Du nouveau sur le vers libre
1Une nouvelle fois, c’est une lacune surprenante dans le champ des études poétiques que Michel Murat s’attache à combler avec ce livre consacré au vers libre. À la différence du vers régulier en effet, pour lequel l’approche a été renouvelée, le vers libre n’a pas fait l’objet d’études systématiques, spécifiquement consacrées à la forme, qui soient pleinement satisfaisantes. La simplicité du titre retenu, Le Vers libre, montre bien que Michel Murat entend produire ici un ouvrage de référence. C’est effectivement le cas ; mais on aurait tort de ne voir dans ce livre qu’un ouvrage technique. Il s’y exprime aussi, de manière moins apparente au premier abord, parce que sans emphase, une certaine conception du langage poétique. L’ensemble du travail, qu’il s’agisse de sa dimension analytique comme de ses prises de parti théoriques, procède d’une particulière puissance de lecture du poème : celle-là même qui permet à l’auteur d’en épouser de l’intérieur la genèse et le mouvement.
2De la lacune que nous avons évoquée, M. Murat donne un certain nombre d’explications, qui vont constituer le ressors de sa propre entreprise. Les deux principales en sont, d’abord que la nature même du vers libre le dérobe à l’analyse, l’attention se focalisant successivement sur les pôles opposés de la trop grande simplicité de la structure et de la multiplicité de ses réalisations singulières ; ensuite, que le vers libre a été considéré comme une pièce majeure dans le grand récit de la modernité poétique (qui l’envisage essentiellement sous l’angle de la subversion de la forme traditionnelle). De ces deux problèmes procèdent deux directions majeures de l’analyse. Premier point, il s’agit pour M. Murat de répondre à la question « Qu’est-ce que le vers libre ? », en tenant le double fil, à la fois d’une définition aussi stricte que possible de la structure, et d’une exploration de la « polymorphie » de la forme. Deuxième point, il s’agit de redéfinir — positivement — les rapports de la forme nouvelle avec la forme ancienne, ainsi que les rapports qu’entretiennent deux « versions » différentes de la forme nouvelle. En conséquence, il se dégage des analyses une thèse relevant de l’histoire littéraire : la période qu’envisage le livre, soit celle qui va de 1886, année de la publication des Illuminations dans La Vogue et des premières tentatives de Kahn et de Laforgue, à la fin du surréalisme, est l’une des périodes les plus passionnantes de la poésie française, dans laquelle la diversité et l’invention formelle sont constantes (et cela suffit à rendre étonnante l’absence d’étude d’ensemble sur le vers libre) ; or le découpage de cette période en deux moments — le vers-librisme symboliste et le vers libre moderniste — dans laquelle le premier est dévalorisé au profit du second, ne se fait qu’à la condition d’oublier un certain nombre d’œuvres majeures s’inscrivant dans la mouvance du symbolisme. L’enjeu n’est pas seulement de réhabiliter ou de donner à voir autrement telle ou telle individualité, mais de revaloriser une conception « expressive » du vers libre, y compris au sein du modernisme, qui soit dégagée à la fois de la poétique vers-libriste et de la vision du vers libre comme forme essentiellement subversive.
3La singularité de son approche, M. Murat l’établit très précisément en faisant référence à trois ouvrages importants ayant traité du vers libre ou ayant touché la question : il s’agit de La Vieillesse d’Alexandre de Jacques Roubaud, de La Fin de l’intériorité de Laurent Jenny, et de La Poésie partout. Apollinaire, homme-époque (1898-1918) d’Anna Boschetti. L’auteur détermine ainsi très précisément le lieu de son intervention, et le dialogue avec ces trois ouvrages se poursuit implicitement dans tout le livre, bien au-delà de la mise au point initiale.
4La lecture critique que M. Murat mène du livre de Roubaud ne se situe pas essentiellement sur le plan de la définition de la forme du vers libre, mais sur le jugement de valeur qui en procède. Selon M. Murat en effet, le chapitre consacré à la théorie du rythme que Roubaud insère dans son ouvrage, s’il permet au poète de décrire différents modes de régularité métrique (quitte à mécaniser le rythme), exclut de fait le vers libre qui est pourtant l’objet du livre : celui-ci est donc rejeté du côté d’un chaos non rythmique. Roubaud propose dès lors de ce vers une définition négative qui l’inscrit dans la perspective du grand récit subversif, comme un anti-alexandrin. Le vers libre chimiquement pur que décrit Roubaud exclut de fait les régularités métriques : toute résurgence de celles-ci sera considérée comme le retour du refoulé, refoulement de ce vers qui ne cesse de hanter la poésie. Au contraire, pour M. Murat, il faut envisager les propriétés spécifiques de la structure du vers libre, reconsidérer ses rapports avec la forme régulière, et l’établir comme forme apte à actualiser le rythme. Pour ce faire, le critique s’inspire de la définition du rythme de Meschonnic comme une « organisation du sens inscrivant une subjectivité dans le discours » (p. 44), mais il lui donne de la consistance en l’appuyant des analyses précises de Lucie Bourassa1. La forme du vers libre, qui n’a pas besoin d’être « réhabilitée » s’en trouve du moins réévaluée. Il faut pourtant faire remarquer que la position de Roubaud relativement au vers libre ne peut être déduite uniquement de la Vieillesse d’Alexandre ; dans cet ouvrage même, figurent des énoncés qui permettent de laver son auteur de toute accusation de mécanisation du rythme : « s’en tenir à une théorie, c’est nier le rythme », par exemple, signifie bien que, si la formalisation s’approche nécessairement d’un pôle métronomique dans sa description des régularités métriques, le rythme n’existe que lorsqu’un sujet s’approprie la structure ; quand à la négation du rythme, c’est un thème radical, fondateur pour l’œuvre poétique singulière, qui suivra ; dans le traité, Roubaud préfère parler du pôle chaotique comme d’un pôle « pré-rythmique ». Cela exprime effectivement un jugement d’ordre qualitatif : le rythme du vers libre existe bien, mais il est considéré comme étant de moindre intérêt (on peut préférer le travail rythmique de Messiaen à celui d’Edgar Varèse, pour prendre une analogie dans le domaine musical). Plus qu’un « oulipien qui règle ses comptes avec le surréalisme » (p. 17), Roubaud est un poète qui cherche une solution formelle en un temps où le vers libre est depuis longtemps devenu une forme épuisée, c’est-à-dire où son cosmopolitisme originel, sur lequel M. Murat a raison d’insister à d’autres moments de son livre, a laissé la place à ce que Roubaud appelle le VIL, le « vers international libre », qui est celui de l’âge de la communication globale. Il n’en demeure pas moins qu’on trouvera dans le livre de M. Murat, à propos de la période vive de la forme, précisément ce que Roubaud laisse échapper.
