Retours du colonial ?
1De nombreux ouvrages sur les rapports entre la mémoire et l’histoire dans le registre de la postcolonialité ont vu le jour en France au cours des cinq dernières années. Dans sa préface à Retours du colonial ? Disculpation et réhabilitation de l’histoire coloniale, Catherine Coquio, présidente et fondatrice de l’Association internationale de recherche contre les crimes de guerre et les génocides, attire l’attention lectrice sur la récurrence, parmi les thèmes retenus, de certains signifiants faisant apparaître la faillite du modèle français d’intégration sur fond de conflits sociaux et de violences urbaines. Si l’histoire coloniale française est frappée d’amnésie, voire de refoulement, un vaste mouvement critique et autocritique a cependant pris naissance parmi les chercheurs et les intellectuels, ainsi qu’en témoigne la création d’associations citoyennes, de nouvelles collections, de publications et de débats, à un rythme parfois essoufflant du point de vue de leur réception, comme le souligne C. Coquio. À lire les très nombreuses notes bibliographiques qui apparaissent à la fin de chacun des chapitres de Retours du colonial ?, on ne peut en effet en douter.
2Cet ouvrage regroupe les actes d’un colloque ayant eu lieu à Paris, les 22-23 mai 2006, sous les auspices d’Aircrige (http://aircrigeweb.free.fr/). Il est constitué de trois parties : I. Histoires, droits, politiques ; II. Mémoires et représentations ; III. Postcolonial et francophonie. Soulignons d’emblée la grande diversité des contenus abordés : questionnements complexes sur les politiques françaises néocoloniales, lectures critiques originales de textes issus de l’après colonialisme, réflexions approfondies sur les théories postcoloniales. Tout chercheur en sciences humaines soucieux de l’observatoire géopolitique français, dans la République comme en dehors de l’Hexagone, ne saurait dorénavant ignorer cet ouvrage pluridisciplinaire, qui réunit autour d’une même problématique des textes d’historiens, de philosophes, de juristes, de littéraires et d’écrivains engagés.
3Le discours préfaciel de Retours du colonial ? nous informe de manière éclairée sur les grands enjeux des formes avérées et insidieuses de retour du colonialisme au cours des IVe et Ve Républiques. Comme le souligne Coquio, le retour critique sur le fait colonial comporte deux versants, l’un scientifique, l’autre militant, qui, tout en se faisant écho, ne s’accordent pas toujours nécessairement. Ils accompagnent cependant le retour symptomatique du fait colonial, « […] trop longtemps contourné ou enfoui, sous forme d’un ‘retour des mémoires coloniales’ […] comme si l’espace-temps de la colonie revenait hanter le présent de la métropole » (p. 10). Malgré la création récente sur le territoire français de nombreux lieux de mémoire matériels ou symboliques, « un certain idéal colonial fait brusquement fureur sous la forme d’une contre-offensive politique » (p. 11), comme semblent l’indiquer certaines politiques récentes du gouvernement Sarkozy. Or, la violence du retour mémoriel nous renseigne sur l’événement lui-même : « elle le fait apparaître dans son caractère de tort absolu, écrit Coquio, doté d’effets qui traversent les générations et dont la nature couvre le champ du psychisme, du social et du politique à la fois » (p. 13).
4Philippe Hauser, professeur de philosophie à Nancy et auteur de La Désolation du monde (2005) ouvre la première partie de l’ouvrage avec un texte intitulé « Le mensonge comme opérateur politique ». La Loi du 23 février 2005 (no 2005-158), relative à la reconnaissance de la Nation et à la contribution nationale en faveur des Français rapatriés, constitue le point de départ de sa réflexion critique. Hauser pose d’entrée de jeu qu’il s’agit d’une loi nocive, d’un mensonge, voire d’« une falsification délibérée de la réalité historique » (p. 65) et ce, parce qu’elle ne tient pas compte de l’importance des recherches historiques sur la question coloniale depuis la fin des guerres coloniales et la décolonisation. Aussi l’auteur se propose-t-il d’interroger ce qu’il nomme la « violence intentionnelle » de la Loi du 23 février 2005. Inspirée par le rapport Dieffenbacher qui lui a donné naissance, celle-ci exalte le fait colonial et s’inscrit en continuité avec la représentation coloniale classique, soit une idéologie, dans l’acception marxiste du terme, développée dans la première moitié du XXe siècle de l’Empire français. La Loi no 2005-158 traduit selon Hauser une conception de l’État moderne issue de la théorie coloniale du XVIIIe siècle ; elle s’appuie sur les mêmes justifications politiques et économiques. L’idéologie coloniale, qui s’est transformée au cours des siècles pour en arriver à se fondre dans une nouvelle théorie de la lutte des races (cf. la thèse de Jules Ferry), véhicule un discours d’exaltation lyrique du courage et de la vertu morale. Cependant, elle ne fait aucune allusion à « la situation d’exceptionnelle violence qui régnait dans les colonies » (p. 67).
