Acta fabula
ISSN 2115-8037

2008
Septembre 2008 (volume 9, numéro 8)
Patrick Thériault

Mallarmé : tel qu’en lui-même il se sera produit

Pascal Durand, Mallarmé. Du sens des formes au sens des formalités, Paris, Seuil, coll. « Liber », 2008, 293 p.

1Nul doute que le dernier ouvrage de Pascal Durand, Mallarmé. Du sens des formes au sens des formalités, s’imposera très vite comme une référence de premier ordre dans le champ des études mallarméennes, s’il n’oblige pas déjà — tant est innovante et convaincante la conception qu’il propose du texte et du personnage de Mallarmé — à repenser toute la topographie de ce champ. Cette exploration à la fois audacieuse et rigoureuse, érudite et dynamique de l’espace symbolique du poète ouvre, dans la foulée de la sociologie de la littérature et des institutions culturelles, des pistes de questionnement particulièrement prometteuses, tout en pointant sans complaisance, mais sans non plus aucun désir exprès de polémiquer, les travers les plus typiques, et souvent les moins visibles, de la critique mallarméenne.

2Sans avoir la prétention naïve de totaliser ni la tendance malencontreuse de momifier son objet, cet essai tient de la somme, par son envergure, son exhaustivité, sa maturité. Sa richesse documentaire et son acuité méthodologique doivent beaucoup, à l’évidence, aux travaux précédents de l’auteur sur Mallarmé et la poésie du XIXe siècle, tous marqués par l’héritage de Pierre Bourdieu et de Jacques Dubois (citons, entre autres, L’Art d’être Hugo. Lecture d’une poésie siècle, Crises. Mallarmé via Manet, Les Poésies de Stéphane Mallarmé et, en collaboration avec J.-P. Bertrand, Les Poètes de la modernité et La Modernité romantique). Ces travaux se trouvent ici opportunément mis à profit et comme assimilés dans une économie de discours singulièrement bien calibrée, qui ne tolère d’ailleurs aucune forme de « recyclage » ou de « repiquage » de texte.

3Encadré par un préambule et un « épilogue rétrospectif » à caractère méthodologique, le corps de l’essai se compose de six chapitres qui couvrent de bout en bout la carrière de Mallarmé et examinent presque tous ses écrits (seuls Les Dieux antiques ne sont pas abordés — fait intéressant à noter, en ce qu’il suffit à démarquer au plan herméneutique, et sans doute aussi à distinguer au plan institutionnel, l’approche de Pascal Durand de celle de Bertrand Marchal, à qui une reconnaissance de dette est toutefois dûment exprimée). La division de l’ouvrage en deux parties distinctes, mais étroitement complémentaires — la première d’orientation sociobiographique, la seconde d’orientation sociopoétique —, répond à un double objectif : reconstruire d’abord la trajectoire esthétique du poète en regard des différentes positions qu’il a occupées dans le champ littéraire ; procéder ensuite à une réévaluation de ses textes en les réinscrivant dans l’univers des possibles formels que représente ce même champ. Une telle réévaluation s’impose dès lors qu’on reconnaît avec Pascal Durand que les écrits mallarméens ont souffert des dispositions par trop idéalisantes de la critique, qui n’a eu de cesse de gommer, dans une sorte de « nivellement par le haut » (p. 12), les conditions formelles et institutionnelles de leur production et qui, ce faisant, les a tenus figés dans cette apparence toute illusoire d’autonomie intemporelle où le poète a théorisé la fiction de l’« œuvre pure » (p. 13) — sans que lui, Mallarmé, ait paru ignorer l’historicité, si ce n’est l’opportunité, de cette fiction théorique... Car l’ambition du présent essai est aussi de rendre compte de la vision mallarméenne de la littérature et plus généralement du fait littéraire. Une vision marquée, pour l’essentiel, par le principe de réflexivité critique qu’on a l’habitude d’identifier à la lucidité emblématique du poète, mais qu’on redécouvre ici sous un nouveau jour, non plus tant métaphysique que sociologique : sous la forme d’un « sens pratique » (p. 14, 75, 253) informant et guidant, vers la solution la plus économique, les différentes prises de position de Mallarmé dans le champ de la littérature.