5Le dialogue avec Laurent Jenny se situe sur un autre plan, tout aussi important ; il s’agit d’abord d’une question de méthode : là où L. Jenny s’intéresse aux rapports des formes avec une « idée » de la littérature qui les accompagne et qui en oriente le sens, ce qui induit à un jeu de disjonction et de conjonction entre les deux pôles, M. Murat privilégie et illustre une critique interne. Tout part chez lui de l’objet poème. En ce qui concerne le vers libre, la différence d’appréciation tourne autour de la question de la spatialité comme propriété essentielle de la forme. Pour L. Jenny, les poètes symbolistes qui inventent ce vers ne pouvaient en percevoir eux-mêmes les véritables implications : ils le concevaient en effet comme l’expression d’une intériorité singulière. Or celle-ci, selon L. Jenny, est introuvable, et la véritable propriété distinctive du vers libre se trouve dans une conception de la forme comme pure extériorité, se déployant, non pas dans une durée musicale, mais dans la dimension de la spatialité. Selon M. Murat, ce point de vue a pour défaut de réduire le vers libre symboliste à la pratique des vers-libristes, passant ainsi sous silence nombre d’œuvres majeures qui « participent incontestablement d’une idéologie de l’expressivité » (p. 20). Il faut dès à présent remarquer que trois de ces œuvres sont précisément analysées dans la dernière partie du livre, intitulée « Styles » : il s’agit de Larbaud, de Claudel, de Péguy ; et même le lien peut être établi avec la dernière étude, consacrée à Breton, poète lyrique (et sans doute le plus symboliste des surréalistes). Ce vers est pour M. Murat différent de celui des modernistes, même si ce dernier « le continue » : pour L. Jenny, le changement majeur a lieu du côté de l’« idée » de la forme, non de la forme elle-même ; aussi l’insistance sur la théorie produite par les poètes eux-mêmes se ferait-elle au détriment de l’histoire des formes proprement dite. Cela dit, il est possible nous semble-t-il d’aller plus loin : à d’autres moments de son livre, M. Murat réintègre clairement la spatialité du vers libre dans une conception de l’expressivité, réaffirmant ainsi la continuité à un autre niveau. On le voit à de multiples reprises, lors d’analyses précises qu’il consacre par exemple à Cendrars (dans « Sur la robe elle a un corps », le vers « met en évidence la structure en la projetant dans l’espace, en soulignant ses frontières et en isolant ses unités » (p. 62)), à Laforgue (« l’usage du mot “aspect” révèle l’importance que Laforgue attache aux propriétés visuelles de la forme et à la manière dont la sollicitation de l’œil commande le rythme et le sens » (p. 86)) ou au « poème en séquences », forme privilégiée du modernisme qui permet « de créer par l’opposition du compact et du dispersé, du plein et du vide, des effets de rythme plastique susceptible d’être interprétés analogiquement comme des variations de vitesse, de densité et d’intensité. » (p. 181) On le voit : la spatialité du poème est essentiellement interprétée par M Murat sous l’angle d’une « organisation de l’espace lisible », dont la nécessité est à la fois d’ordre linguistique et formel, et dont les effets relèvent de l’expressivité. On retrouve ici une partie des analyses consacrées au Coup de dés dans le livre que M. Murat a consacré à ce poème et à lui seul, ce qui explique que, « Graal inverse de la poésie moderne », comme l’a écrit l’auteur dans une autre étude, il soit absent ici2.
6Enfin, la référence au livre d’Anna Boschetti permet à M. Murat de distinguer son approche de celle de la sociologie. Cela ne signifie pas que les analyses qui relèvent de ce champ disciplinaire soient considérées comme sans intérêt, loin de là ; ainsi M. Murat rappelle-t-il régulièrement ce qui a pu « prédisposer » un ensemble de poètes à inventer le vers libre, en mettant en évidence « l’importance des poètes nés hors de France, ou bien issus d’une double origine et d’une double culture » (p. 68). Mais il s’agit de déterminer jusqu’où la sociologie peut aller, et ce qu’elle laisse échapper. Ainsi l’idée selon laquelle la totalité du champ puisse être conçue « comme le lieu d’une capacité déterminée et déterminante, si complexe soit-elle » (p. 25) ne résiste pas à l’analyse ; en effet, la « capacité de détermination » de la sociologie, et à plus forte raison celle de « prédiction », si elles sont valables en ce qui concerne des stratégies globales, s’arrêtent là « où commence la technique proprement dite — et aussi, sur un autre plan, l’impulsion créatrice en ce qu’elle a d’absolument singulier » (p. 26). L’exemple majeur d’une telle impulsion singulière est donné plus loin dans le livre, lorsque M. Murat commente un geste libre, qu’aucune sociologie ne saurait prédire, soit le geste fondamental d’« instauration » de la « pleine autonomie de la forme » qu’accomplit Guillaume Apollinaire segmentant en vers libres le conte de la Maison des morts. Les deux niveaux, celui d’une critique interne et celui d’une approche externe, ne s’excluent pas : simplement ils doivent être articulés, car on n’arrivera pas aux résultats de la première avec les moyens de la seconde.