5Auteure d’une thèse de droit sur la notion de crime contre l’humanité, Sévane Garibian fait écho aux propos de Hauser. Dans un texte intitulé « Qu’importe le cri pourvu qu’il y ait l’oubli », elle rappelle d’entrée de jeu que l’article 4, alinéa 2 de la Loi du 23 février 2005 fut abrogé par suite de nombreuses pressions politiques et citoyennes : il ne retenait en effet que le rôle positif de la présence française outre-mer. Cela a eu pour mérite selon elle de mettre en acte le profond malaise contemporain lié au passé colonial de la France. Or, dans le champ du droit, d’autres traces sont repérables, incidemment celles relatives aux crimes français commis en Algérie et en Indochine, ce que cherche à faire ressortir Garibian. Analysant minutieusement la jurisprudence de la chambre criminelle de la Cour de cassation, en l’occurrence les affaires Lakhdar-Toumi et Yacoub, l’auteure fait le constat amer que « […] les crimes français commis dans le contexte de la décolonisation sont insaisissables par le droit » (p. 137).
6Latino-américaniste et enseignant-chercheur à l’Institut national des télécommunications (INT), Gabriel Périès est co-auteur avec G. Servenay d’un livre intitulé Une guerre noire. Enquête sur les origines du génocide rwandais (1959-1994), publié en 2006. Il signe dans Retours du colonial ? un chapitre sur les implications à long terme de la Loi de 1955 sur l’état d’urgence. Celle-ci définit les fondements du système juridique et normatif de l’état d’exception. Dans les limites de son analyse, l’auteur associe le postcolonialisme à l’extension des impératifs de la guerre froide dans l’Empire français. Les archives conservent les traces douloureuses de l’exercice de la violence policière et militaire de l’époque coloniale, gardée secrète durant de nombreuses années, écrit-il. Selon lui, l’histoire coloniale de la France est doublement verrouillée, à la fois politiquement et militairement. D’une part, sur le plan des relations extérieures de la France avec l’Afrique, on a pris soin d’ajuster et d’adapter au pré carré les structures répressives de la période coloniale aux nécessités de la guerre froide, les accords de coopération technique constituant le prolongement d’une forme spécifique de violence militaire et policière. D’autre part, même si la Métropole était en paix, des opérations de guerre ou de maintien de la paix étaient menées dans les colonies. L’auteur fait ressortir l’ambivalence de la Loi de 1955, une loi martiale qui, paradoxalement, semble assurer le respect du droit à la défense et des juridictions civiles. Scrutant à la loupe plusieurs de ses articles, il en vient à la conclusion que la dictature apparaît sous son double visage légal et militaro-normatif. Selon lui, certains parcours constitutionalistes de la France sont à l’origine d’une certaine coopération militaire en Afrique dans les années 1970, laquelle s’est rejouée sous forme de guerre noire au Rwanda en 1990.
