Idéogramme, écrit et image. Ou l’alphabet et l’oubli des origines iconiques de l’écriture
1Les articles réunis et présentés par Marianne Simon-Oikawa dans cet ouvrage sont issus d’un colloque organisé en 2001 à la Maison franco-japonaise de Tôkyô à l’initiative de Pascal Griolet et d’Anne-Marie Christin, directrice du CEEI — Centre d’Étude de l’Écriture et de l’Image — (Université Paris 7–Denis Diderot)1. Il est non seulement appréciable que les articles présentés adoptent une approche comparatiste, mais cette approche offre d’emblée une perspective « décentrée » par rapport aux approches occidentales habituelles comme l’avant-propos en témoigne :
« L’analyse de l’écriture fait souvent l’économie d’une réflexion approfondie sur ses liens avec l’image. Ainsi les débats qu’elle suscite dans la culture occidentale ont rarement pris en compte jusqu’à présent le fait que cette culture possède un système d’écriture particulier : l’alphabet. »
2Ce ne sont pas les systèmes d’écriture autres que l’alphabet occidental qui sont perçus ici comme différents : c’est l’alphabet occidental qui est présenté comme étant « particulier ». Et c’est ce que démontrent ces différents articles qui présentent l’intérêt d’aborder des problématiques à la fois diverses et complémentaires offrant un large panorama des pratiques de l’écriture à travers le monde et dans le temps. Car, si le sous-titre annonce une comparaison entre Occident et Extrême-Orient et si tel est effectivement le cas avec notamment plusieurs articles ayant trait à la France et au Japon, les auteurs convoquent dans leur démonstration nombre de cultures appartenant à des aires géographiques toutes autres. De même, les époques abordées couvrent-elles pratiquement toute l’histoire de l’écriture, de ses origines à aujourd’hui, notamment du fait de nécessaires rappels historiques. Ainsi les cultures maya, égyptienne, sumérienne sont-elles présentes dans cet ouvrage traitant entre autres du bouddhisme japonais au XIIe siècle, de la philosophie européenne du XVIIe, de la poésie française ou encore de la littérature japonaise contemporaine.
3Cet ouvrage intéressera donc des chercheurs venant de différentes disciplines. D’autant que si le titre choisi — « l’Écriture réinventée » — pourrait laisser penser que « l’Écriture », ainsi présentée, est envisagée comme une pratique homogène, un ensemble cohérent qu’un terme unique peut recouvrer, il est en fait question dans cet ouvrage d’« écritures » — au pluriel — pour lesquelles les adjectifs qualificatifs abondent : calligraphique, idéographique, féminine, poétique… L’emploi du terme « écriture » au singulier s’explique néanmoins. D’une part du fait que, bien que recouvrant des réalités différentes, il s’agit toujours, comme le démontrent les différents articles, d’« une » pratique, laquelle est effectivement sans cesse « réinventée ». D’autre part du fait que l’iconicité originelle de l’écriture est un aspect universel de cette pratique. Or, des divers aspects sous lesquels l’écriture, ou plus précisément, les liens entre écritures occidentales et extrême-orientales peuvent être abordés, c’est en effet l’aspect visuel de l’écriture, pratique « visible », qui a été retenu ici. Cependant, si toute écriture entretient des liens avec l’image, chaque culture ayant eu recours à cette pratique possède une histoire qui lui est propre qui fait qu’entre deux cultures ces liens entre écriture et image peuvent être tout à fait différents, voire opposés. C’est le cas entre l’écriture japonaise et l’alphabet occidental et c’est justement, comme il est souligné dans l’avant-propos de l’ouvrage, parce que ces deux systèmes sont parmi les plus opposés qu’ils sont envisagés dans cet ouvrage.
