent « à l'opposé de ce confort perceptif dont Aristote fait une condition de la relation esthétique »5. Elles imposent un nouveau romanesque, où « il s'agit moins de découvrir de nouveaux territoires, d'explorer les terra incognita, que de reconfigurer le donné »6.
10Quelques leitmotive du recueil font déjà leur apparition, comme l’encyclopédisme ou les thèmes du temps et de la mémoire.
11Isabelle Daunais caractérise ainsi le réalisme par l’abandon du « temps long » de la mémoire collective. La Comédie humaine compenserait ce rétrécissement temporel par un élargissement du monde présent. Proust, au contraire, refuse l’atomisation du temps : « à défaut de retrouver ces figures lointaines d'un temps long, (…) il voulait faire de lui-même une figure lointaine et de son propre temps un temps long »7. On s’interroge cependant : la « longueur » proustienne est indéniable, mais compense-t-elle le déclin du temps « long », cette fois au sens de « tradition collective » ?
12Christèle Couleau développe le cas de Balzac. Celui-ci met en œuvre, contre les risques d’éparpillement de son cycle, une logique de la collection. La notion dynamique de « recyclage » rend compte des procédés par lesquels Balzac remet la collection en circulation, dans un cercle productif où collection et narration aboutissent l’une à l’autre.
13Dans « Zola et la mémoire du cycle », Chantal-Pierre Gnassounou relève les tactiques que Zola utilise pour affirmer l’unité des Rougon-Macquart. Elle montre surtout que Zola attend de son lecteur une mémoire sémantique plutôt que diégétique. La distinction est efficace et d’un grand intérêt, tout particulièrement pour rendre compte de la spécificité du retour des personnages zolien.
14L’unification d’un cycle peut aussi être assurée par la théorie, comme le montre Vincent Ferré à propos de Proust et Broch, tout en refusant de voir les romans comme de simples supports pour le « système de pensée » de leurs auteurs. L’omniprésence de la théorie chez les deux auteurs renvoie certes au(x) modèle(s) encyclopédique(s), mais toujours par l’intermédiaire d’un narrateur subjectif, qui en altère le fonctionnement. Cette conclusion pourrait sembler triviale, mais il est encore courant que la critique cherche la « pensée de l’auteur » sans prêter attention aux structures narratives8.
15Matthieu Letourneux évoque lui aussi l’encyclopédisme, à propos des cycles de romans d’aventure de Boussenard. On notera l’infléchissement de son argumentation : se proposant d’abord de voir comment « la logique du cycle dialogue avec celle de la collection »9, il conclut que « le cycle se fait phagocyter par la logique de la collection »10. Le cycle finit en effet par se dissoudre, d’une part dans la série indéfinie des épisodes, d’autre part dans les codes génériques du roman d’aventures.
16Marie-Eve Thérenty (« Entre collections, séries et cycles : l’atelier de l’œuvre-monde au XIXe siècle ») voit dans les « séries panoramiques » une source des cycles de Balzac et Zola. Ces séries éditoriales reposaient sur un « système de rubricage »11, procédé qu’on retrouve chez Balzac, avec la subdivision de ses Etudes de mœurs en Scènes (de la vie privée, de province, etc.). Le cas de Zola, sans doute apparenté, n’est que suggéré.
17Alexandre Gefen rapproche deux genres d’« unités multiples », les cycles et les collections de biographies des années 1930, sur le fond d’un effacement des frontières génériques entre histoire et roman. Des références à l’épistémologie, à la philosophie, à la paralittérature, viennent appuyer cette intéressante comparaison. On trouvera peut-être plus aventureuse l’hypothèse d’un « métagenre » englobant ces deux genres et exprimant « les rapports de l’individu et de l’histoire »12.
18Jacques Dubois, dans « Simenon récidiviste ou l’écriture compulsive », rattache la sérialité de l’œuvre de Simenon à une fonction psychanalytique. Celle-ci, « plus qu’un dispositif de travail et d’écriture […] structure visiblement l’individu entier »13, y compris la ritualisation de son écriture et sa sexualité. Dans la série, la tendance « pulsive » se soumet au « compulsif-obsessif »14, la déviance à l’ordre petit-bourgeois : antithèse caractéristique de Maigret, à la fois « individu appliqué et routinier »15 et « héros de la déviance »16.