7Dans « Guerre coloniale française et génocide rwandais », Catherine Coquio précise d’entrée de jeu qu’il ne saurait exister à ses yeux d’amalgame entre les massacres coloniaux et l’extermination génocidaire des Tutsi au Rwanda en 1994. S’appuyant sur la définition juridique du génocide dans la Convention de 1948 et dans les statuts de la Cour pénale internationale de 1998, l’auteure prend soin d’écarter tout parallèle entre les massacres du Rwanda perpétrés par les milices d’interahamwe sous l’encadrement du Hutu Power et ceux commis pendant la guerre d’Algérie par l’armée française. Comment dès lors en arrive-t-elle à rapprocher ces deux cas de figure d’événements de violence extrême ? Sans établir de rapport analogique strico sensu, elle avance que la guerre militaire, diplomatique et politique menée par la France au Rwanda, au début des années 1990, s’est déroulée sur fond de génocide en préparation. Coquio rejoint ainsi le rapport de la Commission d’enquête citoyenne pour le Rwanda (L’horreur qui nous prend au visage. L'État français et le génocide au Rwanda, 2004), lequel complète celui de la Fédération internationale des droits de l’Homme et de Human Rights Watch (Aucun témoin ne doit survivre. Le génocide au Rwanda, 1999). Selon Coquio, la continuité instaurée depuis la présence coloniale française avant l’indépendance jusqu’aux années 1990-1994 pose « la question de la possibilité d’une guerre coloniale au-delà des indépendances » (p. 105). Cherchant à élucider quelques anachronismes liés à un système effectif de gouvernement militaire, elle suggère que des enjeux géostratégiques nouveaux mais largement hérités de l’Emprire colonial ont permis à contretemps la réactualisation de la doctrine coloniale. Celle-ci se trouve donc interprétée comme le ferment de l’événement génocidaire au Rwanda. Aux dires de Coquio, qui s’appuie entre autres sur les témoignages recueillis par Patrick de Saint-Exupéry (L’inavouable. La France au Rwanda, 2004), le Rwanda aurait été le lieu d’une expérimentation stratégique et militaire soutenue par une soi-disant défense des intérêts de la « francophonie ».
8Signant un texte intitulé « Le discours impardonnable de Nicolas Sarkozy », Boubacar Boris Diop, auteur de plusieurs essais et romans publiés de 1981 à 2007, tient des propos très acerbes contre le chef d’état français. L’écrivain sénégalais ne cache pas sa colère devant l’attitude adoptée par ce dernier lors de son passage à Dakar, le 26 juillet 2007 : Nicolas Sarkozy se serait alors comporté comme un conquérant, faisant preuve de puérilité, heurtant les sensibilités par son manque d’humilité et de délicatesse. Aussi l’auteur de Négrophobie (2005) juge-t-il le discours de Dakar totalement inacceptable: « jamais, écrit-il, il n’aurait osé [le] tenir hors du pré carré, devant le plus insignifiant de ses pairs » (p. 147). La plume acérée de Boubacar Diop ne peut retenir ses élans thymiques devant l’attitude ouvertement colonialiste d’un Sarkozy au discours truffé des « plus désolants clichés de l’ethnologie coloniale du XIXe siècle » (p. 148). Pour cet écrivain en colère, les propos du chef de l’État français (sur la traite négrière entre autres) dépassent « les limites du tolérable », si l’on songe à leurs effets délétères sur les descendants d’esclaves. Il s’étonne aussi que, dans le contexte du rapport accablant de la Commission d’enquête citoyenne pour le Rwanda (CEC), le président de la République ait osé parler de « génocides » africains au pluriel, tentant par là de semer à dessein la confusion dans les esprits, sans considération pour un sujet aussi douloureux que politiquement risqué.
9L’historien Pascal Blanchard ouvre la seconde partie de Retours du colonial ?. Membre du groupe de recherche « Anthropologie des représentations du corps » au CNRS (Marseille), il a publié ou codirigé une vingtaine d’ouvrages sur la problématique coloniale, dont La Fracture coloniale (2005). Tout comme Hauser et Garibian, il questionne les effets pervers de la Loi de février 2005 et dénonce la posture de l’État français en regard de la valorisation de l’histoire coloniale. Dans un texte ayant pour titre « L’impossible débat colonial », il analyse les nombreux outils pédagogiques sur lesquels s’appuie l’enseignement colonial à l’école. Le discours scolaire fut « un maillon essentiel de la pénétration de l’idéologie coloniale au sein de l’opinion durant la période coloniale », souligne-t-il (p. 167). Mettant en parallèle l’esprit de la Loi de février 2005 et les divers projets muséographiques mis en œuvre depuis dix ans par les élites au pouvoir, l’auteur constate que, après quarante ans de silence, une telle politique ne peut résister à diverses pressions : celles en particulier du président algérien Bouteflika, de même que celles d’une « guerre des mémoires » entre les enfants de la colonisation et les différentes mouvances rapatriées. Dans La République coloniale (2003), l’auteur abordait déjà cette « guerre des mémoires » franco-française ; il en analysait les conditions d’émergence, tout en rappelant que « la société française a été sous l’influence d’une culture coloniale pendant plus d’un siècle », soit de 1870 à 1960 (p. 163). Cependant, la nouvelle histoire scolaire ne s’inscrit dans aucun lieu ni temps précis et s’avère désincarnée. La France vis-à-vis de son passé colonial est singulière, remarque-t-il : « notre pays est le seul à s’être rangé du côté d’une ‘nostalgie coloniale’ et de l’oubli institutionnalisé » (p. 173).
