Acta fabula
ISSN 2115-8037

2008
Octobre 2008 (volume 9, numéro 9)
Christophe Premat

Pour une approche phénoménologique du politique

Benny Lévy, Pouvoir et liberté, Lagrasse : éditions Verdier, 2007. 184p.

1Cahiers intimes de notes intellectuelles, dialogue avec Jean-Paul Sartre, essai de phénoménologie politique ou carnet maïeutique d’une pensée en construction, le genre de Pouvoir et liberté revêt de multiples contours. Il a en réalité une double fonction, d’une part celle de proposer l’analyse profonde de la conscience dite gauchiste et d’autre part celle de mettre en perspective et de discuter sans ambages les concepts fondamentaux de la philosophie de Jean-Paul Sartre. Ce livre est issu d’une série d’entretiens entre Jean-Paul Sartre et Benny Lévy peu après la dissolution de la Gauche Prolétarienne en 1973, il n’avait pas pour finalité d’être publié. Les entretiens ont pour la plupart été tenus entre 1975 et 1979, au moment où l’intensité du gauchisme commençait à décroître. Les cahiers s’appuient plus particulièrement sur une relecture attentive du dernier grand ouvrage philosophique de Sartre, la Critique de la raison dialectique, l’idée étant de faire ressortir une pensée dialectique de l’histoire et d’y confronter le sens de l’épreuve gauchiste. Le fil directeur de ces entretiens est de dégager la signification profonde du sens de la révolution.

2Le premier élément discuté de la révolution porte sur les institutions. La révolution marque une rupture et s’appuie sur l’illusion d’un commencement radical. Elle a ses propres lieux et sa temporalité. C’est en termes dialectiques que la Révolution Française est pensée, avec la localisation de groupes et contre-groupes susceptibles de s’affronter. La prise de la Bastille s’inscrit dans ce champ de visions. « L’Hôtel de ville : avec la milice, constitution de l’instance représentative-séparée = opposer au “peuple” (masse hétérogène en fusion) la POPULACE, son image retournée. C’est dans le milieu sériel qu’on voit dans le groupe (le peuple) une POPULACE. C’est dans la zone sérielle contiguë au groupe que se constitue dans sa force vive le fantasme de la populace (exploitée après par une pensée réac). Cette zone s’apprête à se métamorphoser en contre-groupe »1. Nous retrouvons ici le champ lexical de la Critique de la raison dialectique2 avec la manière dont les formes politiques se constituent et se figent. Les entretiens effectuent alors une relecture dialectique rigoureuse de la Révolution Française et des débuts de l’Empire tout en assumant une lecture trans-historique de ces événements. Comment se constitue le pouvoir politique et quelle est l’image du social qui s’incarne au moment de la Révolution ? Benny Lévy discute alors les concepts de Michel Foucault concernant les caractéristiques du pouvoir. « Il n’y a pas de société ; la société c’est du social couvert sous le chef du Pouvoir. Donc l’article défini “la” dans la société vise de l’extra-social : poser le social comme unité systématique, c’est déjà le penser sous le pouvoir, le penser comme politique. Le pouvoir comme ombrelle trouée »3. C’est à partir du pouvoir politique qu’une image du social s’incarne et que des chefs émergent par rapport à des sujets. En d’autres termes, la société est instituée grâce à la mise en forme d’un pouvoir politique4.

3Le livre d’entretiens évoque la genèse de catégories politiques contemporaines à l’instar de la différenciation entre système représentatif et alternatives de démocratie directe. En évoquant l’entrelacs profond entre démocratie directe et « démocratie indirecte »5, Benny Lévy met en évidence l’échec d’une révolution radicale gauchiste fondée sur le principe d’une démocratie directe et d’une circulation du pouvoir politique6. L’idée du social apparaît en même temps que la constitution du politique en tant que tel. L’originalité de l’approche de Benny Lévy tient à ce qu’il envisage une phénoménologie des principes politiques en introduisant la notion de regard.

4Benny Lévy jette à plusieurs reprises l’idée d’une théorie du regard au fondement de la démocratie. « Théorie du regard : y revenir pour édifier une théorie politique »7. De quelle manière peut-on penser le regard d’autrui au sein d’un régime politique ? Le regard d’autrui transforme le sujet en chose, il a une valeur objectivante. Soit le regard est baissé tel celui de l’esclave ou de l’assujetti soit il est évité dans la lutte soit il est d’égal à égal et se constitue dans un échange comme dans le cas de la démocratie. « Aller au-delà, vers une démocratie, n’est-ce pas penser les yeux-dans-les-yeux ? »8. Le regard est abordé dans sa relation au contrat, la démocratie se fonde sur un droit de regard. La perspective adoptée dans le contrat sert alors de référent à ce regard qui scrute le pouvoir politique. Dans la révolution, le regard est en mouvement puisqu’il s’agit de convertir au sens étymologique les autres (con-vertere : faire tourner) aux principes d’une nouveauté politique9. « Le regard : accès immédiat à l’autre. Il faut donc concevoir un monde qui tient, en un sens, “à rien” puisqu’il ne tient pas qu’à moi. […] Ce monde, en un sens, est déjà donné : il y a toujours déjà de la révolution à faire : il y a toujours déjà la révolution possible (ce monde des regardés-regardants est toujours possible) mais il faut que l’épokhè brise le cercle de l’élite. Ce qui suppose les complexités d’un processus de révolution »10. La vision bureaucratique est celle qui fige un regard vertical alors que la révolution doit faire en sorte que les sujets se voient et puissent former des projets ensemble. La rupture doit permettre au regard de se mettre en mouvement et d’être constitué comme principe transcendantal d’une relation à l’autre. Le regard est l’une des modalités constitutives de la conscience « décapitée du je » qui passe par quatre phases :

«  -     (je) suis le centre du monde

(je) ne suis pas le centre du monde

Je cherche à être le centre du monde

Je dois chercher à ne pas être le centre du monde »11.