4Celui-ci s’ouvre sur le XIIe siècle avec la peinture bouddhique et les copies de sûtra ou, plus précisément, les « sûtra ornés » (shôshoku-kyô) de la fin de l’époque Heian (794-1185). Claire-Akiko Brisset s’intéresse en particulier à une peinture présentée en tête d’un des rouleaux2 qui constituent l’un des sûtra ornés les plus représentatifs de cette époque, le Heike nôkyô ou « Sûtra du Lotus offert par la famille des Taira ». Après avoir rappelé la longue et riche histoire de « co-présence » texte et image dans l’art japonais, Brisset décrit cette peinture en détail et en montre l’originalité, à savoir le fait que dans cette dernière les signes graphiques ne sont ni juxtaposés ni superposés mais entièrement intégrés dans l’image. Bien que ces signes d’écriture, déformés et cachés dans le paysage, soient restés longtemps difficiles à interpréter, les chercheurs sont parvenus, d’hypothèses en découvertes puis rapprochements, à « lire » ce message « cryptographié ». Brisset, en expliquant comment la composition de l’image et la disposition des séquences graphiques « vectorialisent » la « lecture », démontre que, sur le plan formel, la fusion des plans graphique et iconique crée un « espace d’indistinction intersémiotique ». Enfin, elle replace cette œuvre dans son contexte. Tenant alors compte de l’aspect « transpersonnel »3 de cette peinture qui, contrairement à l’iconographie bouddhique habituelle, permettrait aux spectateurs de s’identifier aux personnages peints, Brisset émet alors l’hypothèse de la « réalisation », par le biais de cette peinture pour la personne qui y est représentée4, du paradis bouddhique sur terre ou de sa rencontre avec un bodhisattva.
5Saut dans le temps avec l’article suivant puisque nous passons du XIIe au XVIIe siècle. Il n’est plus question dans cet article de sûtra ornés mais de manuels instructifs à l’époque d’Edo (1603-1867), longue époque de paix au Japon qui voit à la fois le développement de l’éducation et la diffusion de l’écrit, essentiellement grâce à l’essor de l’imprimerie xylographique. Mais pour l’auteur, Pascal Griolet, cette époque est surtout celle de l’apogée de l’écriture dite « féminine », cette écriture étant abordée donc dans cet article à travers les nombreux manuels instructifs qui, à cette époque, circulent dans tout le Japon. En effet, ces manuels, du fait que selon qu’ils s’adressent à des filles ou à des garçons, diffèrent au niveau de l’écriture — hiragana5 pour les filles et caractères chinois pour les garçons — et du lexique employés — lexique japonais classique pour les premières, lexique chinois pour les seconds —, fournissent au chercheur nombre de renseignements sur l’évolution de l’écriture féminine et ses enjeux. Si Brisset soulignait déjà, dans l’article précédent, la liberté permise par la calligraphie dans le tracé des caractères d’écriture, Griolet revient ici sur la calligraphie japonaise pour souligner le rôle primordial que cette pratique a joué dans l’élaboration de l’écriture japonaise et le rôle des femmes dans cette évolution. Ainsi s’attache-t-il plus précisément aux hiragana, ces caractères6 tout d’abord réservés aux femmes et à l’aristocratie qui se diffusèrent de façon massive, à partir du XVe siècle, à travers toute la société japonaise. Prenant en compte les différents styles qui ont jalonné l’histoire de ces signes, depuis l’art de l’écriture de femmes célèbres de l’« Antiquité » telle l’impératrice Kômyô (701-760) jusqu’à celui des femmes calligraphes les plus illustres de l’époque d’Edo telle Hasegawa Myôtei au style exubérant et singulier, Griolet fait remarquer que les deux grands modèles de l’art d’écrire proposés aux « femmes de la ville » à l’époque d’Edo provenaient, d’une part, des femmes du palais impérial et de l’aristocratie et, d’autre part, des courtisanes. Cette approche de l’écriture, et notamment l’écriture dite « écriture éparse », permet de voir comment l’écriture peut s’affranchir de l’oral7. Elle permet également d’envisager le rôle des femmes japonaises dans la société de leur pays, Griolet soulignant les liens étroits qu’entretenait l’écriture féminine avec « le pouvoir et l’éros ». Cependant, alors qu’elles avaient joué, en quelque sorte, du fait notamment de leur écriture et de leur lexique, un rôle de « gardiennes de la langue », les femmes, qui doivent correspondre davantage aux modèles occidentaux, voient à l’ère Meiji leur rôle dans la société se modifier. Ainsi, les importants changements sociétaux, mais aussi les progrès techniques et notamment xylographiques survenus au XXe siècle au Japon ont-ils conduit, après des siècles d’inventivité graphique, à une standardisation de l’écriture.