10Dans « Confiscations des mémoires et empêchement des identifications plurielles », la psychiatre Alice Cherki élabore une interprétation des effets des silences et des dénis sur les héritiers des anciens colonisés et des guerres de colonisation. Elle considère ces derniers non comme des victimes mais comme des sujets singuliers au sens de la psychanalyse. Interrogeant le retour de mémoire en tant que processus dynamique d’identification dans la constitution psychique de l’humain, elle rappelle que les dénis dont est constituée l’histoire franco-algérienne empêchent la libre circulation des représentations dans le champ social, politique et familial. Être dans le déni, écrit-elle, c’est parler et penser à partir d’une enclave : celle d’une partie morte du psychisme, mais qui insiste pour élaborer le traumatisme, et qui suscite l’encryptement d’une mémoire possible. L’auteure constate à partir de sa pratique clinique auprès des adolescents des cités que les jeunes, issus de la génération ayant subi la colonisation, vivent violemment le déni des droits politiques de leurs parents. Faisant référence aux événements qui ont secoué les banlieues en 2005, elle avance qu’on a assisté alors à une levée brutale du déni dont les effets brutaux étaient pourtant prévisibles.
11Bernard Mouralis, qui a publié une dizaine d’ouvrages sur la littérature africaine, est professeur émérite à l’université de Cergy-Pontoise, après avoir enseigné à Lille et dans plusieurs universités africaines. Il signe un texte intitulé « La colonisation chez des écrivains africains depuis 1990 » dans lequel il aborde les références à la colonisation dans la littérature africaine de 1920 à 1960. Il s’agit là d’un thème essentiel mais non exclusif, remarque-t-il. Selon ce spécialiste, la colonisation était inscrite dans une conception qui assignait à la littérature une fonction de dévoilement de la réalité du monde social africain. Or, au tournant des années 60, les écrivains furent confrontés à l’expérience historique de l’indépendance, un phénomène complexe dont ils cherchèrent alors à cerner la signification. Pourtant des romans et essais sur la colonisation ont paru au cours de cette période, d’où la nécessité de les étudier. Mouralis se livre donc à l’analyse de plusieurs œuvres tirées du corpus de la littérature africaine : Amadou Hampâté Bâ, L’étrange histoire de Wangrin ou les roueries d’un interprète africain (1973) ; V.Y. Mudimbe, Les Corps glorieux des mots et des êtres. Esquisse d’un jardin africain à la bénédictine, autobiographie (1994) ; Tierno Monénembo, Peuls (2004) ; Ahmadou Kourouma, Quant on refuse on dit non, roman posthume (2004) ; Mongo Beti, L’Histoire du fou (1994).
