Acta fabula
ISSN 2115-8037

2008
Octobre 2008 (volume 9, numéro 9)
Christophe Premat

Critique de l’épistémologie d’Auguste Comte

« Philosophie des sciences : Auguste Comte », Études réunies par Annie Petit publiées avec le concours de la « Maison Auguste Comte » et le concours de l’université de Paris IV, Revue Philosophique de la France et de l’étranger, Paris : PUF, 2007, t. CXCVII, pp. 419-525. EAN 9782130560456.

1Le livre n’est pas conçu comme un compte-rendu ou une lecture hagiographique de l’œuvre d’Auguste Comte, 150 ans après sa mort. L’objectif est d’analyser les catégories utilisées par Auguste Comte dans sa philosophie des sciences.

2L’ouvrage collectif est constitué d’une introduction et de six chapitres, les deux premiers analysant le rapport difficile d’Auguste Comte à l’institution universitaire et en particulier à l’académie des sciences. Les quatre autres contributions discutent la pertinence de certaines catégories épistémologiques comtiennes qui tantôt témoignent d’une volonté de former un point de vue cohérent sur la classification des sciences et tantôt créent des obstacles dans la branche scientifique concernée.

3Dans l’article de François Vatin, deux paradoxes sont soulevés, celui de l’éloignement constant d’Auguste Comte du monde des ingénieurs et celui de ses rapports distants avec l’association polytechnique. En effet, lorsqu’on suit la doctrine positiviste, il est question de renforcer les sciences théoriques nouvelles et de veiller à leurs applications dans le monde industriel afin d’encourager une éducation positive. En 1822, Comte avait présenté, dans son Programme des travaux nécessaires pour réorganiser la société, en premier lieu « l’établissement d’une philosophie positive », en second lieu « le système d’éducation positive » et « l’exposition générale de l’action collective que, dans l’état actuel de toutes leurs connaissances, les hommes civilisés peuvent exercer sur la nature pour la modifier à leur avantage, en dirigeant toutes leurs forces vers ce but, et en ne considérant les combinaisons sociales que comme des moyens d’y atteindre »1. François Vatin relève à juste titre le fait qu’en 1854, après avoir rédigé les principes de sa philosophie positive, Comte ait annoncé à la fin de son Système de politique positive un Système de morale positive ou Traité de l’éducation universelle pour 1857-1858 ainsi qu’un Système d’industrie positive ou Traité de l’action totale de l’Humanité sur la planète pour 18612.

4L’ouvrage sur l’industrie positive n’a jamais paru alors même qu’il constituait l’un des souhaits de jeunesse d’Auguste Comte : « l’ensemble des actions de l’homme sur la nature peut et doit être systématisé d’après celui des spéculations correspondantes. Tel est l’objet d’un traité projeté dès l’origine de ma carrière, de nouveau promis en terminant mon ouvrage fondamental, et même au début de celui-ci. Son exécution constituera ma dernière construction »3. Ce projet n’a jamais vu le jour et selon François Vatin, cet acte manqué est révélateur du rapport ambigu entretenu par Auguste Comte avec le monde industriel et le monde académique. La création de l’association polytechnique dans les années 1830, puis sa dissolution en 1831 ont en fait, avec par la suite l’Institut de morale universelle de 1835 de Raucourt, l’un des foyers de l’opposition républicaine. Auguste Comte s’en est tenu éloigné. Au lieu de proposer des cours de formation du peuple, il s’est obstiné à proposer des cours d’astronomie, science spéculative avec publics très restreints. C’est finalement l’un des disciples d’Auguste Comte, Pierre Laffitte, qui, en 1893, a relancé la Société positiviste d’enseignement populaire avec comme objectif la formation du peuple.

5Mary Pickering met en évidence la relation difficile entretenue entre Auguste Comte et l’académie des sciences : dans les années 1830, ses différentes tentatives faites pour effectuer une carrière universitaire se soldèrent par un échec4. Sa relation ambivalente tient au fait qu’il souhaitait éliminer l’académie des sciences dans la société positive, mais pour ce faire, il avait besoin de l’appui des scientifiques. Ses attaques contre la spécialisation scientifique lui valurent une forme d’exclusion du champ scientifique et universitaire. L’une des figures dominantes de l’académie des sciences, Arago, lui refusa l’accès aux postes convoités même si par la suite, Arago épousa une critique républicaine de l’évolution de l’enseignement scientifique. Auguste Comte est resté quelque peu à l’écart de la transformation du monde universitaire et son destin manqué s’explique en partie par les critiques qu’il a adressées aux institutions académiques, mais aussi par sa croyance en une philosophie et une morale positives dépassant les points de vue scientifiques particuliers.