7Nous avons consacré un temps qui semblera peut-être exagéré à la mise en situation des analyses proprement techniques ou historiques que comporte le livre : c’est que nous considérons que c’est dans cette perspective qu’elles prennent tout leur relief et que se manifeste leur sens d’ensemble, qu’on y adhère ou non. Il faut en effet, croyons-nous, les situer dans le cadre d’une revalorisation de l’expressivité du vers libre dans l’ensemble de ses moyens (dans son rapport au vers régulier ; dans l’exploration de l’espace de la page), expressivité qui correspond à ce qui dans l’écriture dépend du sujet écrivant, de son désir, de sa puissance d’invention et de maîtrise, et non uniquement des rapports de force dans un champ donné ou d’un processus anonyme. C’est en cela que la puissance de lecture dont nous parlions s’avère décisive.
8M. Murat consacre la première partie de son livre à la structure du vers libre et à son histoire : c’est d’abord la structure qui est décrite, à partir de la forme « standard » du vers, dans le chapitre 2 ; puis, dans le chapitre 3, le livre s’attache au moment d’apparition de la forme. Il ne peut être question de résumer ici la totalité des analyses : leur rigueur implique qu’on lise le livre. Nous nous bornerons à en indiquer la direction et à donner leurs principaux résultats.
9Le chapitre 2 du livre représente donc une analyse méthodique de la structure du vers libre, posant d’abord une définition de la forme puis en examinant les conséquences, en ce qui concerne la question rythmique essentiellement.
10La définition de la forme doit répondre à deux critères : un critère de « spécificité » correspondant à un niveau de « structuration propre », et un critère de « systématicité », qui implique qu’elle s’applique à toutes les occurrences. En conséquence la simplicité de la définition correspond à celle de la structure : le vers libre est le produit d’une segmentation spécifique du discours marquée par le passage à la ligne. C’est sur l’application de cette définition que le livre apporte le plus de précisions nouvelles : puisque le vers libre ne répond à aucun principe d’organisation interne, l’intérêt se porte d’abord sur ce qui se passe aux frontières, ainsi que sur la « configuration globale » du poème. La définition implique qu’il ne saurait exister un vers libre, isolé. Cette configuration, « qu’institue le découpage », est par essence extrêmement variable : d’où la notion majeure d’« allure » du poème, qui sera opérante dans nombre d’analyses du livre. Cela signifie aussi que les variations d’allure n’ont qu’une pertinence « d’ordre stylistique », non structurelle. M. Murat s’appuiera par exemple sur ces analyses pour refuser le qualificatif de « verset » accordé à ce qui est simplement un long vers libre.
11L’application de la définition se poursuit dans une analyse minutieuse du problème de la « scansion syllabique », puisqu’en ce qui concerne le vers libre les conventions de la langue des vers ne s’appliquent plus. M. Murat met en évidence un ensemble de repères empiriques dans la diction des vers libres, qui règlent la question du e atone. On aboutit à une idée forte, selon laquelle la forme « offre si l’on peut dire un versant poétique et un versant prosaïque » (p. 42). L’analyse technique sera mise à contribution lorsqu’il faudra analyser les inflexions d’une voix de poésie, par exemple celle de Larbaud passant du ton de la conversation à la modulation lyrique.
12Nous avons déjà dit un mot de la question du rythme : M. Murat reprend à son compte les analyses de Lucie Bourassa, pour qui le rythme est « une configuration donnant forme au temps », par une « dynamique de rapports entre des points qualifiés, des groupes et des intervalles » (p. 44), c’est-à-dire, en ce qui concerne le vers libre, entre les initiales et frontières de vers, les segments eux-mêmes, et les « blancs » alinéaires. Ces éléments « entrent en relation avec ceux que détermine l’organisation prosodique et rhétorique du discours ». La définition va donc jouer à trois niveaux d’organisation du vers libre, que M. Murat analyse successivement : la segmentation d’ensemble, les « modules » internes au vers, et l’accentuation.
13La question de la segmentation recouvre les deux critères de l’« amplitude » du vers et de la « régularité » de cette amplitude : l’allure du poème repose pour partie sur ces déterminations. L’appréciation de l’amplitude se fait en fonction du rapport entre « trois paramètres » : la dimension de la ligne typographique, la longueur typographique maximale d’un vers régulier (qui détermine une « zone de confrontation »), la dimension de la phrase ou de la proposition constituant le vers ou segmentée en plusieurs vers. Les corrélations entre ces trois facteurs sont multiples et par nature instables. Il faut se méfier de l’évidence typographique, dès lors qu’il s’agit d’évaluer l’effet du poème : le dernier paramètre est sur ce point déterminant. M. Murat montre en effet, à partir d’exemples pris chez Larbaud, Maeterlinck et Cendrars, comment le vers libre peut passer d’une segmentation — dans laquelle l’organisation syntaxique et rhétorique domine — à une structuration du discours, dans laquelle c’est la forme qui impose son ordre et manifeste ses virtualités. Dans sa variante standard en effet, le vers libre « pousse à […] une organisation séquentielle plutôt que hiérarchique, à un développement par variation, à un renforcement du rôle de la déixis. » (p. 45).
14Le deuxième niveau d’analyse rythmique du vers est constitué par ce que M. Murat appelle des « modules », qui peuvent soit constituer des segments indépendants soit représenter « un niveau interne de structuration ». Ces modules sont de deux types : il s’agit de « groupes rythmiques, indépendants de tout modèle métrique » et des « groupes métriques, c’est-à-dire des unités ayant la dimension de mètres simples ». Ces modules constituent des points saillants et doivent donc entrer dans l’analyse rythmique du poème. Les groupes rythmiques peuvent s’organiser dans le poème en un « réseau contextuel » formant « une sorte de trame » ; dès lors « nous percevons un rythme sous-jacent, fait de retours et de contrastes. » (p. 51) Quant au groupes métriques, ils se manifestent comme « rythme pair dans un environnement non métrique » ; en cela ils nous « maintiennent […] dans le tempo des vers composés. » (p. 55) Les modules de ce type sont donc l’un des éléments principaux du rapport entre le vers libre et le vers régulier, et M. Murat, loin d’envisager à cette occasion la faiblesse de la forme nouvelle, montre bien dans les analyses qui suivront les multiples ressources expressives que les poètes en tirent.
