Acta fabula
ISSN 2115-8037

2008
Octobre 2008 (volume 9, numéro 9)
Corinne Saunier

Le romantisme, ou la quête d’histoire d’une génération

Claude Millet, Le Romantisme. Du bouleversement des lettres à la France révolutionnaire, Le Livre de Poche, coll. « Référence », 2007.

1Dans le romantisme, le terme en lui-même précède presque sa définition et la réalité qu’il recouvrira au fur et à mesure. En tout cas, cette appellation n’est pas née a posteriori pour désigner ce qui n’aurait pas été perçu, à l’époque concernée, comme un courant littéraire et artistique. C’est « un mot d’époque », pour reprendre l’expression de Claude Millet.

2Courant marqué par les nombreux bouleversements politiques (révolutions, monarchies, républiques, empire) du siècle qui l’a vu éclore et évoluer, et auxquels il est indissolublement lié, courant traversé par la grande Histoire et nourri par les mouvements des histoires existentielles et personnelles, dans une dynamique d’échanges et d’interactions très complexe (car une œuvre ne saurait être réduite au reflet de son époque), le romantisme constitue à la fois « une révolution culturelle » selon les mots de l’auteur (qui choisit ici une dénomination historiquement et politiquement des plus chargées), avec la part de violence qu’une telle révolution suppose, et la conséquence de La Révolution, elle aussi bouleversement suprême. Toutefois, cette révolution romantique, littéraire et culturelle, s’est avérée être moins un anéantissement pur et simple de tout ce qui a précédé qu’une destruction, un travail de sape qui contraint au renouvellement et à s’interroger sur le présent. Ainsi Claude Millet nuance l’idée selon laquelle les romantiques tourneraient le dos à toute forme de passé. Eux aussi expriment un héritage, à défaut d’une filiation, dans une relation ambivalente et noueuse avec le classicisme, détourné sans être pour autant abandonné (p. 18 : « il faut se souvenir en effet que l’époque romantique fut aussi une époque classique […] A bien des égards le classicisme survivra au romantisme, de manière dégradée, dans les normes académiques des institutions et des gens de bon goût »). Le romantisme n’a pas fait bloc, ni contre le passé, ni pour un présent plutôt qu’un autre, et ses variantes, ses facettes, sont multiples. En France, l’auteur rappelle qu’il est même plus morcelé qu’ailleurs, et que, suivant les époques et surtout les changements de régime politique, ses formes varient selon les choix et revendications esthétiques, les orientations spirituelles (et d’une certaines façon, idéologiques), de même que les genres privilégiés pour porter la parole et les idées. Il est à ce titre intéressant de signaler que la poésie, pourtant automatiquement associée désormais au romantisme (et à ses idées reçues), ne fut pas le genre qui s’imposa d’emblée (p. 15 : « la poésie est en retard, et le théâtre, dans une moindre mesure, (...) parce que toutes sortes de genres nouveaux (…) préparent la révolution dramaturgique ultérieure »).

3Pour l’auteur, « l’histoire littéraire » est une « discipline (…) née avec le romantisme », parce qu’entrer dans ce présent si inédit, et ainsi dans l’Histoire, c’est prendre conscience, à un très haut degré, de cette histoire littéraire qui s’écrit également. Les romantiques pensent leur histoire en même temps qu’ils la vivent, dans une vertigineuse oscillation entre la distance et l’immédiateté. Et penser l’Histoire signifie aussi bien s’interroger sur l’évolution de la société que vouloir y laisser une trace. C’est aborder et développer des notions qui définiront la société moderne, telle celle d’individu, et s’inquiéter du devenir de ces individus dans un monde renversé. C’est paradoxalement, pour le dire avec les mots de Hugo repris par l’auteur, exalter le moi de l’écrivain en tant que « moi collectif ». C’est, enfin, vivre et créer de telle sorte qu’engagement artistique, littéraire, poétique et engagement politique ne font qu’un. Bon nombre de romantiques se sont très concrètement et activement impliqués dans la vie politique de leur temps, notamment ceux que l’on pourrait nommer, à l’instar de Claude Millet, les romantiques de la première génération, les plus proches du cataclysme de 1789 (Chateaubriand, Lamartine, Hugo), l’ayant même vécu pour certains d’entre eux. Cependant, là encore, pas de lecture rapide possible de cet engagement : ces auteurs, contrairement à ce qui a pu être écrit maintes et maintes fois, ne se sentent pas investis d’une mission, même s’ils entendent assumer une responsabilité conféré par ce que l’auteur nomme « leur (…) magistère, à la fois politique et spirituel » (p. 14). L’engagement politique, social et artistique ne peut être conçu comme une mission, ni pensé en ce terme, lorsque l’on entretient un rapport si difficile et douloureux à l’Histoire, lorsqu’il apparaît si ardu de s’y inscrire, d’y trouver sa place (tel, par le détour de la fiction, l’emblématique et biographique René de Chateaubriand). Le malaise et le défi de cette jeunesse, portés par les romantiques, sont grands : vivre malgré la peur de l’opacité, du cruel manque de visibilité du présent, traverser l’apparent chaos, ne pas se laisser engloutir par le mystère et l’inconnu que ce chaos diffuse, ne pas être hanté par les « fantômes du passé » (titre d’une section du présent ouvrage), ni dévoré par les « chimères de l’avenir » (idem) accepter de devenir soi en trouvant la bonne distance à laquelle se tenir du réel foisonnant, pour se décider à être acteur et non spectateur de sa propre histoire.