19Deux articles traitent la notion de collection indépendamment de l’idée de cycle. C’est d’abord l’article d’Irène Langlet, « La collection éditoriale dans l’expérience de lecture », qui plaide pour l’étude rigoureuse du paratexte, notamment éditorial. Cette position trouve naturellement à s’appliquer sur des collections, où l’éditeur joue un rôle crucial. Irène Langlet convainc par des analyses solides et stimulantes, par exemple sur la couverture jaune de « Champs » dont elle montre la cohérence.
20La collection est aussi une pratique concrète, ce que vient rappeler l’article, un peu isolé, d’Isabelle Gadoin : « Les collections victoriennes d’art persan : de l’objet trouvé au panorama muséal », où elle élabore une typologie des collectionneurs d’art islamique dans l’Angleterre du XIXe siècle. Elle rappelle que la pratique du collectionneur n’efface pas toujours la valeur d’échange des objets, dont la négociation donne au contraire une perception aiguë.
21La partie consacrée au Moyen-Âge commence avec « Les romans arthuriens en prose au XIIIe siècle : des cycles en série ? », où Nathalie Koble pose à nouveaux frais la question de la signification de la pratique médiévale du cycle. Pour elle, les romans ne font pas que rassembler les événements du monde arthurien en un ensemble cohérent : ils font travailler cette cohérence. En témoignent divers dysfonctionnements, que Nathalie Koble interprète à la lumière de la notion judicieuse d’« effet de cycle » qui désigne cette « façon de donner le change à l’exigence de totalisation sans pour autant se soumettre intégralement aux contraintes de la structure d’accueil »17.
22Le cycle médiéval induit ainsi des effets paradoxaux. Mireille Séguy étudie ceux que provoque L’Estoire del saint Graal dans le Lancelot-Graal, dont il est une « suite antérieure » (un prequel, pourrait-on dire), ce qui implique des choix narratifs tout à fait spécifiques.
23Irène Fabry, au niveau plus restreint d’un seul épisode de la Suite Vulgate, tente de relier cycle iconographique et cycle romanesque : les illustrations de l’épisode le rattachent au cycle, tout en soulignant son autonomie par leur cohérence iconographique. On peut se demander si les deux acceptions de « cycle » (iconographique et romanesque) s’articulent vraiment, car le cycle iconographique ne s’étend que sur un épisode du roman ; faute d’interroger ce décalage pour lui-même (ou d’étudier les illustrations d’une branche entière), les deux notions restent relativement étrangères l’une à l’autre.
24Michèle Gally, dans « Du poème au cycle ou la difficile mise à mort d’une dame indocile », propose, dans une perspective de poétique historique, une contribution très intéressante qui montre comment chaque auteur, dans le cycle formé par les reprises de la Belle Dame sans mercy, reconfigure le sens des textes précédents, au cours d’un processus où la rhétorique judiciaire prend peu à peu le pas sur l’idéal courtois.
25Marc Kober vient compléter ces études sur le Moyen-Âge occidental par un panorama de la poésie du Japon ancien. Le terme de cycle sert ici de prétexte à un parcours à travers divers genres poétiques, par le biais de traits stylistiques tels que le cycle des saisons, le recyclage anthologique, ou les formes dialoguées.
26Richard Saint-Gelais avance le terme humoristique de « phagocycle » pour décrire l’univers romanesque original de Jasper Fforde. Il en relève les paradoxes avec un plaisir visible, tout en donnant à ces « péripéties lecturales »18 une indéniable force théorique : le « polytexte »19 de Fforde perturbe en effet assez profondément la distinction entre « cycle » et « série » d’Anne Besson20.
27On retrouve le lien entre cycle et encyclopédisme dans l’article, plus monographique, que Véronique Montémont consacre au Grand Incendie de Londres de Roubaud, qui cherche à compenser l’échec d’un projet antérieur d’encyclopédie irréalisable et tentaculaire.