15Le dernier niveau d’analyse correspond à la question de l’accentuation, et met donc en relation la structure du vers avec la prosodie de la langue. Pour décrire ces relations, M. Murat s’appuie sur les travaux d’Albert Di Cristo, consacrés à l’accentuation du français. Ce modèle phonologique définit l’accent comme un « prosodème relationnel », c’est-à-dire qu’il est « caractérisé par sa position dans la chaîne (du discours) plus que par ses propriétés intrinsèques ». L’accent se détermine à trois niveaux successifs :
16- niveau des « unités tonales », qui correspond au mot lexical ; ce niveau se caractérise par sa « bipolarisation », c’est-à-dire par la présence d’un accent initial.
17- niveau des « unités rythmiques », correspondant au groupe clitique.
18- niveau des « unités intonatives », reposant sur la syntaxe mais aussi sur une « contrainte pragmatique », celle d’une focalisation du discours.
19De ce « modèle bipolaire asymétrique à dominante finale » découle donc un marquage à quatre niveaux (plus complexe et proche de la réalité linguistique, donc, que le modèle abstrait de Roubaud), dont la spécificité tient à la rigueur avec laquelle se détermine un accent initial et à la visée pragmatique dont dépend l’accent final de séquence (celui de l’unité intonative). La forme du vers libre (reposant sur une segmentation du discours et se composant de modules rythmiques ou métriques) se présente ainsi comme une « représentation » de l’organisation prosodique de la langue. Bipolarisation et dominante finale constituent l’accent métrique : « il ne s’agit pas d’un accent distinct, mais d’un accent initial ou terminal non emphatique, qui obéit pour sa réalisation phonétique et physique aux mêmes règles qu’un accent ordinaire — la seule différence étant qu’il est associé en tant que tel à la frontière de vers. » (p. 61) Dès lors il peut s’engager un jeu de concordance ou de non concordance entre la structure et la prosodie de la langue ; la spatialité du vers libre n’est pas ici considérée comme une propriété autonome, mais elle est envisagée en rapport avec le facteur linguistique : ainsi le vers « met en évidence la structure en la projetant dans l’espace, en soulignant ses frontières et en isolant ses unités » (p. 62). Cela dans le cas de concordance ; dans les autres cas « le poème met en relief le caractère artificiel, arbitraire et “libre” du vers lui-même » (p. 63). Peut-être pourrait-on ajouter que lorsqu’il se compose ainsi le vers, déjouant la focalisation, opérant la disjonction des plans linguistiques et métriques produit aussi un type particulier d’effet rythmique : celui-là même qui va se généraliser dans la poésie française après la période envisagée par M. Murat, sous l’influence de la poésie américaine. Ainsi la métrique d’une langue possédant un accent lexical a-t-elle influé sur celle d’une langue qui en est dépourvue ; des effets inédits, spécifiques, y ont été produits, qui ont fait l’objet du travail d’exploration des poètes.
20Dans la dernière section (p. 63) de ce chapitre dense, M. Murat reprend de manière synthétique les principaux résultats auxquels il a abouti : les frontières de vers génèrent seules un accent métrique, mais les « têtes accentuelles » qui émergent dans le vers et en constituent l’organisation rythmique interne « sont nécessaires à une analyse stylistique ». Au rôle de l’accent métrique terminal qui, comme nous venons de le voir, « confirme ou contrarie la prosodie linguistique », répond — modèle bipolaire — l’importance de l’accent initial. Quant à la segmentation, elle joue le rôle majeur d’ « opérateur de focalisation ». Dès lors, l’idée forte est avancée selon laquelle « le vers est dans bien des cas une focalisation volontariste, expressive et paradoxale ». On retrouve ici l’idée d’expressivité : certes il s’agit bien avec le vers libre d’une « représentation » de la prosodie de la langue ; mais cette représentation n’a bien évidemment rien d’une imitation du discours le plus commun. Projetée dans l’espace, la langue donne à voir la variété sémantique et rythmique de ses combinaisons, dont les poètes jouent.
21Ce modèle théorique, solidement établi, va constituer le socle des analyses qui suivent, consacrées à l’histoire de la forme et à l’exploration de sa polymorphie.
22L’histoire du vers libre telle que M. Murat la restitue évite toute téléologie : c’est une histoire discontinue, faite à la fois de hasard et de détermination. L’attente de nouveauté, dans la période, a lieu du côté du vers, et le vers libre est l’une des voies qui s’ouvre (l’autre étant la sophistication métrique). Il s’agit dès lors de montrer d’où émerge ce vers, ce qui y prédispose. Les facteurs sont multiples : du côté des formes, l’émergence a lieu à partir du poème en prose, mais aussi à partir de pratiques de traduction ou d’adaptation d’œuvres étrangères ; du côté des poètes, l’influence d’auteurs nés hors de France s’avère décisive. Enfin, la forme ne commence à exister qu’à partir du moment où elle est reçue comme telle. En ce sens, Mallarmé rédige la « fiction théorique » de l’apparition de la forme, c’est-à-dire le hasard objectif que représente la coïncidence de la mort de Hugo avec la naissance du vers libre.
23L’idée selon laquelle une forme doit être « produite et reçue comme nouvelle » pour exister en tant que telle fait le fond des analyses que M. Murat consacre au « prototype à contretemps » qu’est le vers libre de Rimbaud et à « l’oubli de Laforgue ». Les deux poèmes des Illuminations que nous considérons habituellement comme du vers libre, en effet (soit « Marine » et « Mouvement », qui sont ici distingués par une fine analyse technique : c’est dans le deuxième que le vers libre émerge véritablement) se déterminent à partir du poème en prose et devaient de fait être considérés comme tels par leurs premiers lecteurs. Si Rimbaud crée le vers libre, il ne revendique pas la forme et son influence sur sa naissance n’est pas décisive.