4C’est cette acceptation, faite style, rêvée et advenue écriture, qui est l’essence même du romantisme, et dont Claude Millet s’attache à retranscrire, pas à pas, le processus littéraire et artistique, avec précision et subtilité, en rectifiant les idées reçues, en restituant la densité problématique, la complexité de la quête romantique, paradoxale quête d’histoire (histoire individuelle, histoire générationnelle de ceux qui savent qu’ils n’ont pas le droit de passer à côté de l’immensité de leur destin), puisque tout est Histoire (la grande Histoire, universelle, la marche de l’humanité) au XIXème siècle, et en même temps tout est neuf, dans cette angoissante et fascinante accélération, condensation du temps qui fait que tout événement est Histoire dès son surgissement .

5L’engageante table des matières de cet ouvrage, qui rassemble des titres aux accents hugoliens (exemple : Qui, moi ? / Le sublime et le grotesque / Visions / Chaos vaincu) ou souvent d’un mimétisme romantique inspiré (Passants du présent / Fantômes du passé / Le Mal de l’avenir / Puissance des émotions / L’imagination créatrice / Fusion / L’Harmonie), montre d’emblée qu’une part non négligeable de l’étude est consacrée à la question des émotions et de cet impalpable, à la limite du dicible, qui caractérise le romantisme. Il est important de signaler ici que l’ouvrage de Claude Millet, présenté comme un « tableau d’ensemble » sur la quatrième de couverture est aussi, et peut-être surtout un ouvrage de réflexion sur ce courant. L’auteur se concentre notamment sur l’application et l’attachement des romantiques à restituer des états, d’âme, d’esprit, des élans, des aspirations, mais également des plongées en soi-même. Le « je ne sais quoi » et le « presque rien » du romantisme sont ici à la fois vaillamment explorés et débroussaillés comme des nouveaux mondes et cartographiés avec la rigueur du géographe.

6Du fait de cette orientation plus réflexive qu’annoncé, la construction de l’ouvrage pourrait peut-être prêter à discussion sur un point : la disproportion entre l’analyse et la synthèse. Si l’on reprend la comparaison géographique, la question du romantisme est en l’occurrence abordée à une si grande échelle numérique que les détails, au demeurant fort précieux, éloignent parfois de la vue d’ensemble. La focalisation sur les œuvres et les auteurs, richement et brillamment commentés, fait parfois perdre de vue le panorama, ici mosaïque, il est vrai, si difficile à appréhender dans sa totalité tant chaque motif mérite qu’on s’y attarde. Peut-être cette impression est-elle en partie due à un manque d’amorces plus clairement introductives (avec annonces fortes) et de paragraphes plus synthétiques et conclusifs en début et en fin de chapitres comme de sections à l’intérieur des chapitres, dont une forme plus développée aurait permis de tendre davantage le fil conducteur.

7 Cependant, il est indiscutable que chaque chapitre fait état de l’intensité des paradoxes et des problématiques (intensité pour ainsi dire dramatique) qui donnent au romantisme sa part d’insaisissable si périlleuse pour l’analyse. Chaque chapitre est là comme pour rendre moins volatile le sublime et moins caricatural le grotesque romantique, point après point, avec ordre et méthode.

8Tout d’abord, l’auteur rappelle que l’émergence du courant romantique en Europe est contemporaine d’une remise en question du modèle français. En littérature, cela se traduit par un rejet du classicisme français, à rattacher au rejet politique de la République française et de l’Empire napoléonien, récemment déchu, dans une Europe monarchiste et coalisée. Ce rejet, qui a concouru à la crise de l’identité culturelle française, fait bouger les frontières de cette identité, et permet également une réaffirmation des nationalismes européens, dont le romantisme est un des vecteurs (p. 36 : « Les romantismes européens sont nés dans une large mesure de cette idée neuve : le territoire de la littérature et des arts est la nation »).