4L’« apparition élocutoire » du poète

5Si la progression chronologique de l’ouvrage donne un relief en partie nouveau à la séquence traditionnelle de la biographie mallarméenne, en passant plus vite sur l’époque des « crises spirituelles » et en insistant davantage sur le rejet du troisième Parnasse contemporain, par exemple, elle vise d’abord à reconstruire la genèse, l’évolution et les effets de ce qui, pour Durand, constitue le trait distinctif de Mallarmé : à savoir une position esthétique conditionnée par le double jeu d’un « sens des formes » et d’un « sens des formalités ». La première expression résume la « conception sacerdotale de la chose littéraire » que Mallarmé manifeste en reprenant à son compte, pour le radicaliser, l’héritage romantique et parnassien ; la seconde, le « sens des formalités », renvoie à la « conception aiguë des rituels sociaux dont cette “chose” fait l’objet » (p. 15), avec un soin particulièrement prononcé, comme on sait, chez le poète de la maturité.

6Entre l’une et l’autre de ces « conceptions », comme le suggère le titre de l’ouvrage, il y va d’abord d’un passage. Mais d’un passage qui ne peut être réduit à l’abandon d’un credo esthétique et à la définition d’un nouveau, puisqu’il engage tous les plans de l’existence du poète. Pascal Durand file à ce propos une métaphore forte : celle d’une mue ou d’une mutation du soi, où viennent s’entremêler — se montrer dans leur entremêlement — le subjectif et l’institutionnel, le biologique et le culturel : ainsi Mallarmé se serait-il « détach[é] progressivement de soi — c’est-à-dire du soi reçu par imprégnation dans un premier milieu de socialisation esthétique, le Parnasse — pour faire advenir au cours de son trajet dans l’espace des lettres et des formes du langage, par une sorte d’apparition élocutoire, un autre poète et, avec celui-ci, une conception alternative et durable de l’expérience poétique […] » (p. 270).

7Au principe de cette invention ou production de soi, on ne s’étonnera pas que le sociologue invite à reconnaître, plutôt que l’appel d’une mythique « vocation », un fait structurel : l’obligation où est le jeune Mallarmé, et tous les autres candidats écrivains de sa génération, de se distinguer. Brossant le tableau de l’espace littéraire à l’époque où le poète y entre, le premier chapitre, « L’exception et la règle », analyse la manière dont Mallarmé répond à cette obligation universelle de singularisation. Manière qui laisse déjà deviner, sinon son génie poétique, du moins l’ingéniosité institutionnelle avec laquelle il en arrivera à « démonter » l’économie de la fiction. Paradoxalement, son mode de singularisation s’accommode d’un conformisme en apparence exemplaire : le jeune Mallarmé se présente en effet comme un disciple de Leconte de Lisle d’une fidélité irréprochable au plan de la forme et du matériau poétiques. Mais, voilà, il se révèle être un parnassien « de trop stricte obédience » (p. 42) pour ne pas attirer le soupçon ; sa singularité réside dans la radicalité avec laquelle il traite la poétique du Parnasse, non dans les remaniements formels qu’il lui imposerait. Au même titre que l’intransigeante Hérodiade ou que le morceau de prose virulente « Hérésies artistiques », sa correspondance des années « de crise », qui constitue son premier véritable moyen d’intervention dans le champ littéraire, témoignerait ainsi d’un effort pour « dégager, à l’intérieur du code commun, une sorte de conformité radicale, faisant foi de l’orthodoxie du nouvel adepte en même temps que d’une singularité très affichée » (p. 28). Sans doute est-ce parce qu’elle relève d’un facteur d’ordre plus quantitatif que qualitatif — l’intensité, la radicalité — que l’originalité de ces premières inscriptions mallarméennes, telles que Pascal Durand a le mérite de les reconsidérer, ou de les considérer véritablement pour une fois, avait jusqu’ici échappée à la critique.

8Une « phase intermédiaire »