24Quant à Laforgue, il se trouve nettement en avance sur ses contemporains vers-libristes : hormis la présence de la rime en effet, son vers se trouve tout près du standard moderniste. M. Murat met en évidence deux points importants : d’abord, que Laforgue ne vise pas à une transgression ; simplement il « oublie » de compter — et cet oubli agit « sur un fond de mémoire ». Ensuite, que cet « oubli » est proprement fondateur de l’expressivité du vers de Laforgue : « Le continuum du discours poétique reste soutenu par la mesure du vers, et presque toujours […] par la rime, mais il est fragmenté de points d’oubli dont la distribution, en partie aléatoire, donne une idée des mouvements de l’âme. » (p. 82). Laforgue serait donc le seul poète du tout premier moment d’émergence du vers libre à avoir véritablement réussi l’application d’un point central de la théorie vers-libriste : celui d’une expression de l’intériorité par la forme libre. Comparant les vers libres de Laforgue avec le recueil précédent, Des Fleurs de bonne volonté, dont certains des derniers poèmes sont la récriture, M. Murat montre comment une poétique symboliste de la densité de l’expression avait atteint ses limites, et comment la poésie gagne chez Laforgue à basculer dans la ductilité du vers nouveau : ce que précisément les vers-libristes ne feront pas. La mort de Laforgue, la marginalité dans cette période (1889–1890) de Maeterlinck et Claudel, tout cela cependant contribue à leur laisser la place — et tout d’abord à leur chef de file, Gustave Kahn.
25Gustave Kahn est le poète qui a bâti « sa carrière d’homme de lettres » sur le vers libre : il en est l’inventeur autoproclamé. M. Murat s’attache à montrer ce qu’avait perçu Mallarmé : ce que Kahn a inventé ce n’est pas le vers libre, mais un vers libre. De fait ce n’est pas la simplicité de la structure décrite dans le premier chapitre du livre que revendique Kahn : c’est en fait une détermination stylistique de la forme, systématisée à partir d’une conception fausse de l’accentuation dans le vers. Le vers de Kahn est libre mais sa liberté est définie par autre chose que ce qui la constitue réellement. Ce vers repose en effet sur une théorie « accentualiste » qui le considère — selon les termes mêmes de Kahn — comme formé d’« unités » constituant « un fragment le plus court possible figurant un arrêt de voix ou arrêt de sens ». Une confusion a donc lieu « entre structure et diction » du vers ; de plus, pour Kahn, le vers, ou mieux encore la « strophe libre » doit reposer sur un système de couplage par allitérations et assonances, censées en assurer l’unité harmonique. Peu importe finalement la fausseté de la théorie : Kahn produit bien des vers libres ; le problème est que le système de couplage sur lequel il repose ne peut fonctionner de manière systématique et produit de toute manière des effets esthétiques plus que douteux. Il ne se lie pas par surcroît de manière conceptuellement claire à l’intériorité qu’il s’agit d’exprimer musicalement : « la métrique de Kahn est relative, c’est-à-dire subordonnée à un mimétisme psychologique dont les règles sont introuvables » (p.102). M. Murat se plonge malgré tout dans une analyse formelle détaillée de ces objets étranges que sont les poèmes de Kahn, mettant en évidence leur caractère fondamentalement indécis, aussi bien en ce qui concerne la métrique que la mise en page.
26Le contraste est complet, avec le caractère radical du geste qui conduit Apollinaire à segmenter en vers libre le conte de la Maison des morts. M. Murat commence par confirmer l’hypothèse de l’antériorité de la prose, nécessaire aux analyses qui suivent : Apollinaire instaure d’un coup la forme dans sa simplicité maximale — c’est le fameux geste que nous avons déjà mentionné, sur le caractère imprédictible duquel M. Murat insiste. Ce geste met en évidence le fait que la segmentation du discours « est nécessaire et suffisante pour produire le vers libre », ainsi que l’importance des données visuelles dans la perception de la forme. Il en installe d’un coup la « pleine autonomie », à la différence des théories de Kahn par exemple.
27C’est sur ce rôle majeur accordé à Apollinaire — et ce jugement se confirmera, dans la suite des analyses — que M. Murat achève la première partie de son livre : chez les surréalistes, le vers « n’est plus le moteur ni l’enjeu d’une histoire de la poésie » (p. 118) ; il sert de « structure régulatrice » au flux du discours automatique, ce que la dernière étude du livre, consacrée à Breton, s’attachera à montrer.
28La polymorphie du vers libre joue à différents niveaux : l’examen successif et méthodique de ces niveaux fait l’objet de la deuxième partie du livre.
29M. Murat commence par mettre en évidence les différents modes d’assouplissement de la forme du vers régulier qui ont accompagné le vers libre et se sont souvent mêlés à lui : le « vers libéré », le « dodécasyllabe », les « jeux à côté ». Il en résulte une polymorphie difficile à interpréter, dans ses rapports toujours étroits avec le vers compté. M. Murat tranche, en choisissant d’interpréter les vers indécis dans la perspective du nouveau système plutôt que de l’ancien ; mais il faut parfois faire des infractions à ce choix. La question se pose aussi dans le cas où la longueur du vers libre voisine avec celle d’un vers court tel que l’octosyllabe ; là encore, se pose le problème de la captation du vers nouveau par l’ancien système : tout est, en définitive, affaire de contexte.
30L’introduction de cette notion de contexte métrique renvoie à un niveau supérieur au vers : celui des superstructures dans lequel il s’organise, dans le cas du vers régulier. Avec le vers libre, cette périodicité régulatrice disparaît. En son absence, c’est la mémoire métrique qui prend le relais, et permet de réaliser selon l’ancien système des vers ou des modules métriques insérés dans des vers libres. L’emblème en est selon M. Murat le célèbre monostique d’Apollinaire — encore lui — intitulé « Chantre » : celui-ci, isolé, ne peut être réalisé comme un alexandrin qu’en vertu d’une actualisation par le lecteur d’un schème métrique déposé dans sa mémoire de poésie. Et M. Murat d’ajouter que « cette perspective donne à la tradition poétique tout entière un statut presque fantomatique » (p. 136). « Chantre » est un « spectre » : le spectre du mètre. Une telle idée ne serait pas étrangère à Roubaud, n’était le jugement de valeur qui en découle.