9Il s’agit alors pour les romantiques français de tenter l’aventure de l’autre et de l’ailleurs pour se retrouver, se renouveler, en s’ouvrant notamment aux cultures orientales, et plus globalement en se tournant vers un cosmopolitisme fécond, qui stimule la création (p. 47 : « L’Autre étranger, qui n’est rien d’autre qu’un chemin pour trouver le langage de l’ici-maintenant, est la figure d’une nouvelle identité »). Parmi les marques d’intérêt pour cette ailleurs et cet autre, on peut souligner l’engouement des romantiques pour les traductions et leur réflexion profonde sur l’esprit des traductions (De l’esprit des traductions est publié par Germaine de Staël en 1816).

10Un élan sous-tend la quête d’identité culturelle et individuelle des romantiques : refonder un socle identitaire, bien que sur des bases historiques et politiques mouvantes, en repensant et retrouvant un mythe religieux fondateur, après l’effondrement de ce que Claude Millet nomme « l’ancienne unité théologico-politique » française (p. 51). Sur ce point l’auteur établit de précises distinctions entre les différentes tendances et sensibilités qui se sont dessinées et exprimées, avec, entre autres, les écrivains qui, d’une part, considèrent que le romantisme doit perpétuer la tradition mythique chrétienne, doit continuer à recourir à l’évocation du merveilleux chrétien, et ceux qui, d’autre part, privilégient les mythes païens. Dans tous les cas, les romantiques font la promotion du mythe en général et d’une mythologie nouvelle en particulier, prouvant ainsi qu’ils sont tout aussi attachés au passé que tournés vers l’avenir (passé et avenir du sujet comme de l’Histoire), et aussi parce qu’à travers le mythe, c’est une unité sociale, une concorde nationale qui semble espérée (p. 57 : « (…) le mythe scelle l’indivision heureuse du présent et de l’origine, du sujet adulte et de son enfance, des élites cultivées et des classes populaires »). Les romantiques ont foi en la force de cohésion socio-temporelle du mythe. La mythologie nouvelle mise en avant par une partie des romantiques est celle qui place l’homme au cœur du sacré (et en ce sens le romantisme a à voir avec l’humanisme de la Renaissance), ce qui s’avère être une « révolution mythico-religieuse » (p. 62), au cours de laquelle la poésie trace la jonction tendue entre les mythes religieux du passé et la « crise religieuse du présent » (p. 62), et où l’écriture se pare d’un pouvoir de transfiguration historique (p. 64 : « travail de destruction et de fondation, qui fasse de l’écriture légendaire un processus dynamique de démythification et de mythification conjointes de l’histoire »).

11Le risque encouru, si cette révolution des mythes n’a pas lieu, est le basculement dans le fantastique, qui à sa façon naît lui aussi des bouleversements du monde renversé, mais en faisant feu quant à lui du désordre et prenant ancrage dans le néant d’un présent désormais en état de choc, inerte, après toutes les violentes secousses et destructions de l’Histoire. Dans ce climat d’incertitude se développe une littérature terrifiante, sous la forme, cette fois-ci, du récit ; une littérature de l’horreur, de la peur, que l’on qualifie de « noire » ou de « gothique », et plus généralement de « fantastique ». Le fantastique de cette époque serait en quelque sorte l’autre romantisme, celui qui cèderait si ce n’est à la panique, du moins, déjà, au désenchantement, voire à l’ironie (p. 72 : « Le fantastique est l’envers sceptique, négatif de ce légendaire démocratique (,)(…) il est l’expression non pas tant de la Contre-Révolution (…) que d’une sorte de conservatisme sceptique : pratique humoristique du discours réactionnaire chez Nodier, apolitisme de Gautier, individualisme cynique de Mérimée, crâneries maistriennes de Barbey, le fantastique est l’expression de ce désenchantement qu’entend conjurer la « chanson nouvelle », la « chanson meilleure » (Heine) de ceux qui ont foi en l’avenir »). L’auteur va même jusqu’à parler du fantastique comme d’une « littérature frénétique » à son « paroxysme » « pour exposer la violence de la société ».

12Le récit fantastique constitue « un (…) apport(s) des romantiques au genre romanesque » (p. 69) ; un autre apport est celui du roman historique, apparu à la même époque, et qui permet une réassurance, non sans nostalgie, dans le passé et ses repères immuables (T. Gautier, Le Roman de la momie en 1857, Barbey d’Aurevilly, L’Ensorcelée en 1854), mais un passé malgré tout irrépressiblement perçu à travers le prisme de ce drôle de présent, ce qui fait acte de modernité, de même que l’exigence critique, quoique brutale, qui se cache derrière la fiction fantastique.