12Nils Andersson est le fondateur de la maison d’édition La Cité (Lausanne), qui a publié plusieurs ouvrages d’auteurs français et algériens dénonçant la guerre d’Algérie ; il s’était aussi engagé dans les réseaux de soutien au FLN. Dans « Reconstruction et déconstruction de soi : pour une ‘communication’ entre deux mondes », il s’interroge sur la possibilité d’une construction de soi sous le regard du colonialiste. Abordant la question coloniale à partir de son propre statut, il questionne la permanence de l’assujettissement de l’homme blanc occidental à son image d’être supérieur. Cette idéologie de la suprématie de l’homme blanc, affirme-t-il, constitue le « germe pathogène » qui a justifié et rendu « naturels » la traite négrière et le génocide des Indiens (pour ne prendre que ces exemples), de même que « l’asservissement et la dépersonnalisation des peuples colonisés » (p. 211). Andersson rappelle que le devoir de mémoire ne saurait être le domaine réservé des historiens et des chercheurs, qu’il « nécessite […] chez chacun la réappropriation intime du passé colonial [soit] la prise de conscience que les chaînes de la colonisation se confondent avec celles de l’esclavage, jusqu’à la pleine acceptation que le colonialisme conduit logiquement au crime contre l’humanité […] » (p. 214). Toutefois, le déni historique et éthique de la réalité coloniale perdure, comme en fait foi la Conférence des Nations Unies, à Durban en 2001, qui, par un artifice discursif, évacue la responsabilité juridique et financière de l’asservissement des « nations négrières ». « Pour qu’une autre histoire, non amputée, soit possible, la construction de soi du colonisé est indissociable de la déconstruction du colonisateur », écrit-il (p. 217).
13Dans « Le ‘harki’ comme spectre ou l’écriture du ‘déterrement’ », l’écrivaine Zahia Rahmani livre une réflexion sur les conditions d’écriture de son livre, Moze (2003). Rahmani, qui est aussi historienne d’art et chercheure à l’Institut national d’histoire de l’art, raconte comment le suicide de son propre père, Moze, qui était un musulman de nationalité française, lui a servi d’inspiration pour son roman au titre éponyme. Elle aborde quelques notions clés comme celles du « supplétif » et du « harki » ; le « supplétif » correspond à la figure militaire issue des empires coloniaux, alors que le « harki » est celui que la langue arabe désigne comme un traître à ses frères. Soit un supplétif paradoxal que l’écrivaine nomme aussi le « Soldatmort », mot qu’elle met en résonance avec celui de « Soldatfrère ». Le harki est différent et singulier quant au modèle du supplétif, explique-t-elle, c’est un soldat qui a trahi ses frères. Quant au travail préalable à la construction d’un récit littéraire, elle en tisse les contours à partir de la notion de « déterrement ». Le témoignage nécessite une double écriture pour advenir : l’objet livre et l’écriture qui accompagne cet objet, appréhendé comme un « partenaire cruel ». Il s’agit donc pour elle de faire en sorte que cette existence fantôme ne l’engloutisse pas, protection qu’elle semble trouver dans le travail sur la langue, dans le « déterrement » des sens encryptés des mots.
14Auteur d’une thèse de philosophie sur le concept d’économie chez Georg Simmel, Alain Deneault est chargé de cours au Département de sociologie de l’Université du Québec à Montréal (UQAM). Il a publié des articles sur les paradis fiscaux, un livre sur Paul Martin et Cie (soit sur cet ex-Premier ministre canadien, actionnaire unique d’une importante flotte maritime dont les avoirs sont à l’abri du fisc) et, avec Delphine Abadie et William Sacher, le collectif Noir Canada (2008), qui fait malheureusement l’objet d’une « poursuite bâillon » (voir http://www.ressourcesdafrique.org/). Dans « Les symboles coloniaux au service de l’humour noir offshore », Deneault se penche sur la notion de « paradis fiscaux » liée à la fois à l’époque coloniale et à la mythologie de l’île lointaine. Il passe en revue quelques éditions du Guide des paradis fiscaux face à 1992 d’Edouard Chambost, dont l’humour noir constitue une sorte de dénonciation en creux. Un tel humour est parfois difficile à interpréter puisqu’il agit en quelque sur le mode du « comme si ». Rattaché à l’esthétique insulaire, l’humour noir de Chambost déconstruit un certain nombre de clichés, non sans une certaine perversion discursive. Reprenant certains passages du Guide de Chambost, Deneault souligne qu’une mise à distance critique s’avère difficile en raison même de ses effets d’humour pervers. D’ailleurs, une lecture trop hâtive des passages cités, par exemple sur les Juifs au temps de l’Inquisition ou sur les Amérindiens au temps des premières colonisations, risquent d’engendrer un certain malaise chez le lecteur. On se prend à se demander pourquoi ils font l’objet de telle insistance, dans la mesure où le véritable centre de l’argumentation se situe ailleurs, entre autres dans cette triste constatation de l’association Oxfam, qui nous fait réaliser à quel point les premières victimes de l’évasion fiscale sont ces pays en voie de développement qui se transforment eux-mêmes en paradis fiscaux, et ce, au détriment de leur propre population, de leur système de santé et d’éducation (p. 250).
