Engagements surréalistes après 1945 : entre continuité et innovation
1Les études rassemblées par Maryse Vassevière (Université Paris III — Sorbonne Nouvelle) dans Intellectuel surréaliste (après 1945) constituent les actes du séminaire du Centre de Recherches sur le Surréalisme de l’Université Paris III des années académiques 2004-2005 et 2005-2006. Dirigé par Nathalie Limat-Letellier (Université Paris III — Sorbonne Nouvelle) et Maryse Vassevière, ce séminaire entendait « analyser [l]es figures de surréalistes en intellectuels » (p. 7), en particulier après la Seconde Guerre mondiale, quand le surréalisme a perdu sa position hégémonique à l’avant-garde et fait, pour beaucoup, désormais partie du passé.
2Le premier article du volume, que l’on doit à Nathalie Limat-Letellier, propose sous le titre « Positions surréalistes dans le champ intellectuel » un « survol d’une vingtaine d’années » (p. 29), depuis la Libération jusqu’à la mort de Breton, marquées pour le surréalisme par de nouveaux enjeux. Tenu pour dépassé par beaucoup, qui en font volontiers un symptôme de l’entre-deux-guerres, le surréalisme se défend, voire attaque en premier, l’engagement sartrien et le stalinisme — principalement — et entend prouver sur plusieurs fronts qu’il est encore un mouvement bien vivant. À l’heure où Sartre, Camus et d’autres sont occupés à définir le rôle des intellectuels, une telle défense et illustration du surréalisme s’accompagne d’une réflexion sur ce même rôle, qui se voit profondément infléchi et redéfini dans les écrits du groupe. La première particularité de l’intellectuel surréaliste qu’identifie N. Limat-Letellier tient au fait qu’il privilégie généralement l’action collective ; de ce fait, « il accepte une certaine discipline exigeant son renoncement aux distinctions individuelles » (p. 35) et, plus largement, son refus d’un rôle de tribun. De là proviennent notamment son positionnement marginal dans le paysage intellectuel de l’époque et un ethos fondé sur le « dédain ironique », voire le « détachement complet » (p. 32). L’auteur pointe une autre caractéristique majeure chez cet intellectuel surréaliste d’après guerre : le refus de se soumettre à un parti et celui de s’affilier à une doctrine extérieure au mouvement. Ces positions n’entraînent toutefois pas les surréalistes à décliner toute alliance. Ils se joignent en effet régulièrement à d’autres intellectuels ; dans ces cas, l’union est toujours ponctuelle et fonction de la cause à défendre. Ce refus du compagnonnage assure aussi à l’intellectuel surréaliste une indépendance, une liberté de pensée qui est bien souvent une traduction de leur anti-stalinisme farouche. Le surréalisme de l’après-guerre tend aussi, comme le montre N. Limat-Letellier dans la seconde partie de son article, à redéfinir ses objectifs et sa doctrine premiers en fonction du nouveau paysage intellectuel. L’auteur montre ainsi que leur refus initial des antinomies (entre la raison et l’imagination, par exemple) se mue en « la recherche d’une position fondée sur la synthèse, où la possibilité ouverte d’une troisième voie, hors des cloisonnements, l’aptitude à la totalisation permettent d’opérer une re-liaison harmonieuse » (p. 45). Ce trait du surréalisme après 1945 est à nouveau à mettre en relation avec son opposition au stalinisme, perçu comme une doctrine « renfor[çant] les incompatibilités » (ibid.) et coupable, selon Breton, d’avoir « “coupé le pont” entre deux nécessités qui ne devraient en faire qu’une : transformer le monde (Marx) et changer la vie (Rimbaud) » (ibid.). Mouvement singulier et marginal, le surréalisme « tend plutôt à résister à l’encombrement du paysage culturel et intellectuel environnant » (p. 50), quitte à se définir contre lui.