6Dans l’article suivant, Jena-Pierre Drège revient sur les copies de sûtra non plus pour étudier les caractères d’écriture intégrés aux peintures bouddhiques mais pour étudier l’organisation même du travail de copie des textes, pratique d’abord chinoise et longtemps seul moyen, en dehors de la transmission orale, de diffuser les textes bouddhiques. Tout d’abord Jean-Pierre Drège fait-il la distinction entre copies systématiques du canon bouddhique et copies d’offrande, soit celles commanditées par le souverain ou des « hauts personnages de l’Etat » et celles émanant d’initiatives privées — avant de revenir plus en détail aux premières. Si l’auteur s’intéresse aux copies de textes bouddhiques en Chine médiévale, il s’appuie néanmoins, afin de pallier au manque d’informations de certaines sources chinoises, sur des sources japonaises, ce qui lui permet des parallèles dans la façon dont sont formées les équipes chargées des copies en Chine et au Japon. Ces équipes engagées dans ces travaux de grande ampleur — il s’agit de centaines de milliers de rouleaux… — faisaient appel à des centaines de personnes aux compétences diverses : scribes mais aussi monteurs-teinturiers, correcteurs, réviseurs… Ces équipes pouvaient comprendre des copistes fonctionnaires, lesquels étaient nourris, vêtus et rémunérés pour leur tâche. Un système de sanctions avait été organisé en vue d’éviter les erreurs. Concernant l’évolution de l’écriture, l’auteur constate, à travers l’étude de ces copies, une évolution lente entre le IIIe et le Xe siècle de même que l’emploi de certains caractères interdis par ailleurs. Enfin, insistant sur la distinction entre d’une part la façon dont se diffuse le bouddhisme officiel, dont les buts poursuivis sont définis par les souverains, et, d’autre part la façon plus personnelle dont est vécu le bouddhisme localement, Jean-Pierre Drège fait remarquer que dans les deux cas les copies, qu’il s’agisse donc de copies canoniques ou de copies d’offrandes, doivent répondre à des règles précises. Nombreuses sont d’ailleurs les anecdotes s’en faisant l’écho, telles celles ayant trait à la pureté — des vêtements, du corps, etc. — dont doit faire preuve le copiste — professionnel ou non.
7Tout comme nous avions observé dans l’article de Pascal Griolet une standardisation de l’écriture féminine avec le temps, Yuzuru Hayashi s’intéresse pour sa part à un autre aspect de l’écriture japonaise ayant connu lui aussi une standardisation : les paraphes calligraphiés —kaô. L’auteur s’attache plus particulièrement aux principales transformations qu’ont connues les paraphes calligraphiés au fil du temps — transformations qu’il nomme : stéréotypification (ruikeika), uniformisation (kôchokuka) et simplification (heibanka) — qui ont conduit à l’utilisation de paraphes imprimés dont la forme est gravée dans le bois8. Recherchant tout à la fois les raisons de l’apparition des paraphes imprimés et la façon dont ces paraphes se sont développés, Hayashi s’appuie sur les deux grandes catégories de documents médiévaux japonais : les instructions officielles et les textes épistolaires, ces derniers se différenciant à plusieurs niveaux (manière de tracer les caractères, qualité d’encre ou de papier, etc.). L’auteur s’attache aux noms cursifs et aux paraphes calligraphiés, deux procédés apparaissant tous deux dans la première moitié du Xe siècle, et qui, selon l’auteur, sont constitutifs de la « culture nationale » à l’instar des kana. Hayashi fait une distinction entre ces deux procédés : il considère les premiers — les noms cursifs — comme étant constitués de « traits ouverts » tandis qu’il voit dans les seconds — les paraphes calligraphiés — une volonté de créer un motif graphique, soit un « espace fermé ». Parmi les raisons invoquées par l’auteur pour expliquer l’apparition des paraphes imprimés — et non plus écrits directement au pinceau — l’auteur invoque la multiplication des documents auxquels les moines ou guerriers devaient apposer leur signature (tels que les certificats attestant de la décision d’une personne de se retirer du monde). L’auteur invoque également le contexte historique –notamment la montée en puissance des guerriers par rapport à la cour impériale- et voit dans l’étude des paraphes imprimés la possibilité de mieux comprendre la façon dont a évolué la culture japonaise, les paraphes imprimés apportant la preuve selon lui d’une société devenue plus ouverte.