15Marc Nichanian ouvre cette troisième partie de Retours du colonial ? avec « Retour d’humanisme. Humanisme, orientalisme et philologie chez Edward Said ». Nichanian a été professeur à Columbia University, N.Y., de 1996 à 2007 et il enseigne actuellement les études arméniennes à l’Université Haigazian (Beyrouth). Il est l’auteur de plusieurs ouvrages importants dont trois sur la littérature arménienne au XXe siècle, de 2006 à 2008. Spécialiste de la philologie orientaliste, il signale d’entrée de jeu que Orientalism constitue le plus grand bestseller de l’universté américaine ; la réception de ce livre a été plus tardive en France (la 3e édition est de 2005). Dans une réflexion sur Said, écrite sur un mode ironique, Nichanian tisse ensemble ces deux énoncés: « le colonialisme est un humanisme » (Said) et « retours du colonial » (tiré de l’argumentaire du colloque). La préface de 2003 à Orientalism, avance-t-il, constitue une dénonciation humaniste du néocolonialisme ou de l’impérialisme contemporain. Reprenant quelques traits de l’humanisme selon Said (compassion, respect de la différence, hospitalité, sécularisme, universalité), il se dit cependant révolté par cette préface de l’édition de 2003. Said n’avait-il pas toujours été un humaniste, s’interroge-t-il, tout en feignant la surprise, lui qui était un fidèle disciple d’Auerbach ? (C’est la traduction de Said qui a inscrit le texte d’Auerbach parmi les textes fondateurs des Postcolonal Studies). Pourtant cet humanisme glisse subtilement dans le colonialisme, ce dont Nichanian fait la démonstration en trois temps, avant de conclure de manière sarcastique : « Quand l’humanisme de l’homme comme œuvre passe de sa variante philologique à sa variante esthétique, il passe aussi du colonialisme à l’extermination. » (p. 271).
16Dans « Postcolonialité : retour sur une ‘théorie’ », Françoise Vergès rappelle après Nichanian que la publication d’Orientalism d’Edward Said (1978) a constitué un tournant critique dans les sciences humaines et sociales, qu’il a marqué l’événement de ce qui deviendra les études postcoloniales. Originaire de l’île de La Réunion, Vergès est professeure à Goldsmiths College (Université de Londres) et directrice culturelle de la Maison des civilisations et de l’unité réunionnaise. Ainsi qu’elle le rappelle, l’île de La Réunion a connu deux siècles d’esclavage et un siècle de colonialisme. Dans sa réflexion sur la démarche postcoloniale, elle effectue à point nommé une mise en garde contre toute analyse qui, piégée par l’idéologie, pourrait constituer un danger, dans la mesure où domineraient le ressentiment, l’indignation, la dénonciation et la victimisation. Or, de tels phénomènes apparaissent à l’île de La Réunion, où commencent à émerger des formes d’ethnicisation de la mémoire et d’idéologie victimaire. Il importe donc, selon elle, de rester attentif à l’évolution de l’axiologie des discours.
