Acta fabula
ISSN 2115-8037

2008
Octobre 2008 (volume 9, numéro 9)
Maud Gouttefangeas

La chasse au fantôme des Lettres ou comment situer Michaux ?

David Vrydaghs, Michaux l’insaisissable. Socioanalyse d’une entrée en littérature, Paris, Droz, « Histoire des idées et critique littéraire », 2008, 198 p. EAN : 978-2-600-01227-0.

1 Insaisissable, inclassable, insituable Michaux, tels sont les traits de la figure auctoriale quasi-fantomatique autour de laquelle les discours critiques font chorus. Tous, et ce déjà du vivant de Michaux (lisez l’article de Jean Cassou dans le 386e numéro des Nouvelles littéraires de mars 1930), jusqu’aux derniers ouvrages parus à son sujet (la biographie de Jean-Pierre Martin éditée chez Gallimard en 2003), tous les critiques, donc, ont été et sont encore d’une impeccable cohérence sur ce point : Michaux a fui toute espèce de normalisation poétique, défié les codes, brouillé sans cesse les pistes génériques de ses discours, mû qu’il était par le puissant désir de « ne pas laisser de traces ». Michaux, trublion des Lettres et de leur histoire.

2Refusant cet accord de principe qu’il juge fallacieux, David Vrydaghs élève une voix (belge) dissidente, et, doté des méthodes de la socio-analyse, vient jouer, lui, le trublion dans les rangs trop bien serrés de la critique michaldienne. « Pour mettre fin à cette imposition critique et contourner les effets d’occultation propres à cette représentation, on a d’abord cherché à “situer” Michaux dans la littérature de son temps » : un nouveau programme de lecture est lancé. Sur le fond du champ littéraire franco-belge des XIXe et XXe siècles, s’inscrivent les prises de positions de Michaux qui inéluctablement dessinent une trajectoire. Le fantôme aurait donc bien laissé des traces. Reste à comprendre l’origine d’une telle désignation qui d’ailleurs, en ce qui concerne Michaux, tiendrait plus du farfadet que du spectre. Pourquoi et comment une telle doxa s’est-elle constituée ? Quelle posture fut celle de Michaux pour avoir rendue cette dernière si stable et si pérenne ?

3En matière de cynégétique, il faut d’abord pister le gibier, c'est-à-dire observer la trajectoire de Michaux (entre 1922 et 1939) avant que toute capture ne devienne impossible, et que l’auteur ne devienne aux yeux de ses lecteurs définitivement « insaisissable ». À partir de là, il ne faut pas faire fausse route, et la lecture de David Vrydaghs, décrivant la position de Michaux dans le champ littéraire, engage toute une série de réévaluations de l’œuvre et de sa réception. Ainsi par exemple, tout anti-belge qu’il ait pu paraître, c’est bien grâce à la revue moderniste belge, Le Disque Vert, que Michaux a survécu littérairement parlant dans les années 1920, et qu’il a pu être introduit dans le milieu français de la NRF. Il convient donc « de prendre la mesure de ce que l’écrivain doit au substrat socio-culturel de sa formation littéraire en Belgique », et ne pas en faire trop rapidement un écrivain apatride et complètement déterritorialisé. Autre réévaluation, stylistique cette fois : les « maladresses » formelles de l’auteur n’apparaissent plus comme des choix poétiques contestataires mais comme les caractéristiques propres à ces nouveaux entrants dans le champ culturel dont Michaux fait partie. Comme on fait de nécessité vertu, Michaux fera ensuite de cette médiocrité une posture, une condition de son projet littéraire. Le choix du narratif, enfin, à partir de 1929, s’opère à la fois contre la mainmise surréaliste sur le champ littéraire et comme moyen de contournement du « secteur en crise » de la poésie. Michaux s’oriente néanmoins non vers le roman, mais en direction du journal de voyage et de l’essai, « secteurs alors en expansion mais surtout rentables sur le plan symbolique », une décision qui d’ailleurs marque l’entrée de Michaux chez Gallimard. Par le repositionnement en poésie qu’il effectuera ensuite, et bien que celui-ci fasse de l’écrivain un polygraphe dispersé et brouillon, Michaux clarifie sa position et ses projets, contre le surréalisme toujours, tout en parvenant à les maintenir dans la cohérence de la première posture construite dans la prose, celle d’un « poète maudit, mystique et médiocre ».

4À partir de la guerre, Michaux entame la deuxième phase d’une trajectoire qui doit trouver ses marques dans un champ éditorial en crise. Ses prises de position n’oscillent plus entre les deux pôles modernistes et avant-gardistes, mais s’articulent désormais avec les notions d’engagement et/ou de retrait, notions  autour desquelles un débat critique émerge qui modifie en profondeur la réception de Michaux. C’est à partir du commentaire gidien (Découvrons Henri Michaux, 1941), et parallèlement à l’institutionnalisation à laquelle il donne le coup d’envoi, que s’effectue la mise-en-énigme de l’œuvre. Les critiques se partagent alors en deux camps : les tenants du désengagement (Blanchot, Bertelé, Bosschère) et les autres, qui, dans les revues de contrebande, font de Michaux un écrivain de l’actuel. À partir de là, Michaux, en refusant la politisation de la littérature comme il rejette la logique de l’art pour l’art, devient proprement insituable.

5En s’appliquant à décrypter la carrière de Michaux en amont des discours critiques qui n’ont fait que perpétuer son devenir insaisissable sans en comprendre les raisons, David Vrydaghs donne un éclairage tout à fait nouveau et remarquablement pertinent de l’œuvre michaldienne. Cependant, à le lire, la tentation téléologique a posteriori est grande, et Michaux risque d’apparaître comme un grand stratège des politiques éditoriales, un fin gestionnaire de la poétique. En dépit des précautions qu’il énonce, le socio-historien tend  parfois à faire du projet de Michaux une affaire de pari et de mise où dominent « stratégie » et « question de tactique ». Gare à ne pas emprisonner l’esprit fuyant du fantôme dans l’âme habile et dissimulatrice du calculateur…