13Claude Millet défend l’idée selon laquelle la modernité n’est pas tant un phénomène historique qu’une affaire de réception. Le romantisme peut être qualifié de moderne non seulement parce qu’il vient relayer le modèle classique français du Grand Siècle (on l’a vu, désormais accueilli avec froideur en Europe), mais aussi et surtout parce qu’il rencontre un public prêt pour le recevoir, et qui devient de ce fait son public, admirateur et fervent (ce qui rejoint un peu la thèse d’Ernest Renan sur « l’admiration (…) historique »). Le romantisme et son public furent modernes en même temps, et de la même et paradoxale modernité, celle d’une relation tendue avec le présent (pp. 85-86 : « (…) l’œuvre moderne n’est pas le reflet de son temps, mais son expression critique ») : les artistes romantiques sont viscéralement attachés à leur présent tout en l’examinant sans concession. Ils habitent un présent que rien ne les invite à habiter (p. 89 : « cette appartenance est paradoxale, le siècle auquel ils appartiennent condamnant les individus à n’appartenir à rien »). Mais un double mouvement d’exigence et de confiance, qui dépasse les paradoxes, donne tout de même l’énergie nécessaire à la poussée en avant dans l’inconnu de cet étrange présent. Ainsi, Les Confessions d’un enfant du siècle de Musset peuvent apparaître comme la somme romantique et romanesque de ces contradictions et de ces attentes.

14Habiter le présent, c’est faire en sorte que le présent habite la littérature, et donc intégrer le prosaïque de la vie moderne à l’exigence romantique, et plus particulièrement poétique. On voit ainsi se développer, dans la littérature romantique, le thème de la ville et de la modernité urbaine (la foule, les lumières de la ville, qui sont devenus des topoï romantiques), notamment à travers l’évocation récurrente de Paris, ville fascinante entre toutes. Tout cela participe d’une volonté de « grandissement héroïque de la réalité » (p. 95), d’une illustration de ce que Baudelaire nomme, « l’héroïsme de la vie moderne » (idibem) et de, comme le précise l’auteur, « sa nature non pas tant tragique qu’épique » (ibid.)

15« (…) Atteindre la rencontre du présent »1, comme l’énoncera René Char, est une épopée.

16Mais comment s’approprier ce présent, ne pas en être qu’un « passant » (la section IV est intitulée : Passants du présent »), anonyme, bousculé, frénétique ?

17Ce « passant », individu dans la foule, est l’incarnation de l’individualisme naissant, du sentiment d’être à la fois unique et noyé dans la masse. Et la tentation de l’individualisme et du retranchement est grande chez les romantiques, dans une recherche de liberté face à la nouvelle hiérarchie dominante : celle de la bourgeoisie, qui règne sur ce que Claude Millet nomme le « monde opinion » (p. 103), avec lequel les héros romantiques entretiennent des rapports bien difficiles.

18A l’époque romantique, l’individu a tendance à se fondre dans la réalité de masse que mettent en avant les sciences humaines et leur évolution, qu’elle soit pour le compte de la science sociale ou de la statistique. Dans un contexte de masse rationalisé, tout héroïsme ou toute forme d’éclat individuel tend à être annihilé, d’où une forme d’individualisme romantique de sursaut. Mais le risque d’égarement menace, dans une confusion entre individualisme et indépendance. Tout se passe comme s’il y avait un choix à faire entre épanouissement de l’individu et modernisation de la société, emportés dans une spirale de fragilisation réciproque. Comment concilier ordre et liberté ? Peut-être à travers la croyance en l’idéal de la fraternité (nous dirions de nos jours solidarité), qui chez les romantiques accède au rang d’utopie (p. 112 : « l’affirmation de l’individu peut être ainsi tout autre chose que le culte rendu à l’ego »). Il n’empêche que les romantiques demeurent envahis par la hantise de la dissolution du moi dans la masse, au risque de basculer dans un vide. Cette dualité, entre élan vers la foule et repli, entre exaltation de l’individu et crainte de n’être qu’une entité numérique, révèle la vulnérabilité et l’hétérogénéité du moi romantique. Cette dualité éclate dans Cromwell de Victor Hugo et dans le drame romantique en général. Les romantiques remettent en cause l’assignation du moi à une identité. Cette dualité du moi côtoie la folie. Ainsi l’intérêt de cette jeunesse pour le travestissement, leur recherche d’ « états paranormaux de la psyché » (p. 123), comme par exemple le somnambulisme, parce que « le moi profond est inconnu » (p. 124), s’inscrivent dans cette expérience du dérèglement et de l’aliénation pour enfin devenir soi.

19Le romantisme, avant d’être la littérature de la promotion du moi, comme le laissent à penser les lectures rapides, est la littérature de l’interrogation, la convocation du moi.

