Le Livre de science, du copiste à l’imprimeur
1Le numéro 52 de la revue Médiévales, paru au printemps 2007, rassemble des contributions autour de la question du livre de science, qui mettent en évidence les spécificités de la transmission manuscrite des sciences médiévales ainsi que le remodelage de ce type de textes engendré par l’apparition de l’imprimerie.
2L’introduction du dossier, « La science médiévale, du codex à l’imprimé » (p. 7-13), rédigée par Laurence Moulinier-Brogi et Nicolas Weill-Parot1, souligne l’importance du support manuscrit, en raison de la nature protéiforme des textes : le texte médiéval, copié à la main, se prête à toutes sortes d’altérations. La littérature scientifique médiévale se place ainsi sous le signe de la variance et de la mobilité. Le passage à l’imprimé, s’il ne signe pas l’arrêt immédiat de la production manuscrite, repose en amont sur un travail de sélection d’une version de référence, dorénavant reproductible à l’infini.
3L’article de Jean-Patrice Boudet, « Charles V, Gervais Chrétien et les manuscrits scientifiques du collège de Maître Gervais » (p. 15-38), revient sur la fondation en 1371 d’un collège par Gervais Chrétien, premier médecin de Charles V. L’auteur prouve, en étudiant notamment le fonds de manuscrits scientifiques du collège, que ce dernier n’a pas été conçu au départ pour enseigner majoritairement l’astronomie et la médecine, contrairement à ce que la tradition historiographique, depuis Simon de Phares, laissait croire. En réalité, il était dominé qualitativement par les théologiens et quantitativement par les artiens. La création, en 1377, de deux bourses de scholares regis, visait davantage à contrôler l’astrologie qu’à la promouvoir ; quant à l’institution concomitante de deux bourses de médecins, elle est issue d’une volonté de rééquilibrage, alors que l’étude de la médecine n’est autorisée que dans peu de collèges parisiens.
4Antoine Calvet, dans « La tradition alchimique latine (XIIIe-XVe siècle) et le corpus alchimique du pseudo-Arnaud de Villeneuve » (p. 39-53), cherche à dresser un panorama du corpus alchimique attribué au célèbre médecin catalan. Peu de temps après sa mort, en 1311, la légende faisant d’Arnaud l’auteur d’une transmutation réussie devant la Curie romaine se construit et des textes alchimiques anonymes lui sont attribués. Étudiant cette tradition manuscrite fort complexe, Antoine Calvet met au jour la difficile définition du corpus : un même texte peut circuler sous différents titres et sous différentes formes (plus encore que dans les arts nobles, un manuscrit alchimique est une œuvre unique). Par ailleurs, le genre de ces textes est lui-même très variable (traités, compilations, commentaires exégétiques, dialogues…) ; certains scribes ont, au XVe siècle, tenté de rassembler en un recueil les œuvres du pseudo-Arnaud. Après avoir analysé certains points de convergence et de divergence entre les différents textes du corpus (certains textes relèvent de l’alchimie transmutatoire, d’autres de l’alchimie médicale), l’auteur s’intéresse à la réception des textes et, à la suite des travaux de Michela Pereira, aux liens qui les unissent à l’œuvre du pseudo-Lulle, qui, selon la légende, aurait été le disciple du pseudo-Arnaud. Antoine Calvet termine en insistant sur l’évolution de ces textes dans un contexte de plus en plus marqué par un christianisme prophétique.