31Les « modes du rapprochement des deux formes » que « Chantre » condense et dont il est l’emblème, en effet, sont multiples et en cela même, passionnants ; mais surtout, selon M. Murat, il est un moment de l’histoire de la poésie française où ces formes se renforcent l’une par l’autre ; c’est le cas par exemple chez Apollinaire — toujours lui — par exemple dans le Musicien de Saint-Merry : « jamais le pouvoir de résonance hyperbolique, presque magique, du vers, n’a été mieux en évidence. » (p. 138) Loin de manifester le retour du refoulé, un tel poème représente donc selon M. Murat un sommet, un moment privilégié dans l’évolution des formes. Quant à « L’exception de Saint-John Perse », l’analyse de son œuvre permet au critique de refuser toute consistance structurelle à la notion de verset, tout en montrant comment le poète intègre l’ancienne forme au vers libre. Cela ne va pas sans ambiguïté : aussi est-ce avant la gloire du Nobel que cette œuvre tout entière appelle que M. Murat choisit d’interrompre, explicitement, son livre.
32La question de la rime, qui est examinée ensuite, permet de distinguer nettement le vers-librisme symboliste du vers libre standard : pour les vers-libristes, il n’y a pas de contradiction entre l’abandon du vers régulier et le maintient de la rime. Simplement, le processus est celui d’une « désystématisation » de celle-ci, par « abandon du principe de périodicité » (p. 148). Ce dérèglement est vu par M. Murat comme un « compromis conservateur » compensant l’introduction de la forme nouvelle ; pour les vers-libristes, la rime — dont ils font bouger tous les paramètres — est l’un des instruments de la musicalité de la poésie, par laquelle ils visent à l’expression subjective. La rime est considérée par Mockel comme l’une des « formes-musiques » (p. 151) de la poésie ; aussi M. Murat analyse-t-il patiemment les différents « degrés de cohésion » du système chez les symbolistes : la « rime saturée », plus ou moins stable et prévisible, la « rime intermittente », qui peut être compensée par des échos internes... Tels sont des modes de « nappage » du poème par la rime. À cette occasion, M. Murat fait la preuve de sa capacité à épouser mentalement le mouvement du poème pour nous en restituer le processus de composition, dans une sorte d’approche génétique purement intuitive (une forme de reconstitution historique si l’on veut) : on le voit bien à propos de l’analyse du Porcher de Vielé-Griffin ; ce sera plus impressionnant encore lorsqu’il s’agira d’un poète aimé, comme Péguy.
33Le chapitre consacré à la mise en page est l’occasion d’aborder avec minutie les différents paramètres typographiques : vers alignés, vers variés, verset, vers en forme de prose. Là encore, l’ensemble du système bouge, produisant des effets de concordance ou de non-concordance entre le vers et sa position sur la page, ce qui dans certains cas produit des effets de brouillage, favorise, dans d’autres, l’intelligibilité de la forme.
34Enfin, la deuxième partie du livre se clôt sur un chapitre important consacré à « L’allure du poème ». M. Murat se situe ici au niveau de la configuration d’ensemble, du rythme global du poème : les « poèmes continus » seront, de par leur « continuum graphique », l’allure caractéristique des poèmes surréalistes et de la mise en œuvre du flux automatique ; les « poèmes en séquences », en revanche, joueront d’effets de « rythme plastique susceptible d’être interprétés analogiquement comme des variations de vitesse, de densité ou d’intensité. » (p. 181) Nous avons déjà dit un mot de la conception de la spatialité du poème qui s’exprime ici. Quant aux poèmes en distiques, ils montrent de quelle manière le nouveau système intègre une forme de la tradition, qui ne peut être qu’une forme simple. En tant que « composition modulaire par séquences isochrones, de dimension assez brève », le distique impose « des contraintes à l’organisation syntaxique, et par conséquent rhétorique, du discours » ; ils fonctionnent donc très précisément à l’inverse du poème en rimes suivies : la forme du distique bloque l’expansion de la période, et l’ensemble constitue un « dispositif anti-rhétorique » (p. 188). Dès lors, selon M. Murat, « le rythme s’intériorise, et avec lui la voix subjective se déplace » (p.189). Le chemin est tracé pour l’analyse du distique de Claudel, qui figure dans la partie « Styles ».
35En ce qui concerne les superstructures constitutives de l’ancien système, et en l’occurrence, la strophe, elles se trouvent à la fois englobées et assouplies dans le vers libre, sous des formes multiples, allant de la reprise de strophes traditionnelles à la « strophe analytique » des vers-libristes, en passant par les « formes cycliques ». Les strophes traditionnelles peuvent être rimées (avec dominance attendue des formes les plus simples, telles le quatrain), ou bien purement typographiques, produisant ainsi « une image de la strophe » (p. 190) : l’ensemble du système, du continuum à ces amorces de superstructure, offre « une large gamme de transitions ». Il se détermine donc une « disposition globale du poème (qui) commande la composition formelle des recueils et assure la lisibilité » (p. 190). En ce qui concerne les formes cycliques, le mouvement va dans l’autre sens, dans la mesure où le « modèle de la chanson » a servi « de référence et de caution à un ensemble de recherches nouvelles » (p. 191) : il s’agit donc dès l’origine d’un point d’ouverture dans la tradition, non d’une superstructure fermement établie que la forme nouvelle englobe, assouplit, et finit par dissoudre. Enfin, la « strophe analytique » des vers-libristes correspond à son niveau à l’idée du vers comme « analyse logique » de la période : cela fait de la strophe « l’unité centrale » de cette poésie ; M. Murat en met en évidence la dynamique de composition à travers l’analyse d’un long poème narratif de Vielé-Griffin, la chevauchée d’Yeldis, qui aura encore les faveurs de Breton ; on devine, à distance, l’opposition stricte qui s’établit pour le critique avec La Maison des morts.