6Jean Dhombres prend également à contre-pied l’image du positivisme qu’on assimile à tort au scientisme. En effet, ce n’est pas tant par manque de philosophie que par excès de convictions philosophiques qu’Auguste Comte est amené à considérer les différentes sciences. Sur le plan des mathématiques, il est reproché à Comte d’avoir manqué les nombres complexes et le fait que les quantités imaginaires puissent être réduites5. Il retrouve une autonomie des mathématiques par le biais des calculs et classe la géométrie et la mécanique dans « la mathématique concrète »6. Et c’est alors que Comte définit l’analyse mathématique dans les termes suivants : « L’analyse n’en est pas moins, sous le point de vue logique, essentiellement indépendante de la géométrie et de la mécanique tandis que celles-ci sont au contraire, nécessairement fondées sur la première […] L’analyse mathématique est donc, d’après les principes que nous avons constamment suivis jusqu’ici, la véritable base rationnelle du système entier de nos connaissances positives »7. Il s’agit de trouver les notions mathématiques qui ne sont pas trop abstraites sous peine de verser dans les considérations métaphysiques, ni trop concrètes sous peine de régresser à l’étage inférieur avec la mécanique. Jean Dhombres montre que cette position est due à une posture philosophique qui attribue à l’algèbre un degré de perfection. L’analogie révèle des autonomies dans les autres sciences, c’est pourquoi elle a une position autonome dans la grammaire des sciences. Si la réduction des mathématiques aux complexes avait été démontrée par Daniel Encontre en 1813 non sans quelques erreurs formelles, Comte échappe à ces catégorisations en distinguant l’idée de fonction et celle de valeur8. Les obstacles épistémologiques de la pensée mathématique d’Auguste Comte tiennent à cette vision figée de l’algèbre, même si ces obstacles le protègent d’un certain nombre d’erreurs dans les discussions mathématiques de son temps.

7L’œuvre d’Auguste Comte a joué un rôle majeur dans les débats de la philosophie des sciences françaises au 19e siècle alors même que Whewell ne s’est pas imposé sur la scène britannique à la même époque. Les deux auteurs ont eu pourtant une trajectoire similaire avec la publication d’ouvrages majeurs dans les années 1830-1840. Robert Blanché a consacré sa thèse de doctorat sur cet auteur en 1835 et certains travaux récents ont relancé la lecture de Whewell9 qui distingue une composante idéale et une composante réelle de la connaissance. Nous avons la connaissance pure et la connaissance empirique, ce dualisme constituant selon Whewell l’antithèse fondamentale10. Les deux pensées présentent des parentés certaines avec en particulier la considération de la classification des sciences : pour Whewell, les idées fondamentales peuvent être communes à plusieurs sciences, mais les progrès dans la classification sont dues à l’élaboration d’idées propres à la science nouvelle. L’empirisme est condamné par les deux épistémologues car l’intervention de l’esprit est nécessaire pour ordonner le chaos du réel. La divergence entre les deux penseurs tient à la notion de causes défendue par Whewell et qui est réfutée par Comte qui cherche les lois effectives des phénomènes. Le contexte politique de l’œuvre des deux auteurs est à prendre en considération : selon Jean-Claude Pont, Comte  « était engagé dans l’édification d’une société d’ordre et de morale consensuels [alors que] Whewell, de son côté, visait à rétablir et à renforcer l’ordre moral de la société anglaise »11. Pour Whewell comme pour Comte, l’enjeu est bien de renforcer le pouvoir spirituel afin de ne pas tomber dans des illusions métaphysiques ou scientistes néfastes pour l’humanité. Whewell a d’ailleurs pris en 1838 la chaire de Professorship of Moral Theology or Casuistical Divinity. Une bonne connaissance des sciences physiques est nécessaire du développement des sciences morales. Les deux hommes ont eu des échanges peu amicaux, en témoigne une lettre de Whewell datant de 1866 et illustrant le mépris pour la philosophie positive de Comte12. La critique de Whewell porte en fait sur l’inanité de la loi des trois états et le fait qu’aucune science n’est complète. Ainsi, l’idée de classification des sciences, avec un stade inférieur qui se serait achevé pour donner naissance au stade supérieur, n’est pas fondée. Par ailleurs, il est difficile de se débarrasser d’idées métaphysiques car celles-ci peuvent également survenir a posteriori.