17Le texte de Tiphaine Samoyault s’inscrit dans la continuité de ceux de Nichanian et de Vergès. Dans « Les réticences françaises à l’égard des études postcoloniales », elle s’interroge sur le retard des études postcoloniales en France, alors qu’elles sont si importantes dans le monde anglo-saxon, comme l’ont souligné ces derniers. Son « État des lieux », fort bien documenté autant sur le plan des traductions, de la situation éditoriale que de la couverture médiatique, indique que le courant des études postcoloniales est en pleine vitalité presque partout dans le monde sauf en France, où la résistance semble la plus importante, en particulier dans les universités. Les études postcoloniales — objet d’indifférence, de mépris ou de défiance — n’apparaissent pas dans les manuels de littérature comparée, écrit-elle. On leur reproche leur interdisciplinarité et leur subordination même partielle du littéraire au politique, objections qui, selon elle, « trouvent leurs principales raisons dans quelques constantes de la pensée française » (p. 296). Il en va ainsi de l’attachement à la notion d’universalisme : « il s’agit bien […] de récuser la prétention du postcolonial à remettre en cause l’universel en tant qu’il était au fondement des empires » (p. 296). Il en est de même la notion d’autonomie de la littérature, d’inspiration structuraliste, qui empêche l’ouverture aux études postcoloniales comme en témoigne la réception mitigée du livre de Pascale Casanova, La République mondiale des lettres (1999). Enfin, de suggérer Samoyault, les échanges très inégaux entre les États-Unis et la France constituent des indices de « crispations disciplinaires » provenant probablement « d’une mauvaise conscience française » (p. 296). Elle tente en dernière instance de réconcilier ces postures contradictoires en proposant de reformuler la notion de traduction.
18Maître de conférence à l’Université Paul-Valéry (Montpellier III), Anthony Mangeon est l’auteur d’une thèse sur la littérature afro-américaine de la Renaissance de Harlem et des écrivains et penseurs africains postcoloniaux. Dans « Écrire l’Afrique, penser l’histoire […] », il fait ressortir les convergences relatives à la question postcoloniale chez les écrivains Ouologuem, Kourouma et Mbembe. L’auteur pose aux textes trois questions fondamentales. La première porte sur les représentations et les interprétations de la relation coloniale. La seconde cherche à savoir comment les trois écrivains expliquent à partir de ces dernières les origines et la nature de la postcolonie. Enfin, la troisième a trait aux modalités pratiques et discursives retenues par eux pour dépasser la question coloniale. Son argumentation est constituée de deux parties, formulées par un chiasme : « Écritures et politique : le fait colonial […] » et « Politiques de l’écriture : le postcolonialisme […] ». L’auteur montre que Ouologuem, Kourouma et Mbembe privilégient, chacun à leur manière, la puissance de la différenciation littéraire contre les pouvoirs de l’affabulation historique. À l’encontre d’une référence identitaire au métissage, qui porte nécessairement l’empreinte du geste colonial, ces trois écrivains préconisent un processus d’autonomisation du sujet donnant accès au libre-arbitre, à la capacité de choisir, de critiquer et de contester. Bien que soient différents leur parcours et leur style, ils « partagent une même conviction historique qui se manifeste par une volonté commune de rompre avec l’idéalisation du passé africain » (p. 305), renonçant ainsi à une certaine nostalgie qui se manifesterait sur un mode fantasmé de l’ère coloniale.
19L’intrusion de l’Autre en soi constitue pour Coret une clé de lecture du retour du fait colonial. Dans « Écriture postcoloniale, écriture de soi… », Laure Coret analyse deux romans de la littérature antillaise de la période 1980-1990 : L’Isolé Soleil (1981) de Daniel Maximim et Texaco (1992) de Patrick Chamoiseau. Auteure d’une thèse de littérature comparée sur les traumatismes collectifs et l’écriture de l’indicible (Afrique francophone, Antilles, Brésil), Coret fait partie d’un Groupe de recherche sur la violence extrême (Paris-VIII) ; elle est secrétaire d’Aircrige et coéditrice avec F.-X. Verschave du rapport de la CEC sur l’implication de la France dans le génocide des Tutsis au Rwanda. Prenant comme référence les études sur le genre, Coret cherche à comprendre, à travers le processus d’écriture, la difficulté d’être soi chez les ex-colonisés et leurs descendants. Définissant l’entreprise coloniale comme « une tentative de faire l’Autre sien » (p. 332), elle avance que les auteurs postcoloniaux réagissent à cette difficulté en s’inventant de nouveaux visages, de nouvelles manières d’être au monde. Ainsi, les deux œuvres abordées font appel à une narratrice plutôt qu’à un narrateur, bien qu’elles soient écrites par des hommes. Peut-on considérer cette posture « féminine » comme un retour du colonial, se demande-t-elle ? Cette écriture de « l’après » s’avère-t-elle novatrice ou reproductrice d’anciens modèles identitaires ?