3Entrant moins en phase avec la problématique du volume que la précédente mais néanmoins passionnante, la contribution de Marie-Paule Berranger (Université de Caen) — « L’histoire de la littérature vue par André Breton » — met brillamment au jour la conception bretonienne de l’histoire littéraire. L’auteur s’appuie pour ce faire sur de nombreux essais critiques datant des années 1940, dont certains sont longtemps restés inédits (ce fut par exemple le cas des conférences d’Haïti, désormais accessibles dans le troisième tome des Œuvres complètes d’André Breton1). M.-P. Berranger montre d’abord que Breton est tributaire, dans sa conception historiographique, des manuels en usage dans les milieux scolaires, puisqu’il identifie l’histoire de la littérature à une série de grands noms. Sur ce point, il semble prendre le contre-pied du canon défendu par l’école : il ne retient guère de nom pour le xviie siècle, qui demeure le siècle de référence en France à l’époque de Breton, s’attache à une réévaluation du Romantisme et, surtout, des romantiques (il se moque de Lamartine, Vigny et Musset pour leur préférer les petits romantiques et Nerval), etc. La seconde partie de l’article de M.-P. Berranger délaisse le canon bretonien pour se mettre en quête des critères qui en assurent la cohérence. Ceux-ci sont, « par ordre décroissant d’importance : la force de refus, le don prophétique, la valeur toujours actuelle, l’originalité, le génie de la jeunesse, l’émotion qui cède bientôt à la force dynamique de l’œuvre, à sa capacité motrice, à son rayonnement prophétique » (p. 67). Décrivant avec force détails chacun de ces critères, M.-P. Berranger met aussi en évidence la défiance de Breton envers le « génie verbal », la « facilité formelle », toujours susceptibles d’être les indices d’un « relâchement de l’exigence », d’un ludisme mal venu ou encore de desservir les idées défendues (p. 70). Enfin, l’article s’achève en montrant combien les auteurs retenus par Breton sont unis par des fils ténus mais solides qui font de la littérature aimée « un vaste poème parcouru de correspondances, de signaux, de réponses lointaines qui, de consonances en affinités secrètes, se constitue de citations indifférentes à la nature du texte, au genre » (p. 76).
4La contribution de Sophie Leclercq (Université de Versailles Saint-Quentin en Yvelines et Musée du Quai Branly), « La décolonisation d’abord et toujours », revient sur l’anticolonialisme des surréalistes pendant la guerre d’Algérie, non sans souligner que celui-ci est ancien, puisqu’il s’était exprimé dès 1925 et la guerre du Rif. S. Leclercq insiste aussi sur les différences entre les deux époques. Pendant l’entre-deux-guerres, l’anticolonialisme était une position minoritaire dans le champ intellectuel, tenue seulement par les surréalistes et le parti communiste. Loin de s’aligner simplement sur la position du parti, les surréalistes avaient produit leur propre version de l’anticolonialisme, appelant déjà les Français à l’insoumission et à la trahison d’une Nation se rendant coupable de tels crimes tout en proposant une vision idyllique des peuples opprimés en révoltés superbes. Après la Libération et plus encore avec la guerre d’Algérie, les surréalistes ne sont plus aussi isolés dans le paysage intellectuel français, puisqu’une majorité des intellectuels de l’époque tient désormais un discours anticolonialiste. S’ils s’inscrivent alors dans le prolongement des positions défendues dès l’entre-deux-guerres, les surréalistes ne les reproduisent toutefois pas sans nuances. Par exemple, leur anticolonialisme « se mue en un anti-impérialisme plus global » (p. 84) après l’invasion de la Hongrie par l’armée soviétique en 1956 et à mesure que leur anti-stalinisme se durcit. Leur déception envers l’issue de la révolution prolétarienne et leur inquiétude, voire leur consternation, devant les divisions qui entravent les Algériens dans leur combat les rendent aussi plus sceptiques et surtout moins manichéens que dans les années 1920 et 1930 : « En effet, ils ne peuvent plus proposer une vision des colonisés comme diamétralement opposés aux colons et faisant bloc à la fois dans leur oppression et dans leur résistance à l’Occident. » (p. 88) Ils en viennent alors à défendre « un nationalisme de résistance au service de l’émancipation » (p. 89) tout en soulignant que celui-ci doit disparaître dès l’indépendance acquise. D’autres nuances apparaissent encore entre les positions surréalistes des années 1920 et celles des années 1960 à la lecture de cet article bien documenté sur un sujet encore peu étudié.