8Passage de l’époque médiévale à la modernité avec l’article suivant : Cécile Sakai s’intéresse effectivement pour sa part à la littérature moderne et aux « stratégies graphiques » adoptées par certains auteurs japonais. Revenant sur la spécificité de l’écriture japonaise, à savoir l’association d’un principe idéophonogrammatique (kanji) et d’un principe phonétique (kana), Sakai rappelle que ce système d’écriture est soumis à une norme récente9 dont nombre d’écrivains modernes ont tenté de s’écarter. De Mori Ôgai (1862-1922), Miyazawa Kenji (1896-1923) — les pionniers — à Kawakami Hiromi (née en 1958) en passant par d’autres acteurs majeurs de cette évolution de la littérature nippone tel que Tanizaki Jun.ichirô (1886-1965), Cécile Sakai montre en quoi les choix effectués par ces auteurs, aussi divers soient-ils, relèvent tous d’une réflexion sur la norme. Les analyses des extraits choisis sont illustrées par des reproductions des textes japonais mettant en évidence les effets visuels obtenus selon les différentes graphies choisies par les écrivains : kanji, hiragana, alphabet occidental… Replaçant ces œuvres dans leur contexte historique et idéologique, Sakai émet plusieurs hypothèses ayant trait à la littérarité de ce type d’oeuvres, à la légitimité des codes induits par les choix graphiques, au recours à l’oralité, à la calligraphie et la primauté du visuel et, enfin, à la capacité de la littérature à modifier les normes. Ces différentes hypothèses conduisent à une réflexion sur la réception d’une œuvre et sur les compétences que celles-ci requièrent de la part du lecteur. Elles interrogent également et la liberté et les ressources dont un écrivain dispose. Dans cette perspective, la littérature moderne japonaise se révèle d’autant plus intéressante que l’analyse des différentes stratégies graphiques adoptées prouve non seulement la « spécificité irréductible »10 de la littérature japonaise mais souligne aussi l’« hétérogénéité créatrice, unique au monde »11 de la langue japonaise.
