Acta fabula
ISSN 2115-8037

2008
Octobre 2008 (volume 9, numéro 9)
Simona Jişa

Représentations mythologiques du sentiment familial : autour de la haine et de l’amour 

« Représentations mythologiques du sentiment familial : autour de la haine et de l’amour » (textes réunis par Jacques Boulogne), Lille : Editions de l’Université Charles-de-Gaulle-Lille 3, coll. « Ateliers », numéro 37, 2007, 138 pages.

1Dans une période où l’Europe et le monde entier cherchent à se définir et à se redéfinir dans un contexte politico-économique nouveau, la collection « Ateliers » des Cahiers de la Maison de la Recherche qui fonctionnent auprès de l’Université Charles-de-Gaulle-Lille 3 sort le numéro 37/2007 dédié au « Représentations mythologiques du sentiment familial : autour de la haine et de l’amour ». Les neuf études sont réunies par Jacques Boulogne.

2La thématique de cet ouvrage peut s’expliquer par les graves crises par lesquelles la famille est passée aux XXe et XXIe siècles. Appelée autrefois « la cellule de base de la société », la famille ne cesse d’intéresser les psychologues, les sociologues, les (auto)biographes, les politiciens, les romanciers, etc. Il est tout à fait normal de désirer remonter les siècles avec la joie de revisiter les mythes et l’espoir de mieux comprendre leurs secrets et la complexité de notre époque.

3Les textes qui composent ce numéro essaient d’équilibrer deux sentiments humains, l’amour et la haine, vus dans le cadre familial. Cela peut paraître paradoxal, car là où l’on s’attendait à l’idéal d’harmonie, de partenariat, de respect mutuel des membres (parents et enfants), la polarité Eros (amour) et Thanatos (haine) se manifeste de nouveau.

4Dans la première partie, « Autour de la haine » se place l’article d’Alain Moreau, « Liens de parenté pervertis et crimes fondamentaux dans la mythologie et la tragédie grecques : la famille “exemplaire” de Tantale ». Pour l’exemple pris, l’auteur part de l’idée que « les relations de parenté sont […] des relations perverties qui se perpétuent de génération en génération » (p. 13). Les personnages mythologiques les plus cités comme exemple dans ce cas sont : Pélops, Atrée, Agamemnon, Clytemnestre, Ménélas, Hélène, Thyeste, Egisthe, Oreste, Electre, Iphigénie. L’auteur fait preuve d’érudition par la mention des différentes variantes des histoires (qui vont parfois jusqu’à s’opposer l’une à l’autre) et s’appuie sur les fables d’Hygin, Homère, Hésiode et aussi sur des pièces de théâtre de la période d’or (de Sophocle, Eschyle, Euripide) à quoi s’ajoutent Critias et Pausanias.

5Alain Moreau se concentre sur la mise en valeur du fait que ces personnages sont liés entre eux par des crimes de toutes sortes : l’infanticide, le parricide, le matricide, le fratricide, le meurtre d’un proche, l’inceste. Même si la tragédie suppose depuis Aristote, la crainte et la pitié, le critique se demande si ces crimes fondamentaux qui suscitent une terrible horreur par leur perversion et par leur violence ne constituent justement la cause du succès des tragédies de l’époque.

6L’article de Jean-Michel Renaud, « Les Mythes chez Homère et chez Pindare : la famille vue sous des éclairages différents » envisage une mise en parallèle de la manière de traiter certains personnages mythologiques par les deux poètes. L’auteur constate une tendance chez Pindare à présenter certains héros dans le registre du mélioratif, par rapport à Homère, cherchant à trouver des justifications pour leurs gestes terribles, non gratuitement : « Homère et la tradition présentent des héros sans dissimuler leurs défauts autant que leurs qualités. […] Pindare est désireux d’exalter les vainqueurs aux épreuves sportives des concours. Il s’efforce alors de diminuer ou de gommer les fautes ou les faiblesses des héros qu’il évoque. » (p. 33) Les personnages visés sont : Télamon, Pélée, Achille, Pélops, Tlépolème. Mais, l’auteur a identifié chez Homère aussi des licences temporelles pour renforcer la cohérence de l’histoire racontée, comme dans le cas de Glaukos ou de Bellérophon.

7Dans « La réécriture du mythe d’Œdipe par Sénèque », Françoise Toulze-Morisset attire l’attention sur un hypertexte du célèbre mythe, injustement oublié par les critiques. L’une des particularités de cette pièce par rapport à celle de Sophocle consiste dans la sensibilité plutôt psychanalytique que policière de sa conception. L’influence de l’empereur Néron et des rituels romains (nécromancie) est bien visible dans la pièce du stoïcien Sénèque. Le début aussi est original montrant un Œdipe « souffrant abîmé dans le dolor » (p. 37), dédoublé, car « la réalité qu’il pressent, il la transforme en menace sur l’autre, le “vrai” criminel » (p. 39). Œdipe est ainsi victime et bourreau à la fois. Contrairement à l’Œdipe sophocléen, celui-ci doit arriver au moment suprême de la lucidité qui lui permette d’assumer la parole proférée par les oracles et de sauver ainsi la cité.

8Françoise Toulze-Morisset considère que la tragédie de Sénèque se base sur une structure mythique rétrodictive : la révélation finale se fait via negativa, le retour se fait vers l’origine, le monde se découvre à l’envers et cela donne à l’inceste une « interprétation cosmique » (p. 44). L’article se termine par une analyse de la pièce à travers la grille de Florence Dupont visant le dolor qui engendre le furor chez le héros, le poussant au scellus nefas.