36Enfin, le livre consacre une section à la description rigoureuse des « poèmes espacés » de Reverdy. Il s’agit pour le poète de s’approprier l’espace laissé libre de la page et d’en tirer des effets esthétiques, produisant ainsi « une organisation de l’espace lisible » tout à fait distincte des calligrammes d’Apollinaire. La manière dont le poème se dispose sur la page ainsi est ici minutieusement décrite et les principes qui ont pu les gouverner font l’objet d’une convaincante reconstitution. Du point de vue métrique, on en conclut que le vers libre de Reverdy englobe le vers régulier, mais de manière très différente de Perse : ce n’est pas la périodicité qui fait le mètre, mais la « structure métrique », « suffisamment prégnante » d’unités disposées en évidence. Or c’est précisément la prégnance de cette structure qui permet au poète d’inventer ce que M. Murat appelle le « vers bilinéaire », jouant ainsi avec l’espace de la page. Les recours à ces structures produit, paradoxalement, une forme d’affranchissement : « ici, le mètre vient assouplir le cadre typographique, il permet un déploiement sur plusieurs plans simultanés » (p. 208). Les moyens de la tradition sont réintégrés dans une esthétique moderniste, offrant selon M. Murat « une des plus justes solutions aux rapports (du vers libre) avec le vers métrique » (p. 212). Ce dispositif, malgré tout, exige une forme particulière de « concentration » que le poète lui-même perdra, et qui en rend malaisée l’imitation (ce qui est une manière discrète mais efficace d’écarter Cocteau). Tout juste pourrait-on ajouter qu’il nous semble possible, là encore, d’inscrire Reverdy dans une poétique de l’expressivité, comme l’indiquent les textes théoriques qu’il a consacrés à son art : mais alors il s’agit d’une expressivité refondée, plus conséquente que celle du vers-librisme quant aux moyens de sa théorisation, et tout à fait différente quant à ses résultats.
37Le dernière partie du livre, intitulée « Styles », n’a rien d’un ajout postiche à une typologie d’ensemble : d’une part, comme le critique l’a précisé en ouverture, la simplicité de la structure et sa polymorphie confèrent une importance décisive au facteur stylistique dans l’analyse de la forme ; d’autre part, il s’agit de montrer comment celle-ci a pu s’avérer apte à l’élaboration de grands ensembles, qu’il s’agisse de recueils ou, mieux encore, de longs poèmes. Ajoutons que chacun des quatre poètes retenus s’inscrit, de la manière qui lui est propre, dans une idéologie de l’expressivité ; aussi ces études couronnent-elles — croyons-nous — la mise en évidence d’une certaine pratique de la forme, et, d’une certaine conception du contrôle du sujet écrivant (qui n’est pas l’introuvable « sujet lyrique »).
38La première étude est consacrée aux Poèmes de A.O. Barnabooth de Larbaud, grand exemple du whitmanisme français et illustration du cosmopolitisme originel de la forme. M. Murat met d’abord en évidence les contradictions propres au « dispositif fictionnel » singulier du livre, entre une idéologie de l’expressivité et le relais par une instance énonciative ne pouvant être, dans les termes de Whitman, une « simple separate person ». Dès lors il faut « faire abstraction de la fiction et rendre à Larbaud les poèmes du riche amateur », pour en analyser la forme. Ayant écarté la poétique pulsionnelle du « borborygme », M. Murat met en évidence deux allures spécifiques du poème, qui représentent deux virtualités de la forme s’appuyant l’une sur l’autre : une allure prosaïque, à propos de laquelle Larbaud avance la belle idée selon laquelle ses amis y reconnaissent le ton de sa conversation familière, et une allure de la modulation lyrique. Larbaud produit ainsi le premier recueil entièrement composé de la variante standard de la forme (par rapport à Laforgue dont il est proche, il se caractérise par l’abandon de la rime) ; cependant, il n’assume pas entièrement ce geste, à la différence d’Apollinaire — toujours lui — endurant le mépris et demandant pardon par avance : « poète classique (Larbaud) a inventé un poète moderniste qui n’existait pas » (p. 234), conclut M. Murat.
39L’analyse du distique de Claudel oriente l’attention vers une part de l’œuvre du poète moins connue et moins célébrée que le théâtre ou le lyrisme des Cinq grandes odes, qui mettent en œuvre un autre vers. On retrouve ici la forme décrite dans la section consacrée aux allures du poème, mais M. Murat met en évidence ce qui procède plus spécifiquement dans le distique de Claudel d’une « conversion » de l’alexandrin — le terme n’est pas pris au hasard — du fait d’une « forte structure binaire » (p. 249) (parallélisme interne et couplage par la rime). Ce n’est pas au parallélisme interne — trop contraignant — mais à la rime qu’il revient de déterminer la forme, par délimitation externe, et cela a pour conséquence d’en favoriser la plasticité (ce qui autorise M. Murat à parler de « prose rimée »). La rime joue un rôle de guide de la parole poétique, manifestant la « vertu d’humilité » du poète. Ces caractéristiques formelles et spirituelles inscrivent dès lors le distique « dans une généalogie symbolique : (la rime) est au parallélisme, forme prégnante du psaume, ce que le Nouveau Testament est à l’Ancien. Elle est issue, historiquement, de la poésie liturgique : hymnes, séquences, proses, antiennes qui peuplent le missel et le bréviaire dont Claudel avait une pratique quotidienne. » (p. 257). M. Murat évoque à ce propos une « dimension hiéronymienne » du projet de Claudel : celle de produire « une poésie qui soit en propre celle du catholicisme romain. » (p. 257) Ce n’est pas une petite ambition pour le vers libre que d’en faire l’instrument d’un renouvellement de la liturgie.