9Le deuxième chapitre, « Mode et modernité », cerne les implications symboliques de la « petites révolution mentale » (p. 54) qui s’opère chez Mallarmé après la tourmente de ses crises métaphysiques, soit au cours des années 1869-1872. Si, du point de vue social, la situation du « Parisien en osmose avec son environnement » qu’il est devenu tranche avec celle du « pamphlétaire de province » qu’il était (p. 78), ce sont d’abord les types de projets d’écriture auxquels il s’adonne à cette époque qui constituent les véritables révélateurs de cette révolution mentale. On pense aux huit livraisons de La Dernière Mode et aux deux séries d’articles sur l’Exposition internationale de Londres qui, à l’égal du traité sur les pierres précieuses qu’il envisage de composer en 1872, découvrent ses préoccupations non seulement intramondaines, mais résolument mondaines, et démontrent par là qu’il s’est détourné, sans l’avoir pour autant abandonné, du mythe de l’Œuvre. Ce que Pascal Durand relève de signifiant dans ces projets d’écriture, ce n’est pas d’abord la capacité de l’écrivain à investir des genres en apparence éloignés du domaine poétique, autrement dit sa polygraphie ; c’est plutôt sa « capacité peu ordinaire à discerner, en les endossant, les contraintes spécifiques du discours adopté » (p. 75). Aussi bien, le changement qui affecte alors la conscience de Mallarmé n’apparaît pas tant concerner l’adoption nouvelle de telle pratique, de tel objet ou de tel domaine d’intérêt, que l’affinement et le développement rapide de son sens pratique, de ses catégories d’appréhension et d’intervention (p. 75). Comme telle, même si elle se joue en priorité à travers les petits riens de l’existence, plutôt que face à l’imposant Rien du poème métaphysique, cette petite révolution mentale a une origine et une portée fondamentales (on serait tenté de dire « transcendantales », mais ce serait nier le caractère dialectique du rapport que l’agent entretient avec le monde, rapport que Pascal Durand s’applique à mettre en évidence, tout au long de son propos, à travers le processus d’incorporation des dispositions culturelles). Par l’attention qu’il consacre à l’étiquette, au protocole et aux diverses conventions structurant l’espace social en général et l’espace poétique en particulier, le Mallarmé des comptes rendus d’exposition, du journalisme de mode et des arts décoratifs apparaît donc déjà s’intéresser, non pas à des choses insignifiantes, mais au contraire au principe même du sens et de la signification, à savoir le symbolique.

10Entre l’achèvement du Faune (1876) et la parution de Prose (1885), au cours de cette décennie de faible productivité qu’on peut considérer comme un « interrègne poétique personnel » (p. 90), les actions et les prises de position de Mallarmé qui dénotent, hors des limites proprement dites de la pratique littéraire, un semblable intérêt pour le symbolique ne sont pas isolées. Parmi celles-ci, le troisième chapitre souligne l’amitié, nouée dès 1873, avec Manet, figure de l’avant-garde qui, à plusieurs égards, s’associe au poète comme son « alter ego dans un champ voisin » (p. 96). Pascal Durand insiste moins sur les points de recoupement, du reste assez bien connus, qui existent entre l’art du poète et celui du peintre, et qui s’expliquent pour la plupart par référence à une commune « esthétique de l’immanence » (p. 103), que sur l’expérience institutionnelle que Mallarmé semble avoir tirée de cette amitié. À travers cette expérience, toute conditionnée par les problèmes de reconnaissance de l’avant-garde, le poète se serait détourné un peu plus de la conception essentialiste de l’art et aurait été plus à même de mesurer la puissance de détermination que le champ représente — en tant qu’espace de circulation et d’accréditation des noms, des formes et des valeurs — dans le destin d’une œuvre ou d’une réputation. Ainsi, formant le creuset de cette expérience, les quelques articles que Mallarmé aurait consacrés à son ami, et plus particulièrement la grande étude de 1876, auraient d’abord profité à leur auteur : leur rédaction même, en effet, aurait permis à Mallarmé de « profondément incorporer, en les organisant en un système de pensée cohérent, les dispositions théoriques et critiques qui feront de lui le plus remarquable analyste des “bouleversements” de toute sorte induits par l’apparition après 1880 de cette contradiction dans les termes : le vers libre » (p. 113).