9Thierry de Win nous conduit au XXe siècle avec l’article « Histoires de familles et représentations mythiques. Une lecture archéologique de Passage de Milan de Michel Butor ». L’auteur met en scène un topos familial où « Chaque famille, apparemment différenciée l’une de l’autre, obéit à ses propres codes, reproduit ses propres rituels, vit sur la base de ses propres réponses, en vase clos, peu soucieuses des familles voisines » (p. 54). Pour l’auteur, le bâtiment est un microcosme amnésique, qui ignore le sens des rites d’initiation, de « passage ». Des mythes et des rituels sont décelables dans la structure de profondeur du texte : symbolique des chiffres, la Barque des Morts, Osiris, Seth, Horus, la Caverne de Platon, Geb et Nout, le pharaon, les fours alchimiques.

10La tâche de la lecture est donc de procéder à ce travail d’archéologue, de décrypter les sens cachés ou oubliés, pratiquer les signes et se les rendre familiers : « Ainsi, naissons-nous une première fois dans une famille et une deuxième fois dans la lecture des livres qui permettent de comprendre le monde » (p. 64), soutient Thierry de Win.

11La deuxième partie du volume place ses articles « Autour de l’amour ». Jean-Michel Renaud et Paul Wathelet s’intéressent aux « Problèmes de succession dans la mythologie grecque. Père-fils et père-fille ». Les auteurs affirment que les textes parlent du bonheur d’avoir beaucoup d’enfants, surtout garçons, qui réussissent dans la vie mieux que leurs parents. Les auteurs analysent aussi les exceptions (Télémaque, Neoptolème, Oreste). Sont présentées aussi les situations où le cadet est supérieur à ses frères (Priam, Zeus, Achille, Nestor). Dans le cas des filles, « achetées » par mariage, il arrive que le père soit trop attaché et que le futur mari le tue (Hippodamie, Méropè).

12Dans « Les aspects de la parenté dans Les Métamorphoses d’Ovide », Annie Houriez remarque que le poète romain préfère présenter ses personnages en mentionnant des relations familiales, qu’il insiste sur l’évocation des événements essentiels (naissance, mariage, funérailles). L’auteur passe en revue également la situation des couples heureux (Philémon et Baucis), en relevant l’importance de la pietas. Mais l’amour peut dégénérer en malheur, haine, crime (Médée, Philomèle, Myrrha, Althée), car « la pietas outragée conduit au furor et au scelus » (p. 94). La conclusion est que les Romains qui sanctionnaient sévèrement l’inceste et le parricide sont devenus au temps d’Ovide plus tolérants avec les délits sexuels, et Les Métamorphoses reflètent très bien la politique des mœurs de l’époque.

13Avec l’article « Créer sans procréer : le problème de la procréation divine dans le Skandapurāna », Judit Tőrzsők nous invite à quitter le continent européen en faveur de celui asiatique. Elle traite des exploits du guerrier Skanda, dépassant avec succès les difficultés causées par l’établissement du manuscrit originel et les deux recensions de repère. Plusieurs histoires et leurs variantes sont analysées, liées à la Déesse malheureuse que son mari ne veut pas « ensemencer » ou adoptant un arbre comme fils. L’article s’interroge sur la procréation extra-ordinaire du dieu Śiva en mettant en lumière l’importance de l’ascèse du dieu et de la maternité pour la Déesse. Toutes ces variantes font, dans l’opinion de Judit Tőrzsők, que leurs auteurs ressemblent, métaphoriquement parlant, à Śiva, vu les méthodes parfois extraordinaires, utilisées pour bâtir une histoire nouvelle sur un texte ancien.

14Patrick Guelpa met en parallèle « Les Déesses germaniques Frigg et Freyja », soumises à maintes confusions. L’auteur fait appel à des critères judicieusement choisis, il énumère différentes théories qui voient dans les deux déesses deux hypostases de la Grande-Déesse (selon Régis Boyer). Il cite également Lotte Motz et surtout Ingunn Ásdísardóttir qui soutient que les deux déesses sont distinctes, leur culte étant apparu à des époques différentes, leur assimilation n’étant réalisée qu’après le Xe siècle avec l’avènement du christianisme.

15Aline Smeesters clôt le volume avec un article sur «  La petite enfance de Cupidon selon  G. Pontano (1429-1503) ». Elle nous enchante avec le poème du poète italien qui décrit la Déesse de l’Amour à la recherche de son enfant perdu et retrouvé et éduqué par Charybde. L’accent tombe sur le désespoir de la mère (rappelant Déméter). Le Cupidon fugitif est analysé dans d’autres poèmes aussi pour mettre en valeur l’originalité de Pontano. L’auteur met l’accent sur l’importance de la formation, du modelage de l’âge petit, intérêt visible aussi à travers des textes de Claudien, Plutarque, Méléagre. Il conclut que la poésie de Pontano se superpose sur un fort courant pédagogique de l’époque.

16La famille serait-elle un lieu infernal où l’amour (la pulsion de vie) doit porter un combat dur contre tout ce qui veut annihiler ses membres ? Les auteurs nous invitent à réfléchir sur la complexité des sentiments familiaux à travers diverses mythologies. Les relations de parentés sont difficiles à cerner et parfois très difficiles à vivre.