20De cette quête labyrinthique du moi est issu le lyrisme, dont l’auteur fait état dans de magnifiques pages, expliquant la construction du je lyrique dans la littérature romantique comme le moyen de laisser, au sens premier, une alternative au moi, pour lui proposer d’être autre, d’exister librement au sein de l’écriture ; pour lui laisser la chance d’ une échappatoire aux contraintes (sociales, morales, psychiques) qui l’enserrent et le compriment. « Ces rapports complexes entre le Je lyrique et le moi définissent autant de lyrismes romantiques qu’il y a de poètes », insiste Claude Millet, rappelant par là même la structure en mosaïque du romantisme, dont tous les éléments réunis ont en commun de former une fresque de la quête existentielle, historique et artistique de la première moitié du XIXème siècle. Cette recherche romantique de l’élévation du moi, un moi « apothéosé » (Baudelaire, p. 127), « métamorphosé en âme » (C. Millet, p. 128), fait entendre une voix jusqu’ici inconnue, intime et sublime, c’est-à-dire au-delà des limites (sub-limes).

21Au bout de ce dépassement de soi dans un moi inédit, il y a Dieu, et l’expérience symbolique de la mort, auquel peut renvoyer la réflexion sur le passé, et cette façon si particulière d’inclure l’Histoire dans la création littéraire.

22Les romantiques entretiennent en fait des rapports aussi difficiles avec le passé, stérile dans les tentatives de le répéter, qu’avec le présent.

23Le romantisme est aimanté par une certaine forme de passé, qui nourrit une « poétique des morts » (p. 138), et notamment qu’illustre la poésie des ruines, ruines qui tiennent les artistes de ce temps sous leur régressive emprise. Par cette approche de ce qui n’est plus mais demeure présent, se crée une nouvelle articulation entre littérature et Histoire, s’affirment un droit à l’Histoire dans la littérature, et symétriquement un droit à l’imagination dans l’Histoire. Michelet, avec un ouvrage aussi hybride que La Sorcière, fait pleinement fonctionner cette articulation.

24La recherche littéraire et historique, menée conjointement par le roman historique ou l’histoire romancée, est une recherche épique, c’est-à-dire en l’occurrence une quête d’« Histoire totale » (titre d’une section du chapitre V), qui embrasserait les grande et petite Histoires, et explorerait toutes leurs zones d’ombres et contradictions respectives (évocation, par exemple, des marginaux, des « anormaux »… p. 150 : « L’histoire romantique, dans ses aspects les plus novateurs, dit la médaille et son revers, le haut et le bas, les tentatives de l’esprit et la vie matérielle »). Claude Millet s’arrête ici sur le fait que, contrairement aux idées reçues, le projet romantique a quelque chose de concret, cru et trivial (il n’est pas qu’élégance et raffinement), qui transparaît une fois encore, de façon éclatante, dans le drame romantique, genre secoué d’une énergie brute, évidente sur son versant grotesque, car le grotesque est force d’effraction (p. 152 : « effraction du social dans le champ du conflit dramatique »).

25Dans cette quête d’histoire, « le passé mis en scène l’est pour le présent » (p. 152). Un passé heurté auquel il est vital de reconnecter le présent en ruines.

26Le romantisme est politique : il cherche l’avenir, mais n’ignore rien du risque de se perdre, dans tous les sens du terme, et de se désagréger sous l’action disloquante des élans contraires.

27La question de l’avenir, et même le « mal d’avenir » (E. Quinet, cité p. 163), sont sources de conflit et de divisions parmi les romantiques. Même si tous sont prêts à s’en remettre à l’inconnu, ou à une certaine perpétuation du présent, malgré les craintes ou les insatisfactions que chaque orientation politique ou artistique peut générer, certains, dans la continuation des Lumières, pensent leurs semblables perfectibles, et les autres non. Ces deux tendances animent le « débat de l’espoir et du désespoir » (p. 164) et traduisent la difficulté à penser, créer un avenir lorsque le présent lui-même est véritablement insaisissable, voire inaccessible.

28La génération romantique est perpétuellement en lutte avec la tentation de céder à son propre pessimisme, ou à un cynisme protecteur. C’est une génération révoltée, dans des circonstances qui ne peuvent que mener à la révolte (1830, 1848, coup d’état de Louis Napoléon Bonaparte en 1851). L’ instabilité et le désenchantement qui accompagnent leur révolte, cet immense ennui qui couve aussi face à un présent en état de sidération font que « crime et suicide hantent (…) (cette) jeunesse sans avenir » (p. 169), et donneront dans une certaine mesure le très moderne spleen baudelairien. Tous attendent et recherchent une prophétie, qui ne dira pas ce qui va arriver, mais plutôt que quelque chose va se passer. La quête d’une Histoire universelle est un des visages de cette espérance, dont seule la figure du poète-prophète peut approcher la révélation et la réalité (p. 174 : « Pour ne pas désespérer du moment présent, il faut le référer à une autre échelle de temps, démesurée (…) : le penser à l’échelle des siècles, de l’histoire universelle, comme le font en poésie les prophètes »). Ce génie romantique, habité par le lyrisme et pénétré par l’invisible comme par l’infini, est une figure poétique célébrée par Victor Hugo en des termes inoubliables.