11Une « auto-institution » de forme autobiographique

12Nul écrit plus que la lettre dite « autobiographique », publiée en 1885, ne témoigne mieux de cette profonde incorporation ou assimilation, par Mallarmé, des « règles de l’art ». Son existence vient comme consacrer la transition — qui ne semble à aucun moment absolue toutefois, ce que suggère aussi cette lettre — du « sens des formes » au « sens des formalités ». C’est pourquoi Pascal Durand place l’analyse de l’« Autobiographie » à la charnière matérielle et argumentative de son essai. Même s’il n’est pas le premier à le faire, il décrit admirablement bien la fonction stratégique de ce document en référant au contexte dans lequel non seulement il s’inscrit, mais qui le prescrit : car cette « lettre », qui se révèle à la fin n’avoir plus rien de confidentiel ni de spontané, dérive en réalité d’une commande de Verlaine, qui cherche alors à rédiger la notice biographique d’un numéro de la collection « Hommes d’aujourd’hui » dont il est responsable et qu’il consacre à Mallarmé. Pascal Durand montre que tout, y compris et d’abord sa composition, destine cette lettre à servir de levier « publicitaire » à l’écrivain. Et, de fait, c’est elle qui, conjuguée avec la référence à Mallarmé subtilement racoleuse que Huysmans insère dans À Rebours, publié l’année précédente, fait entrer le poète dans son « ère de publicité » (p. 125). Tant et si bien qu’on doit y voir, non seulement une « autobiographie sous contrainte journalistique », mais aussi, avec toute la force performative que cela suppose, une « auto-institution », voire un « manifeste par procuration » (p. 141). L’image que Mallarmé décide d’y projeter n’est certes pas nouvelle, mais c’est précisément en condensant de nombreux traits de la conception sacerdotale de l’artiste et en accroissant leur charge de négativité — en les radicalisant, encore là — qu’elle s’avère efficace. Cette image, on s’en souvient, dépeint l’artiste ayant tout sacrifié à l’autel de son idéal. Un idéal que Mallarmé a déjà associé, mais qu’il associera à partir de cette époque avec une insistance croissante, au motif du Livre, lequel vient opportunément accentuer, sous un voile de mystère, sa persona de grand initié des lettres. Au vu de cette « construction mythologique de soi » (p. 141), force est de constater que la vie prétendument « dénuée d’anecdotes » du poète présente toutes les valeurs d’abnégation qu’exige, et couronne éventuellement de son prestige aristocratique, l’axiologie renversée gouvernant le sous-champ de la production restreinte : il y va d’une vie « pleinement dévouée à l’ascèse esthétique », fantasmatiquement campée dans un « espace et une temporalité sans commune mesure avec l’univers des luttes et des conflits d’intérêt, et sans communication avec la scène tout extérieure sur laquelle la société des “vivants” se joue à elle-même la comédie de sa propre contemporanéité » (p. 139). On pourra facilement juger de l’efficacité institutionnelle de cette « performance » autobiographique en pensant que le portrait de Mallarmé qu’elle a contribué à imprimer dans l’imaginaire social de l’époque inspire, encore aujourd’hui, les représentations qu’on se fait du poète : « portrait d’un esprit retiré du siècle et tirant de ce retrait même, par ce qui l’y a préservé de toute compromission, sa capacité à rendre à la littérature son authenticité perdue » (p. 116).

13La « morphologie sociale de la pureté »

14« Rendre à la littérature son authenticité perdue » : tel, d’ailleurs, pourrait se résumer la tâche en laquelle l’avant-garde poétique, autour de 1885, trouve l’un de ses derniers principes de ralliement. Tel se résume aussi le rêve qui, surgit comme son symptôme de la crise contemporaine de la représentation, revient au nouvellement élu « Prince des poètes » sinon de réaliser, du moins de cultiver fantasmatiquement. La référence au paradigme de l’écriture ou de la parole « pure », dans ses grandes proses théoriques, assume précisément cette fonction. Au quatrième chapitre de son essai, « L’isolement de la parole », Pascal Durand s’intéresse à l’armature institutionnelle de ce paradigme poétique, en faisant saillir ce qu’il appelle la « morphologie sociale de la pureté » (p. 149). Sa démonstration est particulièrement convaincante. Ce n’est pas le moindre de ses mérites que de renouveler sensiblement la compréhension de certains passages directeurs, mais souvent difficiles, du programme esthétique de Mallarmé (par exemple, le paragraphe de L’Action restreinte sur « Il n’est pas de Présent » [p. 169]). D’une façon plus générale, c’est tout ce programme esthétique et, avec lui, celui du symbolisme, qu’elle permet de relire à la lumière de ce qui s’impose, même négativement, comme la principale détermination de leur commune aspiration à la pureté : à savoir le « chaos » / « néant » que représente simultanément, aux yeux de Mallarmé, le discours journalistique (p. 166). L’importance de ce discours sur les formes et les contenus idéologiques de l’époque paraît telle — la grande presse, faut-il le rappeler, connaît son âge d’or à partir de 1875, de manière concomitante avec le règne de l’« information pure » — qu’on est bien obligé de se demander pourquoi la critique a tant tardé à solliciter cette référence (si ce n’est que, s’étant elle-même prise au jeu de la distinction mallarméenne, elle en est venue elle aussi à identifier le discours journalistique à un élément grossier…). La démonstration de Durand retrempe ainsi sans complaisance, et à son plus grand bénéfice, en fin de compte, la parole mallarméenne dans le milieu duquel on la croyait véritablement « isolée ». La reconstitution sociologique qui sert de toile de fond à cette démonstration permet de dégager une vue d’ensemble sur le champ littéraire de la fin du siècle, qui se découvre alors comme un « champ de lutte darwinienne pour la survie » (p. 153) où s’affrontent tout à la fois romanciers et poètes, parnassiens et symbolistes, symbolistes et décadents, romanciers naturalistes et romanciers psychologues. C’est dans ce contexte de vives rivalités que Mallarmé et ses adeptes seront poussés à marquer la singularité de la poésie en la dotant de la faculté d’interroger l’essence du langage et, par ce biais, l’essence même du monde ; en vertu de ce privilège, qui restera longtemps la marque distinctive ou l’insigne prestigieux du poétique, ils pourront élever leur art au sommet de la hiérarchie des genres littéraires (p. 174).