5Dans son article « Manuscrits d’antidotaires médiévaux : quelques exemples du fonds latin de la Bibliothèque nationale de France » (p. 55-74), Mireille Ausécache relève également le caractère mouvant des textes scientifiques médiévaux, à travers l’étude de ces recueils de médicaments composés, en majorité inédits. Témoins des pratiques médicales médiévales, les antidotaires révèlent l’évolution de la pharmacologie au Moyen Âge, avec notamment le tournant salernitain des XI-XIIe siècles, qui voit l’introduction de la pharmacologie arabe en Italie. La tâche de Mireille Ausécache a été rendue difficile par l’imprécision des catalogues de bibliothèques et le faible nombre de répertoires. L’analyse porte ici sur quatre antidotaires, dont l’auteur retrace la tradition manuscrite et souligne les particularités. L’Antidotarius magnus, dont les treize manuscrits recensés présentent un nombre fort variable de préparations, ouvre un âge d’or pour ce type d’ouvrage. Le Liber iste et l’Antidotarium Nicolai sont sans doute nés d’une volonté d’abréger le volumineux Antidotarius magnus. Le Pomum ambre se distingue des trois recueils précédents et rompt avec la tradition salernitaine (classement alphabétique des médicaments, noms précis…). Il propose par ailleurs des recettes en rapport avec la cuisine ou avec la chirurgie et semble ainsi s’éloigner de la médecine savante pour s’intéresser davantage à la pratique. Ce changement d’orientation répond à la spécialisation croissante des professions de santé. En annexe de son article, l’auteur fournit une présentation rapide des manuscrits consultés.
6Sebastià Giralt, dans « La tradition médicale d’Arnaud de Villeneuve, du manuscrit à l’imprimé » (p. 75-88), s’attache à la valeur que les premières éditions des textes d’Arnaud de Villeneuve peuvent avoir pour les éditeurs scientifiques contemporains – une édition critique est en effet actuellement en cours à Barcelone, « Arnaldi de Villanova Opera Medica Omnia » (AVOMO). La survie remarquable de cette œuvre à la Renaissance est due à Tommaso Murchi, qui rassembla en 1504, dans un volume imprimé, toutes les œuvres médicales d’Arnaud, ainsi que quelques œuvres alchimiques. Si la majorité des sources sont manuscrites, certaines proviennent d’incunables – l’édition de 1504 n’étant pas l’éditio princeps de tous les textes qui y sont rassemblés. Étudiant la sélection opérée par l’éditeur génois au sein de ses sources, Sebastià Giralt montre que le passage à l’imprimé n’a pas, loin s’en faut, signé la fin du processus de fausses attributions. D’une manière générale, l’auteur de l’article montre que l’imprimerie, si elle a fait émerger la figure nouvelle de l’éditeur scientifique, n’a pas signifié une rupture immédiate. Une période de transition voit par exemple l’imprimé influencer les manuscrits.
7Lluís Cifuentes rend compte de ses travaux d’identification et de catalogage de manuscrits et d’imprimés catalans dans son article « Textes scientifiques en catalan (XIIIe-XVIe siècles) dans les bibliothèques de France » (p. 89-118). Après avoir rappelé les rapports culturels franco-catalans au Moyen Âge, l’auteur décrit les fonds bibliographiques catalans conservés en France et revient sur les catalogues existants, pour enfin mettre en lumière les caractéristiques de sa propre entreprise. Cette dernière s’inscrit dans le cadre d’un projet général de catalogage des œuvres scientifiques et techniques rédigées en catalan ou traduites en catalan pendant le bas Moyen Âge et la Renaissance. Faisant le choix de mettre l’accent sur des détails souvent ignorés – comme la présence (ou l’absence) d’annotations, l’histoire de chaque volume… –, ce catalogue se présente sous la forme d’une édition électronique. En annexe de son article, Lluís Cifuentes propose un tableau récapitulatif de ses sources, ordonnées notamment selon leurs disciplines et met ainsi en évidence l’importance des textes relatifs à la santé ; il livre par ailleurs un précieux inventaire des manuscrits et des imprimés étudiés.
8Dans « De la copie à l’édition : Francesc Argilagues et les manuscrits médicaux aux premiers temps de l’imprimerie (fin XVe-début XVIe siècle) » (p. 119-134), Jon Arrizabalaga s’intéresse à la figure de l’un des premiers éditeurs scientifiques, médecin espagnol établi en Italie. Après avoir brièvement retracé sa biographie, l’auteur se consacre à l’examen de ses activités de copiste et d’éditeur d’œuvres médicales. Il s’attache notamment à un manuscrit autographe comprenant dix-huit traités médicaux et s’interroge sur les raisons qui ont poussé Argilagues à copier cet ensemble de textes. Conscient des nouvelles perspectives offertes par l’imprimerie, Argilagues choisit d’éditer l’Articella et le Conciliator de Pietro d’Abano, en introduisant de nouveaux textes et des tables absentes de l’editio princeps du premier de ces textes et fit également preuve de zèle éditorial en ajoutant des annexes au second. L’étude menée par Jon Arrizabalaga cherche à mettre au jour les motivations idéologiques et le profil intellectuel de ce médecin, partisan de la tradition galénique avicennienne qu’il cherchait à opposer aux premiers médecins hellénistes.