5En s’appuyant sur une discussion de la phénoménologie de la conscience sartrienne, Benny Lévy montre que cette dialectique oscillante est à l’œuvre dans les révolutions.

6De surcroît, il utilise des images thermiques lorsqu’il détaille et interprète les différentes phases de la Révolution Française : les périodes de glaciation12 font émerger une élite séparée de la masse et qui impose un regard sur le monde environnant. La transformation des rapports sociaux passe par une phase d’immobilisation où la foule devient apathique13. La révolution est une totalisation historique en cours et non achevée : elle est appréciée a posteriori selon la puissance des changements qu’elle a pu apporter. La société ne forme pas de système, elle est recomposition synthétique permanente de formes de pouvoir.

7La révolution est un moment ontologique où l’hétérogène est synthétisé et intégré à un « universel sauvage » qui ne « ne se conforme pas à la Norme (universel du pouvoir) »14, c’est-à-dire un universel en construction et non prédéterminé. La révolution dresse des orientations et des visions, elle est culturelle au sens où elle constitue un changement de paradigme. Il n’existe pas de révolution sans sujet, puisque la fusion des hétérogènes implique de générer un « Grand Sujet »15. L’image du rebelle est promue à partir de la destruction de toute référence à un maître tout en concevant l’idée d’une subjectivité nouvelle. En d’autres termes, la révolution introduit un nouveau regard sur la notion de sujet, elle est un processus sans objet préconçu. Cependant, la révolution est alors l’un des éléments imaginaires qui accompagnent le réel de la transformation des rapports sociaux reposant sur une violence inéluctable. Benny Lévy analyse le décrochage entre l’imaginaire et le réel de la révolution gauchiste : le phantasme d’une toute-puissance d’un Grand-Sujet évacue la question de la guerre. La figure de l’Ange évoquée par Guy Lardreau et Christian Jambet pour décrire la fin du gauchisme16 s’inscrit dans le prolongement de ce phantasme. Il existe un moment de toute-puissance phantasmatique non étayée concrètement qui convoque la figure de l’Ange non pas comme sauveur, mais comme opérateur d’un signifiant autonomisé. « Tout se passe comme si on garde le phantasme et on le coupe de son arrière »17. La révolution est affaire de représentations, elle s’immisce dans la brèche18 du pouvoir politique.

8Le processus de fusion des hétérogènes s’accomplit sous forme religieuse au sens où il existe une dimension sacrée de la révolution. La foule instaure un rapport à l’universel apocalyptique tandis que le travail du pouvoir consiste à faire émerger un « universel par-dessus »19 c’est-à-dire à imposer un principe qui coiffe la révolution. Le travail philosophique de la Gauche Prolétarienne a été de continuer la révolution par la théorie de la révolution pour prolonger ses effets libidinaux. Benny Lévy rappelle le danger présenté par les synthèses du pouvoir et le retournement possible d’un régime démocratique en un régime totalitaire20. Il affronte alors la question du mal relative au processus révolutionnaire. La morale est posée au sein de l’institution du social, lorsqu’une image du social est formée avec ses interdits et ses codes. Le mal advient dans la négation de la différence et la possibilité d’une séparation ontologique entre les membres de la société : les hommes ne sont plus frères, l’accès communiel au sens de la Révolution se fige en une différenciation des statuts sociaux21.

9In fine, ce livre s’attache à mettre en évidence la conscience malheureuse du gauchisme s’appuyant sur un hégémonisme prolétarien et une « torsion de l’intellectuel »22, puisque les militants souhaitaient dépasser cette posture. Dans le même temps, Benny Lévy montre comment l’idée de Bien était très rapidement rejointe par la possibilité du mal dans l’action des révolutionnaires. La révolution est un retournement radical, elle commence lorsqu’une élite quitte son regard surplombant pour aller au contact de couches sociales basses. Le regard est alors subverti, mais il nécessite un éclairage éthique pour penser la relation entre ce qu’il est possible de faire et les objectifs à atteindre. La révolution s’accomplit sous une forme amoureuse nécessaire pour que ce regard sur la société en devenir change. Benny Lévy plaide néanmoins pour un travail de la foule, c’est-à-dire une réflexion éthique sur la gestion des affects en période révolutionnaire et la ruse présidant à des types de retournements minés par le mal. Les entretiens montrent comment la phénoménologie est à même de poser la relation dialectique entre la dimension apocalyptique de la révolution (ce qu’elle révèle) et la redistribution des rôles sociaux (nouvel axe de la verticalité constitué par le rapport entre regardants et regardés).