15Le mythe des Mardis

16La lecture du cinquième chapitre, « Le sens des formalités », se recommande tout particulièrement pour sa reconstruction d’une « réalité » typiquement mallarméenne, les « Mardis ». Si la critique n’a certes pas manqué l’occasion de reconnaître l’importance décisive de ce dispositif cénaculaire pour l’histoire littéraire, en revanche elle a superbement négligé, encore là, de questionner son mode de fonctionnement et ses effets au plan sociologique (il est à souhaiter que le dernier ouvrage de Gordon Millan, qui sort tout juste des presses, Mardis de Stéphane Mallarmé : mythe et réalité [Nizet], vienne combler ce manque). Avec leurs règles et leurs rituels, avec leurs modes spécifiques de production et de mise en circulation de la parole, les Mardis ne semblent pas moins participer du « sens des formalités » de Mallarmé que ses poèmes de la maturité. La microsociologie de ces mythiques soirées organisées par le maître et centrées autour de sa parole, telle que Pascal Durand en propose l’esquisse, laisse penser qu’elles furent le lieu tout désigné à l’élaboration et l’expérimentation de sa poétique. Plus encore, pour celui qui paraît avoir prôné le « retrait en guise de participation » (p. 186), les « Mardis » semblent avoir représenté un moyen privilégié — d’autant plus efficace qu’il implique un certain mystère, donc appelle la curiosité — de s’inscrire dans le cours de l’actualité, voire dans le livre de l’histoire. À ce titre, Pascal Durand ne se contente pas de reconstituer le cadre général et les rites particuliers des soirées mallarméennes (ce qui exige en soi un effort considérable de collecte et d’analyse de données) ; il interroge aussi la manière même dont le souvenir de ces soirées — et par là le souvenir d’un certain Mallarmé — s’est transmis, ou plutôt semble s’être construit, à travers les témoignages de ses disciples. Des témoignages pour le moins suspects, qui ont en commun de magnifier la parole de Mallarmé sans en rapporter rien de substantiel, comme s’ils visaient à en accentuer la pureté en arguant de son ineffabilité. La question qui se pose à la postérité, dans ces conditions, est bien celle de l’« évaporation légendaire » de cette parole, une parole dont Camille Mauclair faisait la « part essentielle de l’œuvre » (p. 188). L’hypothèse que formule Pascal Durand, à ce sujet, prend en compte la dynamique et les attitudes plus générales du phénomène cénaculaire, et permet incidemment de reconnaître en Mallarmé, au-delà des formules méprisantes de ses détracteurs, quelque chose du grand prêtre ou à tout le moins du « grand charmeur » qu’évoquait Gide (p. 190) ; il postule que les « Mardistes avaient tout intérêt à croire et à faire croire en l’incommunicabilité de l’expérience dont ils ont été les agents en même temps que celui qui agissait sur eux […] ». En ce sens, la maxime à laquelle leur témoignage aurait obéi, de manière plus ou moins consciente, traduirait l’éthos le plus caractéristique — et le moins facilement caractérisable — de l’initié : « il fallait y être pour en être comme il fallait en être pour y être » (p. 188).