9Cette singularité de la langue japonaise tarde, encore aujourd’hui, à être pleinement reconnue en Occident. Cela s’explique notamment, comme le démontre Anne-Marie Christin, en raison d’une définition du signe « incompatible avec l’idéogramme », définition ayant empêché nombre de linguistes — notamment Saussure — puis de sémioticiens à intégrer l’idéogramme à leur réflexion et à leur conception du langage. Cette définition, comme l’explique l’auteure, s’est élaborée à partir de ce qu’elle appelle la « réduction alphabétique de l’écrit ». Ainsi, effectuant un retour sur l’histoire de l’alphabet occidental, Anne-Marie Christin, dans une approche comparatiste des systèmes d’écriture japonais et occidental, rappelle que si ces systèmes possèdent, au regard de leur constitution, des points communs trop souvent occultés, ces systèmes ont toutefois évolué de manière tout à fait différente. Elle montre en effet comment l’écriture occidentale, pourtant issue tout comme le japonais d’un système fondé sur l’idéogramme (système cunéiforme pour la première, chinois pour le second) s’est détachée pour sa part de ses origines iconiques et ce dès l’invention de l’alphabet par les Grecs puis l’emprunt de leur système par les Romains. Cette évolution ayant conduit à une approche totalement différente de l’écriture explique en partie pourquoi, alors que l’Europe a eu connaissance des écritures chinoise et japonaise dès le XVIe siècle, les connaissances —essentiellement jésuites — des idéogrammes sont restées longtemps empreintes de préjugés qui empêchèrent d’en comprendre le fonctionnement. Seul Leibniz (1646-1716), qui eut pour « maître » le père Athanase Kircher (1601-1680), aura su semble-t-il prendre du recul vis à vis des préjugés culturels de son époque et voir dans l’« écriture idéographique » un système dont les bases diffèrent de celles de l’alphabet. Ainsi Leibniz, bien que sa pensée soit restée théocentrée et que les connaissances sur la langue chinoise aient été restreintes à son époque, est-il parvenu à cette découverte importante : celle de l’autonomie de l’écrit. Il sut s’écarter des hypothèses de ces prédécesseurs telles celles de Bacon (1561-1626). Il s’opposa notamment à Descartes (1596-1650). Contrairement, en effet, à ce dernier qui assimilait l’écriture aux nombres et par conséquent aux lettres, Leibniz envisagea la « potentialité créatrice » de l’écriture permettant à celle-ci d’évoluer en même temps que les sciences. Cette conception de l’écriture, qui détache donc celle-ci de l’oral, accorde une plus grande valeur aux signes et à leur complexité. Elle s’oppose à celle qui s’applique à l’alphabet.
10Cette spécificité de l’idéogramme est de nouveau mise en avant dans l’article de Marianne Simon-Oikawa. Cependant, cette dernière s’intéresse à l’idéogramme non pas en tant que signe au cœur d’une réflexion linguistique mais en tant que signe au cœur de la réflexion de certains poètes, à commencer par Apollinaire. Rappelant ainsi que ce dernier avait tout d’abord donné comme titre « idéogrammes lyriques » à son recueil connu aujourd’hui sous le nom de « Calligrammes », Simon-Oikawa s’attache à montrer en quoi la démarche d’Apollinaire fut le fruit d’une réflexion nouvelle sur les potentialités visuelles du signe pour la poésie, réflexion poursuivie de diverses façons par d’autres poètes après lui. En effet, comme le souligne Simon-Oikawa, si la pratique des vers figurés — de l’Antiquité au Moyen-Âge — pourrait laisser penser que les calligrammes s’inscrivent dans la continuité de ceux-ci, cette continuité est en réalité toute relative. Bien plus, ces poèmes « visuels » d’Apollinaire représentent selon elle une rupture avec l’ancienne poésie et ses vers rimés : une « révolution synthético-idéographique ». Cette rupture se fait non seulement vis à vis des vers figurés précédents mais également, et surtout, vis à vis de l’alphabet et de ses principes. Cette poésie et l’emploi nouveau qu’elle fait et des lettres et de leurs supports, a pour volonté de « redonner ses pouvoirs à l’image » ; ce qui explique qu’Apollinaire ait d’abord choisi le terme « idéogramme » comme titre. Constatant l’abandon par Apollinaire du terme « idéogramme » au profit du néologisme qu’il crée lui-même — « calligramme » —, Simon-Oikawa s’interroge sur les motivations de ce changement et sur les emplois ultérieurs de ce terme « idéogramme » par d’autres poètes. Ainsi fait-elle remarquer que le poète Pierre Albert-Birot (1876-1967) employa lui aussi le terme d’idéogramme. Cependant, non seulement il utilisa peu ce terme, mais il retirera même, plus tard, cette appellation qu’il avait donnée à certains de ses poèmes qu’il avait déjà alors sous-titrés « poèmes visuels ». Ce poète, qui, d’une part, fut l’ami d’Apollinaire, et, d’autre part, s’intéressait à la Chine et au Japon, employa par ailleurs d’autres termes pour qualifier ses poèmes tels que « poèmes-paysages », « poèmes-timbres », etc. Le poète Jean Tardieu (1903-1995) quant à lui emploie ce terme d’« idéogramme » tout au long de son œuvre, même si ce n’est pas ainsi directement qu’il nomme ses poèmes. Admirateur lui aussi d’Apollinaire et de ses calligrammes, sa réflexion porte cependant davantage sur les rapports entre poésie et peinture. La distinction entre calligramme et idéogramme est plus nette encore chez Jean-François Bory (né en 1938) qui n’emploie cependant ce terme que pour les caractères chinois. De plus, même s’il s’inspire à son tour des poèmes d’Apollinaire pour la construction de ses propres poèmes, ces derniers se distinguent notamment du fait qu’il recourt simultanément à des langues et des systèmes de signes différents. Son approche plastique de l’idéogramme, dont l’intérêt, d’après lui, ne réside pas dans sa signification mais dans son graphisme, se nourrit de sa fréquentation de certains poètes visuels japonais et de leur démarche artistique.