28Dans la lancée de ses travaux sur Volodine21, Lionel Ruffel compare deux collections fictives, la Littérature nazie en Amérique de Bolaño et la bibliographie des oeuvres post-exotiques établie par Volodine qui, par leurs logiques inverses et complémentaires, réfractent et subvertissent le mythe de la modernité littéraire.
29Le domaine de la bande dessinée est représenté par la contribution de Véronique Bonnet. « Le cycle oriental de Jacques Ferrandez : figures, histoire, miroir de soi » propose une lecture de cette saga familiale à partir des thèmes de la mémoire et de l’identité.
30Un regret : la bande dessinée est peut-être aujourd’hui le domaine cyclique par excellence. En plus de cet article, un article d’ordre plus général sur le cycle en bande dessinée aurait donc été justifié. C’est bien ce que propose Christophe Triau à propos du cycle théâtral. Il indique deux grandes directions dans lesquelles se fait le dépassement du modèle dramatique unitaire d’Aristote : soit par l’imitation du roman (une séquence de drames représente une vie) soit au contraire par l’exaltation de la seule puissance scénique.
31Timothée Picard présente le modèle wagnérien de la Tétralogie et son influence sur la littérature, de l’enthousiasme initial au scepticisme méfiant d’après-guerre. L’emblème de cette évolution est peut-être celle de Mann, depuis La Montagne magique jusqu’au Docteur Faustus.
32Jean Cléder, dans « Cycles et série dans le cinéma d’Eric Rohmer. Du procédé d’écriture aux mécanismes de la révélation », montre que l’absence de retour des personnages n’empêche pas les films de Rohmer de fonctionner en cycles ou en séries22. Chaque série repose sur une règle de variation, qui suscite la création de nouveaux films. Plusieurs procédés produisent des interférences entre les séries, notamment le « retour d’acteurs » qui introduit un « univers fictionnel de contrebande »23.
33L’ouvrage se clôt par un retour sur la notion de collection, cette fois à la lumière de l’art contemporain.
34L’étude du « Cas d’une collectionneuse contemporaine : Sophie Calle » par Maïté Snauwaert, se concentre sur le double projet d’Unfinished et En finir. Calle le présente comme la trace d’un échec. L’article le pense au contraire en continuité avec le reste de l’oeuvre : « le recensement, comme principe de collection, et la variété des approches, sujettes au commentaire de Calle, non seulement fonctionnent à la manière habituelle de l’artiste […], mais encore sont l’occasion d’une mise en abyme de sa démarche »24. L’échec est donc tout relatif, puisqu’il fait de la collection callienne un procédé réflexif.
35Anne Larue aborde paradoxalement l’art conceptuel par les classeurs et archives tout matériels dans lesquels il s’incarne, et le rattache à une attitude contestataire, qui retourne ironiquement l’idéal mélancolique de la collection contre l’institution muséale.
36L’ouvrage propose en somme une synthèse stimulante sur la notion de cycle. Il met en lumière la variété des « unités multiples », dont l’un des traits les plus frappants, souvent signalé25, est leur rôle productif dans l’activité de création.
37On regrettera tout de même un manque : aucun article ne porte sur les retables, les « cabinets d’amateurs », les collections privées de tableaux, ou les séries (de Monet par exemple), ce qui fait de la peinture la grande absente de l’ouvrage.
38Quoi qu’il en soit, Cycle et collection, pour tous ceux qui s’intéressent aux « unités multiples », montre admirablement comment, à partir des œuvres les plus diverses, une conceptualisation se cherche. La distinction entre cycle et série, proposée récemment par Anne Besson26 qui codirige l’ouvrage, semble s’être assez largement imposée dans les contributions, peut-être plus que la dialectique entre cycle et collection annoncée par le titre du livre. Mais c’est parfois pour la remettre en question27, à partir de corpus et de problèmes entièrement indépendants. Les notions d’« effet de cycle », de « mémoire sémantique », ou encore de « recyclage » montrent que le domaine est encore largement ouvert aux recherches et aux conceptualisations les plus diverses.