17L’« autre Mallarmé »

18Le sixième et dernier chapitre examine ce qui fut, plus encore que le projet porteur, le prolongement imaginaire de la carrière du poète, à savoir le Livre. Non sans toutefois aborder, au préalable, Un Coup de Dés, « poème » de la démesure formelle et métaphysique qui, pour avoir été achevé, ne s’impose pas moins comme le proche parent du projet du Livre, et en lequel d’aucuns ont d’ailleurs cru reconnaître l’un des « [fragments] d’exécuté » du grand Œuvre auxquels Mallarmé faisait allusion dans sa lettre autobiographique. L’analyse du Coup de Dés se recommande d’autant plus naturellement, en cette fin d’ouvrage, que cette œuvre représente à elle seule un véritable « résumé » de la poétique mallarméenne (p. 235) : « reflets réciproques, rime généralisée, symétries et oppositions, vacances du discours, pli et mobilité spacieuse », tout s’y retrouve et s’y conjugue en effet comme pour « mettre en acte » le programme esthétique de Mallarmé (p. 236) et ainsi « procéder à une récapitulation prospective » de toute son expérience (p. 235). On comprend qu’à l’égal du Coup de Dés, dont la forme radicalement avant-gardiste s’avère en fait être une « alternative au règne déclinant du livre de poésie et au pouvoir d’emprise de la presse » (p. 242), les Notes en vue du « Livre » aient vivement suscité l’intérêt du sociologue de la littérature : un rapide survol de ces quelque deux cent cinquante feuillets suffit pour constater que Mallarmé y est davantage préoccupé de formes et de dispositifs symboliques que de contenus et de thèmes. Et pour cause, l’un des principaux enjeux de l’entreprise mallarméenne, comme le rappelle Pascal Durand, consistait à « intégrer l’Économie politique et l’Esthétique », c’est-à-dire « intégrer à l’Œuvre les conditions de circulation et d’échange dont elle relève en tant que bien proprement symbolique […] » (p. 256). D’où la présence envahissante de calculs et de formules en tous genres, par exemple ceux relatifs au nombre de participants ou à la distribution des éléments du « jeu » avec lequel devait se confondre le Livre. D’où aussi le sentiment étrange, à la lecture, qu’on a moins affaire à l’œuvre d’un poète qu’à des brouillons attribuables à une sorte d’« expert comptable au service de l’Absolu » (p. 234)… Mais ces Notes n’en sont par là même que plus intéressantes, car « […] à côté du Mallarmé de l’Idée pure ou du Texte en vase clos, sous les traits duquel l’histoire littéraire l’a figé, c’est un autre Mallarmé encore qui [s’y] rappelle à nous, attaché aux dimensions les plus formelles des rites et des cérémonies, associant la “Fiction” des Lettres non seulement aux cimes idéales qu’elle prend pour visée, mais également aux institutions sociales qu’elle prolonge (le Langage, la Loi, la Cité, la Foi) […] » (p. 249).

19On l’aura compris : c’est à l’émergence de cet « autre Mallarmé », ce Mallarmé des règles et des rituels, de l’imagination formelle et du « sens des formalités », que vise en somme l’effort d’analyse que Pascal Durand déploie dans le présent essai. Défi d’autant plus colossal, pour le critique, que le geste définitoire de cet « autre Mallarmé », tel qu’il apparaît très nettement au terme de cette lumineuse démonstration, est constitutivement ambigu : il consiste à jouer sur les codes et les normes sans pour autant les détruire ; à les déconstruire à demi-mot tout en ayant bien soin de les laisser en l’état ; à marquer une distance par rapport à eux tout en évitant de trop s’en écarter (p. 261). Ce geste traduit une disposition générale face au nomos des lettres qui est « sans autre exemple dans l’histoire de la poésie et de la littérature » et que Pascal Durand propose de concevoir comme une « adhésion réflexive » (p. 257). Une telle disposition, pour avoir des effets indéniablement subversifs, ne relève pas d’abord ni directement — ne serait-ce que parce qu’elle est incorporée et donc en partie inconsciente — de la « subversion » naguère alléguée par la critique telquellienne (et Pascal Durand prend bien garde de ne pas utiliser ce mot). Elle est moins massivement révolutionnaire, pourrait-on dire ; elle préfère agir sur un mode insinuant, à l’image, très précisément, de la « savante désinvolture » (p. 256) ou du légendaire « détachement pince-sans-rire » de Mallarmé (p. 260).

20De là que, toute d’ironie et de subtilité, elle pose un défi à la critique. Mais, « palme ! » comme dirait le poète, le défi a été relevé avec succès.