5L’intervention d’Arnaud Buchs (Université de Lausanne) concerne moins la figure de l’intellectuel surréaliste que la question des rapports entre l’esthétique et la politique dans l’histoire du mouvement. L’auteur privilégie ici un moment singulier de cette histoire : la création du surréalisme révolutionnaire par Christian Dotremont. Plus précisément encore, il s’attache à un échange polémique mettant Dotremont aux prises avec Yves Bonnefoy, jeune meneur d’un autre groupe surréaliste (celui de La Révolution la Nuit). Nous sommes donc dans l’immédiat après-guerre, quand le surréalisme parisien de l’entre-deux-guerres ne s’est pas encore réellement reformé – beaucoup sont encore en exil –, à l’époque où la question de l’action se trouve au centre des débats littéraires, alors dominés par les communistes et les existentialistes. Après avoir retracé rapidement les parcours de Dotremont et de Bonnefoy au sein de leurs mouvements respectifs, A. Buchs précise les arguments de l’un et de l’autre comme il rend manifeste les enjeux du différend. Les propos de Dotremont, « qui ne visent rien moins que la mise sous tutelle communiste des surréalistes » (p. 111), établissent une différence, somme toute assez classique, entre le caractère avant tout individuel, voire individualiste, de la révolution surréaliste (qui a pour but la libération de l’homme) et le caractère collectif de la révolution communiste. Si Dotremont cherche à démontrer la précellence de la seconde – en considérant qu’elle est la seule action concrète possible –, il entend aussi faire du surréalisme « une sorte de prémisse à la révolution », dont l’action locale « n’a pas de sens si elle n’est doublée d’une action sociale, […] qui relève du domaine politique — donc du communisme » (p. 111). Bonnefoy reprendra la distinction de Dotremont lorsqu’il reconnaîtra l’existence de plusieurs révolutions possibles — l’une sociale et communiste ; l’autre esthétique, éthique et surréaliste — ; mais il l’utilisera à son avantage, faisant de la vigilance et du caractère révolté des surréalistes autant de garants de la « conscience révolutionnaire » (p. 114). Autrement dit, ce n’est pas le surréalisme qui ne peut se passer du communisme pour Bonnefoy, mais l’inverse.
6Dans « L’escroc, le grossiste et l’épicier », Pascale Roux (Université Paris III Sorbonne Nouvelle) explicite le positionnement de Georges Henein après la Libération par une étude des polémiques qui opposent l’intellectuel cairote, fondateur du groupe surréaliste égyptien Art et Liberté, à Aragon (l’escroc), Breton (le grossiste) et enfin Sartre (l’épicier). Rappelant que Georges Henein est porté, depuis ses débuts dans les années 1930, à concevoir l’action politique comme intrinsèquement mêlée à la poésie — du moins lorsque cette dernière ne se fait pas militante (en ce cas, elle perd toute vertu poétique) —, P. Roux démontre qu’il tient encore cette position après la guerre. Il reproche ainsi à Aragon d’avoir perdu toute qualité poétique depuis qu’il s’est soumis au Parti Communiste ; il hait littéralement Sartre pour avoir privé la poésie d’impact sur le monde ; plus proche de Breton, il n’en prend pas moins ses distances avec lui en raison de ses tentatives, trop appuyées à son goût, de reconquérir à la Libération un public perdu depuis l’exil américain. Henein juge en effet que le surréalisme, pour demeurer un mouvement vivant et « changer la vie », selon le mot de Rimbaud, ne doit en aucun cas se compromettre avec un public en cherchant à séduire. Déçu par la tournure des événements, aigri devant la montée en puissance du parti communiste et de l’existentialisme, Henein « choisit de se désengager » (p. 133) en cultivant une manière désormais dépassée de concevoir le rôle de l’intellectuel : celle que les surréalistes défendaient dans les années d’avant-guerre, qui n’est plus celle des escrocs, des grossistes et des épiciers de la Libération.
