Acta fabula
ISSN 2115-8037

2008
Octobre 2008 (volume 9, numéro 9)
Vanessa De Pizzol

Le conte merveilleux oriental ou la parodie d'un genre littéraire

I quattro Facardin. Racconto orientale, A. Hamilton, M.G. Lewis, Bulzoni Editore, I libri dell’Associazione Sigismondo Malatesta, fév. 2008.

1L’Association Sigismondo Malatesta, fondée en 1988 et spécialisée en littérature comparée, a mis en place le « Projet Orient » (2002-2004), un ambitieux projet de recherche mobilisant universitaires italiens et étrangers autour de la représentation de l’Orient dans l’art occidental du XVIIIème siècle à nos jours.

2Le présent ouvrage rend compte du travail de recherche entrepris dans ce domaine et constitue un outil indéniable pour les spécialistes de la question. I quattro Facardin. Racconto orientale réunit, dans une publication inédite, deux récits qui s’inscrivent dans la tradition du conte oriental des Mille et une nuits pour mieux le parodier et démonter tous les topoï d’un genre alors très à la mode dans la littérature française et plus largement européenne.

3Cette publication présente la traduction italienne, proposée par Chetro De Carolis1, du récit de Hamilton, Les Quatre Facardins, rédigé en langue française et publié posthume en 1730, ainsi que de la suite rédigée un siècle plus tard en anglais par Lewis (The Four Facardins. Part II). Ce remarquable travail de traduction met donc en vis-à-vis, et pour la première fois en langue italienne, deux textes de deux auteurs différents, mais tous deux animés par le même goût pour la parodie du modèle oriental que les Mille et une nuits ont imposé. Le préambule de Paolo Amalfitano2 indique la manière dont cette publication s’inscrit dans la vaste entreprise de recherche menée autour de l’Orient qui a réuni quatre-vingt quatre spécialistes de la question et a permis, outre la présente, de publier L’Oriente. Storia di una figura nelle arti occidentali (1700-2000)3, qui présente un panorama du XVIIème siècle au XXème siècle faisant le point sur l’influence de l’Orient dans les arts occidentaux.

4Chetro De Carolis, dans sa précieuse introduction, rappelle la manière dont la diffusion en Occident des Mille et une nuits, par le biais de sa traduction, a révolutionné la littérature et combien il est alors difficile d’y échapper. La parodie s’impose donc naturellement comme le seul moyen de ne pas succomber à l’imitation : les deux récits réunis dans le volume qui nous occupe en sont la parfaite illustration.

5Halmilton, fort apprécié au XVIIIème siècle pour ses Mémoires du comte de Grammont (1713), longtemps résident à la cour de Saint Germain en Laye, écrivait pour un public restreint d’aristocrates, sans particulière arrière-pensée de publication. Sa principale veine d’inspiration est alors le conte merveilleux : il écrit ainsi une série de textes qui ne sont pas sans rapport les uns les autres. Les Quatre Facardins se veut une suite d’un autre conte, Histoire de Fleur d’Épine et quant à sa structure narrative, elle est entièrement calquée sur celle des Mille et une nuits.

6Le genre littéraire pratiqué par Hamilton permet une grande liberté tant dans la structure narrative4 que dans le traitement des thèmes, le merveilleux échappant par définition aux contingences d’une littérature modelée par l’effet de réel. De ce point de vue, Les Quatre Facardins représente une mine : on voit véritablement l’auteur à l’œuvre et la jubilation avec laquelle il déconstruit le modèle narratif des Mille et une nuits, jouant notamment du décalage (la tension dramatique n’existe plus comme dans l’original où la narratrice risquait sa vie), tourne en dérision les valeurs de l’héroïsme (nombreux sont les faits d’armes dans le récit qui mettent en valeur la couardise des chevaliers), introduit des sous-entendus libertins qui se veulent déroutants et, pour finir, désoriente le lecteur en le perdant dans les méandres des niveaux narratifs.

7L’« hypertextualité », pour reprendre le terme de Chetro De Carolis, qui sous-tend Les Quatre Facardins est absolument évidente : les modèles littéraires les plus prégnants sont repris pour être détournés. Du reste, Hamilton ne se prive pas d’afficher ses intentions parodiques dans la dédicace en vers qui ouvre le récit. Non seulement les codes imposés par les Mille et une nuits sont revisités pour mieux servir les effets comiques mais le doute n’est plus permis dès lors qu’apparaît la référence explicite au modèle anti-héroïque par excellence qu’est le Don Quichotte de Cervantès : le narrateur principal du récit Les Quatre Facardins n’est autre que le Prince de Trébisonde.

8Lewis, romancier gothique anglais, traducteur du français et de l’allemand, donne une traduction du récit de Hamilton et se décide à en livrer la suite (publiée en 1808). Il s’acquitte fort bien de la tâche dans la mesure où, non content de reprendre les épisodes laissés en suspens sans mettre en péril l’ensemble de la structure narrative, il se plie en outre au style de Hamilton avec une grande habileté et ajoute même une touche personnelle en introduisant le thème du travestissement sexuel, caractéristique de son œuvre. Sous sa plume, l’effet parodique semble plus incisif encore, sans doute parce qu’il manie volontiers la mise en abyme. C’est incontestablement là le point le plus intéressant de cette suite imaginée par Lewis. Il s’ingénie en effet à démonter tous les « tics », pourrait-on dire, de la narration, en particulier en trompant l’attente du lecteur et en cherchant à lui faire perdre le fil du récit par de nombreuses digressions. Il charge ainsi les personnages intradiégétiques de rendre apparents les « rouages » de la structure narrative qu’il a mise en place, comme dans cet extrait :

Nous fûmes à la longue contraints de partager l’opinion du philosophe barbu qui, à l’aide d’un discours de trois heures farci de la plus sublime éloquence, des dissertations les plus érudites et des argumentations les plus logiques et indiscutables, nous démontra clairement qu’en dépit de toute objection pouvant être avancée par les sceptiques pour prouver le contraire, le singe n’était en réalité… qu’un singe5.

9L’auteur semble s’ingénier à démontrer que toute cette architecture narrative complexe (récits enchâssés, succession de voix narratives différentes, retours en arrière, etc.) n’a pas d’autre but, au fond, que de « mener le lecteur en bateau ». La règle du jeu se trouve par ailleurs clairement énoncée en conclusion du récit :

Adieu, lecteur courtois, et bonne nuit ; puissiez-vous dormir profondément, et faire des rêves agréables. Si vous êtes vieux garçon, dépêchez-vous de vous marier ; si vous êtes déjà marié, la nuit ne perdez ni le temps de votre épouse ni le vôtre à écouter des histoires pour enfants comme Schahriar6.

10L’auteur ne serait-il qu’un imposteur et le conte merveilleux, un sous-genre ? Cette adresse ultime au lecteur est encore une fois emblématique de l’intention parodique du récit et se donne à voir comme l’ultime pirouette d’un auteur qui pratique son art dans l’autodérision, sa jubilation n’en étant que plus grande.

11Hamilton et Lewis, à travers les Quatre Facardins, expérimentent les possibilités de « détournement » d’un genre littéraire (ici, le conte merveilleux) en proposant différents niveaux de lecture, différentes pistes de réflexion quant au positionnement de l’auteur vis-à-vis de la structure narrative de son récit, anticipant d’une certaine manière le courant de pensée qui s’illustrera au XXème siècle notamment par les études de Genette.