9Outre le dossier thématique consacré au livre de science, ce numéro de Médiévales propose deux articles dans la rubrique « Essais et recherches ». Bruno Dumézil, dans « L’affaire Agrestius de Luxeuil : hérésie et régionalisme dans la Burgondie du VIIe siècle » (p. 135-152), revient sur le récit de la révolte du moine Agrestius contre son abbé, Eustasius, tel que le livre Jonas de Bobbio dans sa Vita Columbani. Après son exclusion du monastère de Luxeuil et son excommunication, Agrestius se mit à critiquer la règle de saint Colomban. Se tint alors à Mâcon en 626 un concile judiciaire et l’on en appela finalement au jugement de Dieu. L’analyse de Bruno Dumézil éclaire cette affaire en la mettant en relation avec son cadre géopolitique et montre que le débat soulevé par l’affaire Agrestius reposait moins sur des questions d’orthodoxie que sur un affrontement interne au monde franc autour de la question de l’autonomisme burgonde. Par ailleurs, l’entreprise hagiographique de Jonas de Bobbio, si elle évoque ce sujet dérangeant, cherche à normaliser la figure du fondateur Colomban.
10Dans « Aspects du discours normatif dans le Roman de Tristan en prose (coutumes, codes sociaux, conversation) » (p. 153-170), Olivier Linder se consacre à la façon dont des normes induites par l’idéologie aristocratique se reflètent et sont modelées par le roman de chevalerie, en s’intéressant tout particulièrement au Tristan en prose. Remarquant dans ce roman l’omniprésence d’un discours normatif, l’auteur de cet article choisit d’en évaluer la complexité à travers l’analyse de trois domaines, les coutumes arthuriennes, les codes sociaux et la conversation. Cet examen prouve que les « lois de la Table Ronde » sont l’unique objet de ce récit et que texte littéraire et discours normatif se nourrissent l’un l’autre. Véritable principe narratif, l’expression prescriptive de la norme fait de ce roman un « roman de l’aristocratie ».
11Dans la rubrique « Point de vue », deux articles réagissent à l’ouvrage de Michel Zimmermann, Lire et écrire en Catalogne (IX-XIIe siècle), Madrid, Bibliothèque de la Casa Velásquez 23, 2002. Pierre Chastang, dans « La langue, l’écriture et l’histoire. La singulière Catalogne de Michel Zimmermann » (p. 171-180) et Laurent Morelle, dans « Michel Zimmermann : l’écriture documentaire comme théâtre d’expérimentation » (p. 181-196), rendent compte de façon très élogieuse de l’originalité des travaux de cet historien. Inspirés par la linguistique et la diplomatique, ceux-ci dressent une histoire de la Catalogne en se consacrant à l’examen des abondantes chartes catalanes entre les IXe et XIIe siècles. Les deux auteurs insistent sur la réflexion méthodologique proposée par Michel Zimmermann, qui bouleverse le statut traditionnel de la source diplomatique et s’oppose à toute lecture positiviste de ce type de document : en mettant en lumière la dynamique et la créativité de l’écriture des chartes, l’historien déplace la question de l’écrit vers celle de l’écriture, véritable héroïne du livre. L’écriture documentaire accède ainsi, grâce aux travaux de Michel Zimmermann, au statut d’objet historiographique spécifique.
12Le volume se clôt sur des notes de lecture rendant compte des ouvrages suivants : Lydwine Scordia, « Le roi doit vivre du sien ». La théorie de l’impôt en France (XIIIe-XVe siècles), Paris, Institut d’Études Augustiniennes, 2005 ; Dominique Rigaux, Le Christ du dimanche, histoire d’une image médiévale, Paris, L’Harmattan, 2005 ; Antoine Franzini, La Corse du XVe siècle. Politique et société, 1433-1483, Ajaccio, Alain Piazzola, 2005.