7L’intervention de Richard Spiteri (Université de Malte), « Michel Carrouges : vers un surréalisme analogue », entend retracer l’itinéraire de cet intellectuel catholique qui fut brièvement surréaliste (de 1950 à 1951). Plus faible que les précédentes, cette analyse se contente trop souvent de paraphraser les articles et les livres que Carrouges consacre au mouvement de Breton, sans en faire ressortir les enjeux spécifiques. La contribution de R. Spiteri entend aussi montrer que le surréalisme comme esthétique perdure dans les œuvres de Carrouges postérieures à sa participation au mouvement. Sur ce point aussi, l’analyse déçoit : elle résume à gros traits un roman de science-fiction de l’auteur pour voir une analogie fondamentale avec le surréalisme dans la présence de fantômes parmi le personnel romanesque du livre. On conviendra que le rapprochement est un peu rapide…
8Auteur d’un beau livre consacré aux Parcours politique des surréalistes (1919-1969), Carole Reynaud Paligot (Université Paris I) s’intéresse ici aux relations que les surréalistes ont entretenues avec les anarchistes après la Seconde Guerre Mondiale, relations souvent considérées comme négligeables par la critique qui a l’habitude de rattacher le mouvement surréaliste de l’époque au trotskisme. Commençant par rappeler que cet enthousiasme peut être lu comme un « retour aux sources » (p. 152) après la désillusion communiste des années 1930 — plusieurs surréalistes ayant eu, dans leur jeunesse, des accointances avec le mouvement anarchiste, voire une passion pour celui-ci —, C. Reynaud Paligot en vient au cœur de son propos : il s’agit de pointer le parallélisme entre le rapprochement des surréalistes avec les anarchistes dans les années 1950 et celui, trois décennies plus tôt, des mêmes avec les communistes. Dans les deux cas en effet, les surréalistes entendent convaincre leur partenaire que leur art est en phase avec un projet commun — dans ce cas précis, qu’il est « révolutionnaire et libertaire » (p. 157). Dans les deux cas également, les surréalistes se réservent un domaine spécifique — celui de l’esprit — et un rôle singulier — bouleverser les structures mentales — tout en laissant le domaine de « l’action directe » (ibid.) à leurs compagnons, communistes dans les années 1920-1930, anarchistes dans les années 1950-1960. Dans un troisième temps, C. Reynaud Paligot étudie la réception anarchiste du mouvement surréaliste : elle fait ainsi apparaître des positions très contrastées, entre l’adhésion au surréalisme (Jean-Claude Tertais, Aurélien Dauguet ou encore André Bernard rejoindront ainsi le groupe de Breton après avoir milité dans les rangs anarchistes), surtout sensible chez les anarchistes les plus jeunes et les plus cultivés, et la réticence, qu’elle soit due à un désintérêt complet pour toute démarche artistique ou à un goût prononcé pour les formes engagées de l’art. Enfin, C. Reynaud Paligot prend soin de rappeler que tous les surréalistes ne sont pas concernés au même chef par le mouvement anarchiste ; la plupart semble même s’en désintéresser. Ils ont certes signé en nombre les déclarations communes, mais davantage pour ne pas froisser Breton que par conviction personnelle.
9Dans « “La science avec une grande Scie.” Vers une écologie surréaliste », Émilie Frémond (Université Paris IV) se propose d’étudier la critique surréaliste de la science telle qu’elle s’est formulée après 1945 et l’utilisation de la bombe atomique. Dans cet article précieux, É. Frémond met au jour les lignes de force d’un des engagements surréalistes de l’après-guerre les moins étudiés avec un art de la nuance et de la remarque juste. Elle y observe l’importance que prend alors pour le surréalisme le rapport à la nature. Sans conclure pour autant qu’il constitue le premier mouvement écologique en France, É. Frémond fait apparaître au sein de celui-ci l’existence d’une « conscience pré-écologique » (p. 167) dont elle s’attache à définir les grandes lignes et les enjeux. L’article envisage d’abord les transformations que connaît une des tendances lourdes du surréalisme — la critique du rationalisme, présente dès le Manifeste de 1924 — après la Seconde Guerre mondiale. Celle-ci se mue en effet en une critique du mythe du progrès dispensé par la science : le mouvement, condamnant la collusion des mondes scientifique, politique et industriel, met en exergue leur grande capacité de nuisance pour l’homme et la nature. Cet infléchissement de la critique du rationalisme amène aussi les surréalistes, en particulier Breton, à redéfinir le type d’action à mener — c’est, rappelle l’auteur, une des caractéristiques du surréalisme depuis Les Vases communicants (1933) que de « concevoir la connaissance et l’action dans un rapport de réciprocité » (p. 172). Condamnant le communisme pour son « incapacité à prendre en compte une approche plurielle de la réalité sociale » (ibid.), le surréalisme entend, aux côtés d’une transformation économique et sociale du monde, procéder au « développement […] d’une conscience éthique » (p. 173) portant notamment à prendre en compte, en réaction à l’industrialisation accrue, « le problème de la “gestion” et celui de la “répartition des ressources naturelles et industrielles” » (ibid.) Pour gérer ces problèmes, le surréalisme en appelle à une « instance de régulation supérieure » (ibid.) aux gouvernements, le mouvement des Citoyens du Monde auquel il participe dans l’immédiat après-guerre. Dans ce mouvement, les surréalistes mènent d’abord une lutte contre tous les nationalismes et la notion de « territoire » qui les accompagnent, pour remplacer celle-ci par les notions — aux connotations écologiques — de « monde », puis de « terre ». Dans un dernier temps, É. Frémond s’attache à repérer les influences possibles du discours surréaliste sur la nature. Elle fait d’abord remarquer que les surréalistes ignorent généralement les penseurs contemporains, principalement allemands, opposés comme eux aux dérives scientistes — par exemple Heidegger ou Adorno. Elle note ensuite que les surréalistes — Breton en tête — se revendiquent surtout de la critique fouriériste de la civilisation industrielle, qui mettait l’accent, plus d’un siècle plus tôt, sur le mauvais usage des richesses. Elle évoque enfin leur goût pour les cultures primitives et l’ethnologie, deux sources qui contribuent à alimenter leur critique de la technique.