29L’utopie, car c’en est une, vers laquelle tendent les romantiques, est celle d’une « réconciliation de l’infini du devenir et du fini de toute représentation dans une série de symboles mythiques de l’humanité. »(p. 178). Mais il s’agit d’une utopie qui (là encore) entre en tension avec certaines représentations de l’avenir, car les romantiques croient encore bien trop à la puissance du désir et aux chimères de l’avenir pour être des utopistes au sens strict, politique et philosophique, du terme (comme Fourier ou Proudhon). Les véritables utopistes, quant à eux, pensent écrire la fin de l’Histoire.

30Le moyen de réconcilier utopie du présent et poursuite de l’avenir, pour les romantiques, pourrait être l’aventure littéraire de l’épopée, ce que Claude Millet nomme « L’Epopée du progrès » (titre d’une section du chapitre VI). Les auteurs romantiques envisagent donc un temps la création sous l’angle de l’épopée ; mais cette vaste entreprise échoue. Soit les épopées commencées demeurent inachevées (Jocelyn de Lamartine, La Fin de Satan de Hugo), soit elles n’atteignent pas l’infiniment grand recherché, ou ne parviennent pas à échapper aux constats du présent, qui clouent au sol les envolées épiques, comme ce peut être le cas pour Hugo l’exilé (p. 186 : « L’épopée de l’exilé [La Légende des siècles] ne peut être qu’une épopée critique : une critique de l’épopée, et une épopée se définissant comme expression de la crise de « Maintenant ». Elle n’échappe pas à la négativité de son présent, et l’avenir qu’elle prophétise suppose sa propre annulation. »).

31Reste que les « petites épopées » (pour reprendre l’appellation de Claude Millet) du XIXème siècle sont tout de même habitées par un optimisme salvateur, ne serait-ce que par le renouvellement littéraire qu’elles apportent, et la ré-exploration des possibilités de l’écriture qu’elles supposent.

32Derrière cette quête de nouvelles formes, est omniprésente l’idée qu’il faudra « changer la littérature pour changer la vie » (p. 191), et aussi (surtout ?) pour une émancipation de l’écrivain de toute norme, de tout modèle classique. Cet idéal tend vers la « sublimation de la figure de l’écrivain, solidaire de la place nouvelle accordée à la littérature dans la société » (p. 192).

33Ainsi, durant cette période se développe le concept d’esthétique, nouvelle façon d’appréhender les œuvres, en sortant du quadrillage critique habituel, pour laisser davantage de place à la « connaissance sensible d’une œuvre » et pour développer une « science du beau » (p. 192 : « car dans l’œuvre se fondent ensemble l’intelligible et le sensible, l’idée et la forme, l’esprit et la matière »). Le romantisme affirme, proclame l’originalité de l’œuvre et l’indépendance de l’écrivain. Ce questionnement universel devient particulièrement d’actualité dans cette société en pleine mutation, et débouche sur une héroïsation de l’artiste, victime sublime de la société, qui ne le comprend pas, tel Chatterton, héros de la célèbre pièce éponyme de Vigny, que la jeunesse romantique révère avec un enthousiasme débordant.

34Pour les romantiques, il est certain que « l’écrivain et l’artiste sont des êtres d’exception » (p. 199). Une telle aura attribuée à l’artiste et à la création artistique donne lieu à une « guerre du goût » (pour paraphraser le titre d’un ouvrage de P. Sollers), qui est l’occasion de statuer sur le Beau et sur l’individualité comme l’originalité du génie, toutes ces données étant rassemblées dans la notion de style, elle aussi ré-explorée et débattue. La confirmation de l’autonomie de l’œuvre et de l’indépendance de l’écrivain renforcent « une conception organique de l’œuvre, qui trouve en elle-même les lois de sa création, sa logique » (p. 202). Cette quête de l’art pour l’art se traduit entre autre, en littérature, par une quête du mot juste, même si ce dernier est rude et vrai (l’art pour l’art et le recours à des mots bruts ne sont pas incompatibles). En somme, pour les romantiques, la littérature, et principalement la poésie, sont portées par une quête du Beau qui n’exclut pas la laideur.