11Dans une approche comparée du logotype et de l’idéogramme, Philippe Quinton aborde lui aussi l’aspect graphique de ce signe même s’il envisage également l’idéogramme — et le logotype — en tant que systèmes de signification. Or si idéogramme et logotype présentent selon lui des similitudes dans leurs fonctions systémiques et servent tous deux à identifier et communiquer, les buts qu’ils poursuivent sont quant à eux différents, la différence majeure venant peut-être du fait que le logotype n’est pas soumis aux lois de la langue. C’est pourquoi Quinton envisage-t-il le logotype comme un langage universel possible bien qu’il entretient, tout comme l’idéogramme, un rapport étroit avec son environnement. Après avoir analysé différents emplois du logotype — notamment dans le domaine de la publicité — puis envisagé le logotype comme un signe moderne pouvant fournir des informations sur notre rapport au temps et à l’identité, Quinton y voit, comme pour l’idéogramme, une « procédure d’amplification symbolique ». Reprenant les trois niveaux dégagés auparavant par Anne-Marie Christin, concernant l’idéogramme — à savoir le logogramme, le phonogramme et le déterminatif (ou clé) —, Quinton tente d’établir des équivalences applicables au logotype. Imaginant différentes configurations possibles de ces trois niveaux, Quinton envisage l’émergence d’un style de discours visuel plus « plastique » faisant appel à un nouveau type de logotype.
12Ces huit contributions sur les « formes visuelles de l’écrit en Occident et en Extrême-Orient » intéresseront tous ceux, nombreux, pour lesquels les questions ayant trait à l’écriture — son fonctionnement, son histoire… — ou à l’image — son statut, sa « lecture », son rapport à l’écrit… — font partie de leur champ d’investigation. Par la diversité et l’approfondissement des sujets abordés ainsi que le recours, dans un souci de clarté, à de nombreuses illustrations, cet ouvrage peut permettre à des chercheurs, aussi bien en réception littéraire, en étude des religions qu’en post-colonial ou cultural studies, d’envisager différemment leur propre approche théorique basée souvent sur un corpus constitué de langues occidentales. Ainsi, par exemple, les questions de traductologie ou d’« intraduisibilité », qui, soit sous-tendent les articles, soit sont directement abordées comme dans l’article de Cécile Sakai12, pourraient-elles s’enrichir d’une approche différente de celle adoptée habituellement en Occident en prenant en compte des spécificités propres à la langue japonaise mais concernant le langage et la traduction en général. De même les gender studies, dans une approche genrée de la langue, pourraient-elles trouver dans les exemples puisés dans l’écriture japonaise des pistes de réflexion concernant le rôle dévolu aux femmes dans d’autres cultures, tous les articles de cet ouvrage ayant en commun de mettre en évidence les liens étroits entre l’élaboration d’une langue et celle d’une culture, les deux en interaction continue et en constante mutation.