10Sous le titre « Art et idéologie dans le surréalisme d’après-guerre : entre réalismes et abstractions », E. Adamowicz (Queen Mary, University of London) analyse le positionnement de la peinture surréaliste dans le paysage artistique renouvelé de l’après-guerre, entre les réalismes — de gauche,comme le réalisme socialiste, ou de droite, comme l’académisme — et les différentes tendances de l’abstraction, en particulier entre l’abstraction géométrique et l’abstraction lyrique. Condamnant les différents réalismes, mais aussi l’abstraction géométrique, art trop conceptuel à leur yeux et offrant peu de stimulations à l’imagination, les surréalistes vont se rapprocher de l’abstraction lyrique. Ils n’en partagent toutefois pas tous les dogmes. Par ailleurs, un Breton défendra aussi de nombreuses autres tendances — art brut, arts primitifs, etc. —, moins par éclectisme qu’en raison de sa conception de la peinture. Privilégiant les qualités poétiques des œuvres picturales à leurs qualités esthétiques et techniques, Breton donne à sa position une certaine cohérence, même si celle-ci n’est pas immédiatement lisible chez les critiques d’art et les peintres, étant donné le peu d’intérêt que celui-ci porte aux critères plastiques, qui demeurent en revanche fondamentaux pour les artistes et les spécialistes avec qui il dialogue. L’article, bien documenté, apporte une contribution originale à la question des positionnements esthétiques de Breton. On regrettera toutefois qu’il s’écarte aussi nettement de l’ambition du volume, ne retenant du titre qui donne à celle-ci sa couleur que la seconde proposition : « après 1945 ». Il n’est en effet nullement question ici d’« intellectuel surréaliste », sauf à considérer l’activité de critique artistique à laquelle se livre Breton comme une activité intellectuelle.
11Catherine Dufour (Université Paris III— Sorbonne Nouvelle) s’interroge sur la survivance, voire l’actualité, du dadaïsme après 1945 dans « Dada pense-t-il encore après 1945 ? » Retraçant d’abord, dans un article solidement documenté, les carrières et les positions des anciens dadaïstes après 1945, étudiant ensuite les rapports, souvent conflictuels, existant entre les dadaïstes de la première heure et les nouvelles avant-gardes qui se réclament peu ou prou de Dada — tels le Néo-Dada aux Etats-Unis, ou le lettrisme et l’Internationale Situationniste en France —, examinant enfin le positionnement des anciens dadaïstes devant l’existentialisme triomphant et la question de l’engagement politique, C. Dufour conclut à la survivance de la pensée Dada chez la plupart des acteurs des premières heures du mouvement comme chez certains de leurs successeurs déclarés, en particulier Guy Debord. Cette pensée se caractérise par une conception de la liberté comme « point zéro à partir duquel la créativité, détachée des déterminismes culturels, peut s’épanouir » (p. 230), par une indifférence marquée à l’égard de toute chose, érigée en « manière de vivre, de créer et comme scepticisme radical de la pensée » (ibid.), par une méfiance vis-à-vis de l’engagement au sens strict, par un esprit de révolte envers « la barbarie ambiante sous ses formes violentes (la guerre, la bombe) et sous le masque des nouveaux oripeaux de la civilisation : la science, la technique, la culture de masse et la “société du spectacle” visée par Ribemont avant Debord » (p. 231), enfin par un goût prononcé et qui ne s’est jamais démenti depuis les années 1910 pour la philosophie de Nietzsche.
12Composé d’articles pour la plupart pertinents et bien documentés, ce volume lève un coin du voile sur les positionnements politiques du surréalisme après 1945. Sa lecture, stimulante, devrait donner à plusieurs l’envie d’en savoir davantage sur cette période encore méconnue — et trop souvent ramenée à quelques clichés — de l’histoire du mouvement surréaliste.