35Une autre conséquence de l’autonomie de l’œuvre est la critique des genres, puisque l’œuvre est perçue comme une sorte de création sui generis. Les genres sont désormais considérés comme arbitraires et normatifs. Dans ces conditions, la naissance du drame apparaît comme l’espérance d’abolir certaines frontières entre les genres, drame à la monstrueuse et paradoxale beauté qui emporte l’adhésion des romantiques (p. 217 : « sa beauté [celle du drame romantique] est celle des hybrides et des monstres, par lesquels l’Inconnu explore les possibilités infinies de la forme si puissante qu’elle peut intégrer en elle l’informe et le difforme »). Très concrètement, l’émergence du drame provoque un bouleversement dans le monde du théâtre et dans l’espace-théâtre lui-même (remise en cause puis bouleversement, par Hugo et Dumas, de la hiérarchie des salles en fonction des pièces représentées, des acteurs qui y jouent et du public qui s’y rend ; des acteurs de boulevard seront par exemple imposés dans de grandes salles).

36Autre distinction mise à mal à l’époque romantique : celle qui trace une frontière entre le vers et la prose. Les auteurs romantiques sont favorables à une libération de l’alexandrin (cf. Hugo, « réponse à un acte d’accusation » extrait des Contemplations), notamment par une nouvelle mobilité de la césure (qui ne se porte plus forcément à l’hémistiche). Hugo rêve d’un « vers aussi beau que la prose » (Préface de Cromwell), et cette attente illustre « le mouvement conjoint, si caractéristique du romantisme français, d’exaltation des potentialités du vers et d’estompement de la frontière qui le distingue de la prose » (p. 224). Toutefois ce mouvement peut évoluer vers une pratique déceptive, un ratage, quoiqu’ assumé, du poème en prose, ce qui génère une formidable angoisse chez toute une génération de poètes, et interroge non seulement la poésie toute entière, mais aussi la notion de genre littéraire.

37Le système des genres était fondé sur la séparation des émotions. La remise en cause de ce système repose et reformule donc la question de la place et de l’expression des émotions en littérature. Les romantiques ont l’audace de placer la « puissance des émotions » (titre du chapitre VIII) au cœur de la quête et du travail artistiques. Et cette « exaltation romantique des émotions n’est ni simple, ni naïve » (p. 249).

38L’exigence de cette poétique des émotions est contenue dans le sublime, quelles que furent ses conceptions et définitions suivant les époques. (p. 232 : « le sublime, en même temps qu’il tend à définir l’essence sacrée de la littérature romantique, joint émotions esthétiques et émotions psychologiques, expérience artistique et existence. »). Cependant se pose toujours le problème de l’identification sociale des émotions. Le pathétique, par exemple, ne serait noble que chez les simples. Chez les nobles, il prêterait à la raillerie. Les romantiques relèvent le malaise et l’ambiguïté de la société vis-à-vis de la compassion, qui peut-être soit réel partage et souci de l’autre, soit indice d’un sentiment de supériorité, ou encore perçu comme niaiserie faussement altruiste. Une telle problématique est à la fois artistique, philosophique et politique. Les romantiques croient en la valeur absolue de la pitié, malgré la suspicion voire le dégoût que le mot même peut susciter (p. 255 : « prendre pitié de ceux qui dégoûtent, compatir aux souffrances de ceux qui font rire, joindre le pathétique au grotesque, c’est donner à la pitié sa vraie mesure — l’infini, qui ne se limite pas au bon goût. »).

39Statuer sur la pitié et la compassion induit également de statuer sur son complexe complémentaire et opposé : le rire, qui repose lui aussi sur des mécanismes sociaux que les renversements esthétiques et moraux du romantisme amènent à réexaminer (cf. V. Hugo, cité p. 258 : « le mot pour rire sort de l’abîme. »). Le rire est à cette époque réaffirmé comme « point d’articulation entre comique et tragique » (p. 259). Et, de ce fait, au rire est préféré le grotesque, qui rend mieux compte de cette ambivalence. (p. 258 : « rire grotesque et émancipateur, dans lequel éclate le triomphe des forces de vie. […] le rire grotesque est (…) souvent associé au mal et à l’aliénation »).

40Cette crise des valeurs, ce besoin de redéfinir le socle des émotions sur lequel repose la conception de l’écriture et des rapports sociaux ne sont-ils pas liés au fait qu’avec la Révolution, la fin du divin a compromis tout transcendance ? (p. 260 : « Le « Dieu se retire, et avec lui Satan, dans un processus de désublimation qui ne touche pas seulement le sublime, mais le grotesque. Fin de la grande mythologie dualiste du sublime divin et du grotesque satanique. Restent l’humour d’un pathétique impuissant, l’autodérision, la raillerie mélancolique et le froid glacial d’un monde bientôt sans grandeur, sans mystère et sans idéal. »)

41Le plus grand défi du romantisme est de redéfinir un idéal, et d’y intégrer la rugosité du réel. Dans ce courant littéraire « tout (…) en contradictions » (p. 263), les rapports entretenus avec l’idéal sont complexes, et revêtent au moins trois significations différentes :

42-idéal au sens d’idée, qui va de pair avec le concept de création divine, par essence parfaite

43-idéal au sens de « chimères de l’avenir » (C. Millet), entre espoir et utopie, voire illusion

44-idéal au sens de « ce qui ne saurait être « et donc n’arrivera jamais. Cette dernière conception de l’idéal s’oppose alors au réel et à la mélancolie que ce dernier peut engendrer.