20Titulaire d’un doctorat en littérature comparée, dont la thèse portait sur les nouvelles tendances de la fiction dans l’Afrique francophone entre 1990 et 2000, Éloïse Brezault est professeure invitée à l’Université de New York (Département de médias et culture). Dans « Qu’est-ce qu’un auteur ‘francophone’? », elle s’interroge sur le concept de « littérature francophone », dont la définition même serait un prolongement de la question coloniale. Rappelant la position critique de Salman Rhusdie, à l’effet qu’il n’y aurait pas de littérature du Commonwealth (cf. son article éponyme paru dans Patries imaginaires, 1993), Brezault reprend à son compte le débat qui a surgi lors du salon du livre de Paris, en 2006, opposant « littérature francophone » et « littérature franco-française ». Elle interroge ces notions à partir d’une revue éditoriale. « Définir une identité littéraire francophone, avance-t-elle, revient en fait à repenser la manière dont un écrivain francophone intègre le champ éditorial français » (p. 348). Soit les stratégies de diffusion auprès de son lectorat. Si Paris reste le lien privilégié des écrivains québécois, il n’en va pas de même pour les écrivains africains qui, contrairement à eux, ne sont pas soutenus par de véritables politiques éditoriales. Ainsi, « francophonie du Nord » et « francophonie du Sud » ne renvoient pas aux mêmes réalités socio-politiques.
21L’artiste tchadien Koulsy Lamko, qui est à la fois écrivain, dramaturge, acteur et musicien, clôt le recueil par un questionnement sur les formes de retour du colonial dans la pratique artistique. Professeur de dramaturgie et chercheur à l’Institut des arts de l’Université autonome de l’État d’Hidalgo (Mexique), Lamko a fondé après le génocide des Tutsis un centre d’art dramatique à l’Université de Butare, qu’il a animé pendant plusieurs années ; de même au Burkina Faso et dans d’autres pays d’Afrique. Cet artiste engagé, indigné face à la réalité génocidaire, choisit de faire ressortir, dans « Comme un cœur obsédé », les « leurres et lueurs qui caractérisent la pratique artistique dans le face à face culturel entre la France et les pays francophones d’Afrique noire » (p. 360). S’attardant aux effets de la colonisation comme phénomènes d’occupation mentale, à la question linguistique comme dilemme inépuisé, aux conséquences de la corrélation entre francophonie et ghettoïsation, il cherche à sortir de cette triple impasse par un possible changement de regard sur la colonisation. « À moins d’une rupture, écrit-il, la décolonisation ne se fera véritablement que lorsque auront évolué les rapports de forces économiques et politiques […] » et qu’un « changement de regard » sera opéré « entre fils de colonisateurs et fils de colonisés » (p. 369).
22Le pluriel dans le titre Retours du colonial ? nous avait d’abord laissée perplexe: s’agissait-il d’une faute de typographie, d’une erreur d’édition, nous demandions-nous. Après avoir pris connaissance des différents chapitres de ce collectif, riches sur le plan des contenus mais d’une lecture parfois difficile, force est de constater qu’il apporte plusieurs schèmes d’interprétation à ceux et celles qui s’interrogent sur le Réel mortifère contemporain. Chacune de ses trois parties indique à partir d’objets différents, analysés selon des angles variés, que des formes nombreuses de colonialisme font effectivement retour dans nos sociétés postmodernes. La mise en abyme initiale du recueil, tissée par Catherine Coquio et Aurélia Kalinski à partir des variantes de la comptine des « Dix petits nègres », inscrit d’emblée sur un mode spéculaire la réponse même au point d’interrogation qui apparaît à la fin du titre. Retours ? Oui. S’il ne le savait pas déjà, le lecteur sort de cet ouvrage avec des certitudes sur les formes avérées du colonialisme. Loin de neutraliser le désarroi que l’on peut ressentir face aux abus de pouvoir étatique, ce collectif lui donne peut-être encore plus d’intensité, dans la mesure où il confère aussi plus de consistance à un phénomène difficilement identifiable en tant que tel parce que faisant insidieusement partie des structures mêmes du Réel.