8Dès le 17e siècle se sont affrontées deux théories concernant la nature de la lumière, celles qui la considèrent comme un corps et celles comme le mouvement d’un corps sans transport de matière. Pour devenir positive, une science doit clairement se débarrasser des entités chimériques qui peuvent y être associées : « on admettra, en physique, comme principe fondamental de la vraie théorie relative à l’institution des hypothèses, que toute hypothèse scientifique, afin d’être réellement jugeable, doit exclusivement porter sur les lois des phénomènes, et jamais sur leurs modes de production »14. Les ondes et les corpuscules doivent être exclus de la physique positive, et donc aussi bien les théories de Newton sur la lumière que celles de Descartes, Huygens et Euler. Pour Comte, une lumière « sera éternellement hétérogène à un mouvement ou à un son »15.

9Pierre Duhem (1861-1916) peut s’inscrire dans une ligne de pensée d’inspiration comtienne lorsqu’il définit la théorie physique de la manière suivante : « une théorie physique n’est pas une explication. C’est un système de propositions mathématiques, déduit d’un petit nombre de principes, qui ont pour but de représenter aussi simplement, aussi complètement et aussi exactement que possible, un ensemble de lois expérimentales »16. Il applique ce principe dans son cours d’optique en dégageant des hypothèses sur la nature de la lumière qui est saisie comme qualité. De ce point de vue, les résonances avec l’œuvre de Comte sont très fortes, même si par la suite, les travaux d’Albert Einstein (1879-1955) ont remis en question la nature ondulatoire et continue de la lumière et ceux de Louis de Broglie (1892-1987) ont acté du fait que la matière présente, comme la lumière, un double aspect ondulatoire et corpusculaire17.

10Comte a ménagé une place importante à la philosophie de la biologie dans l’élaboration de sa philosophie positive. Il s’appuie sur les cadres généraux de la pensée de Blainville autour de l’idée d’acte (rapport entre la statique corrélative à la physiologie et la dynamique liée à la hiérarchie anatomo-fonctionnelle)19. Dans la 40e Leçon du Cours de philosophie positive, Comte définit la vie à partir de la vie organique et conteste le principe de Bichat selon lequel la vie serait un « ensemble de fonctions qui résistent à la mort »20 : pour Comte, cet antagonisme supposé relève de la métaphysique. La vie est une notion positive, puisqu’il existe une harmonie entre le vivant et son milieu. « Il s’ensuit aussitôt que le grand problème permanent de la biologie positive doit consister à établir, pour tous les cas, d’après le moindre nombre possible de lois invariables, une exacte harmonie scientifique entre ces deux inséparables puissances du conflit vital et l’acte même qui le constitue, préalablement analysé ; en un mot, à lier constamment, d’une manière non seulement générale, mais aussi spéciale, la double idée d’organe et de milieu avec l’idée de fonction »21. Laurent Clauzade insiste sur le côté abstrait de la relation acte / fonction et montre comment dans cette notion de fonction dans la philosophie de la biologie comtienne, il existe des réminiscences mathématiques. Ce couple est décomposé à plusieurs reprises, la notion de fonction est conçue selon un modèle mathématique.

11En réalité, l’effort comtien consiste à penser une relation dynamique entre l’organisme et son milieu et à ne pas postuler de séparation abstraite entre ces deux éléments. En effet, Comte relate des cas où le monde organique entre en conflit avec le monde inorganique et des cas où l’harmonie est effective. Le travail complexe de définition de la fonction révèle la manière avec laquelle Comte développe une science de la vie reposant sur le conflit entre le vivant et son environnement.

12L’épistémologie comtienne est dépendante d’une recherche d’unité dans la classification des sciences qui peut avoir pour conséquence l’érection d’obstacles dans chaque science particulière, que ce soit dans les mathématiques, la physique ou la biologie. L’épistémologie comtienne est aux antipodes du scientisme, dans la mesure où Comte a constamment cherché les lois rendant compte de la distribution des phénomènes sans céder le pas à une forme de déterminisme et à une enquête métaphysique sur les causes. Sa classification des sciences reste dynamique et solidaire d’une vision d’ensemble visant à réorganiser le pouvoir spirituel.