45Des marques de l’idéal, dans la littérature romantique, sont présentes dans le refus des héros de fiction des « limitations du monde comme il est » (p. 265), dans un besoin d’enchantement, de romanesque sublime. C’est surtout vrai pour les premiers romantiques, dont Chateaubriand. Car une deuxième génération, convertie à « l’école du laid » (« l’expression traîne alors partout », commente Claude Millet p. 266) vient choquer les défenseurs du « Beau idéal » (p. 267). Chez certains romantiques apparaît alors un intérêt particulièrement prononcé pour la laideur. De tels contrastes au sein d’un même courant posent la question du choix (sujet, esthétique) dans la création littéraire et artistique. Peut-être a-t-il manqué au romantisme, comme l’a dit Michelet dans Le Peuple, « le sens de la grande harmonie » », « politique, religieuse et poétique » (p. 268). Au fond, et Claude Millet en formule le constat suppléé par la réflexion de Paul Bénichou, « le romantisme n’est ni un abus de l’idéal oubliant le réel, comme le croyaient ses adversaires sous l’Empire, ni un rejet de l’idéal au profit du réel, mais leur mise en relation dramatique » (p. 274).

46Il quelque chose de monstrueux dans la quête romantique. Mais « le monstre en sa difformité prouve les potentialités infinies de la forme », comme le remarque sublimement Claude Millet (p. 274). A ce titre, le sublime chez Hugo est effectivement, selon une autre brillante formule de l’auteur, « le sublime de la démesure » (p. 275). Chez Baudelaire également, « l’idéal des Fleurs du mal », souligne Claude Millet, « est un idéal syphilisé, et la muse est malade » (p. 279), et l’on ne saurait mieux dire.

47Il s’agit donc, pour les auteurs romantiques ou entrés dans le sillage du romantisme, de parvenir à une fusion des contraires, du mal et de son remède au profit du remède. Et de citer, encore une fois, Hugo : « rien de petit, dit grandement » (p. 276). « Le réel est notre extase » (p. 277). De cette extase doit surgir une vision qui montrera le chemin.

48La place de la rêverie, la fantaisie, l’imagination est déterminante dans l’idéal romantique, mais comporte des risques, notamment celui du basculement dans la folie : « l’imagination est une force dangereuse » (p. 283). Une grande attention est portée au songe, qui s’apparente même à un plongeon dans l’irréel (p. 288 : « (…) décrochements de la vision poétique de la surface du monde connu, jusqu’au plongeon final dans l’abîme »). Il est ardu, pour les romantiques, de trouver le chemin entre le rêve et la réalité, car la création est conçue comme celle de l’imagination, et passe par l’intuition. La vision recherchée est celle de l’harmonie, devenir vers lequel tendent les romantiques. Le poète devient alors grand voyant. Son rôle consiste à faire triompher l’harmonie sur le chaos (p. 302 : « le poète n’est pas seulement la courroie de transmission de l’harmonie, il est celui qui la fait triompher du sein même de la dysharmonie du monde, comme Orphée, cette figure mythique du poète si fréquente dans la poésie romantique »). Il dispose, dans cette immense entreprise, de tout un réseau d’analogies pour unir réalité et idéal, dysharmonie et harmonie (p. 304 : « le monde romantique est saturé d’« analogies » »). Il a universellement recours à la métaphore, « ce langage du lien entre les choses, cette figure de l’unité du monde » (p. 305).

49Par cette ode à l’harmonie que chante le poète romantique, s’agit-il de vaincre le chaos… ou la mort ? Quoi qu’il en soit il faudra toujours en passer par les épreuves d’immenses tiraillements, de puissantes contradictions, de lancinantes douleurs, de risques destructeurs. Si le romantisme est la quête d’un ordre, jamais cet ordre ne viendra à bout du désordre qui l’a rendu, si ce n’est nécessaire, du moins désirable (p. 308 : « battre la mesure de la démesure universelle, replier l’infini sur lui-même par la connexion analogique de ses innombrables éléments, affirmer la nécessité organique de la liberté dans l’histoire, du chaos dans la nature, et la prolifération de la multiplicité dans l’unité de la création divine, telles sont les grandes ambitions, difficilement tenables, des visionnaires romantiques »). Le romantisme repose invinciblement sur une série d’alternatives, dont la plus radicale et la plus synthétique est « celle du tout ou rien » (p. 319), à l’image des remous de l’Histoire dont les romantiques sont, en quelque sorte, les rescapés.