40M. Murat consacre la troisième étude du livre à un autre grand poète chrétien, souvent négligé, qui est Péguy. L’analyse du Porche du mystère de la deuxième vertu permet au critique de mettre en évidence la possibilité pour le vers libre de se développer en de vastes compositions. Dans ce déploiement de la forme par Péguy, la ponctuation joue un rôle fondamental, ce qui explique le titre de l’étude (« Ponctuations de Péguy »). D’abord, parce que Péguy a mis au point dans sa prose une « manière de ponctuer, où le rythme prévaut sur l’organisation logico-grammaticale » (p. 265). Ensuite, parce que la principale originalité du poème relève d’une invention dans le rapport du vers à sa ponctuation : celle de terminer chacun d’eux par un point. C’est au « point de tangence » de la prose et du vers, dans le prosimètre du Mystère de la charité de Jeanne d’Arc, qu’émerge la forme nouvelle, qui s’exprime pour la première fois dans un grand ajout sur épreuves que M. Murat qualifie de « moment inspiré, définitif », dans lequel « tout est donné d’un coup » (p. 269). On retrouve dans le poème de Péguy la variété d’effets qui caractérisait le recueil de Larbaud, soit la possibilité d’user d’une « large gamme » expressive, allant « d’un discours familier, mené à bâtons rompus, jusqu’à la méditation lyrique. » (p. 271) Une analyse précise des différentes allures du poème suit cette description globale, dans laquelle les rapports de la ponctuation, du vers et de la syntaxe jouent le rôle majeur ; il en résulte l’idée selon laquelle la ponctuation n’a pas seulement chez Péguy une fonction sémantico-rythmique. Selon M. Murat, son effet lui confère en dernière analyse un « sens spirituel » : le poème étant « partie prenante d’une pensée de l’incarnation », « la virgule, le point, la parenthèse, le blanc, le retrait, la majuscule, ne sont pas les éléments d’un système formel, mais en quelque sorte les acteurs de ce mystère, qu’ils inscrivent dans l’espace et dans le temps ». On peut en prendre pour exemple le vers achevé par un point, qui constitue une unité en soi, comme « chaque être est une preuve suffisante » (p. 278) ; « par la plénitude de chacun de ses moments, (ce vers) dit le temps de Dieu ». Par ailleurs, le déploiement du poème tel que M. Murat le décrit interdit de fait tout développement mécanique de la parole, tel que le vers régulier est susceptible d’en engendrer (comme on l’a souvent reproché à Péguy) ; aussi le critique en déduit-il l’idée forte selon laquelle « le vers libre de Péguy est à l’image du libre-arbitre » qui « exige l’intériorisation des règles du jeu » (pp. 286-287). Dans le vers-libre, loin de se livrer tout entier aux délices d’une liberté sans entraves, tout autant qu’à une vaine liberté d’où procèderait de l’informe, contrairement à deux idées reçues symétriquement opposées, le poète doit « inventer sa propre mesure » et « surmonter » ainsi la pulsion entraînant sa parole. Le vers ponctué est selon M. Murat l’emblème de cette intériorisation de la règle : « le point où la technique devient vision ». Il nous semble qu’au-delà même de l’analyse singulière, il y a là une idée tout aussi lumineuse que précieuse : la forme du poème est pensée dans son rapport avec le processus dont elle procède (l’analyse des manuscrits du Porche est à cet égard déterminante ; mais elle n’est pas nécessaire) ; dès lors, sa composition peut être rapprochée d’un exercice spirituel. Cela permet de penser la composition du poème en rapport avec le concept de subjectivation forgé par Foucault, dans lequel la maîtrise de soi (dont le ressors est ici nommé « libre arbitre ») se conquiert dans des pratiques dont la forme générale est celle du rapport à soi. Certains domaines de la poésie en vers régulier peuvent être considérés comme des modes de subjectivation : la poésie des troubadours, la poésie de la méditation, à la Renaissance… le livre de M. Murat permet d’y intégrer certains grands poètes du vers libre, ceux pour qui ce vers « brûle […] une énergie considérable », ne donnant ainsi lieu « qu’à une production restreinte » (p. 68). Le premier Reverdy, avec sa « faculté de concentration », est de ceux-là ; c’est aussi le cas de Breton, si l’on en croit la dernière étude du livre, consacrée au « Contrôle du lyrisme » chez ce poète.
41C’est par rapport aux textes automatiques et aux poèmes-collages, et non par rapport à l’alexandrin, que se différencie le vers libre de Breton, nous dit M. Murat, c’est-à-dire par la découpe d’un discours continu : ce vers manifeste donc une « décision » et porte « la marque indiscutable des choix de l’auteur ». Se trouve interdit dès lors le développement de « l’écriture périodique » caractéristique de Breton, au profit d’une « contrainte de densité rythmique et métaphorique qui éloigne le risque de logomachie. » (p. 295) Nous avons là l’application stricte de ce qui était décrit dans la section de la première partie consacrée à la segmentation : le vers libre joue un rôle déterminant dans la structuration du discours. Dans les poèmes de la maturité, Breton vise à en rétablir la continuité, accentuant encore ainsi la part de contrôle de l’expression : ce vers doit donc être « considéré (chez Breton) comme un instrument de contention du lyrisme (régulant) dans l’invention même du discours le surgissement de l’automatisme » (p. 298), ce qui a pour effet de produire « un degré acceptable d’individuation » des poèmes. Mais aussi c’est à une « violence redoutable » que le poète s’affronte, et à laquelle il donne forme ; on peut y reconnaître la « pulsion à surmonter » dont il a été question à propos de Péguy. Le vers libre représente ainsi chez Breton le mode privilégié du « cadrage » de l’expression lyrique et de son « dépassement spasmodique » : « fonction de régie ou de vigie, incorporée au mouvement de l’écriture » (p. 305). Il en manifeste aussi, éventuellement, la défaillance, lorsque le sujet ne parvient pas à tenir le fil.
42On l’a vu : le livre de Michel Murat produit un savoir assuré sur son objet ; il permet de revenir sur nombre d’idées reçues, relativement au vers libre et à sa pratique. À sa lecture, il se dégage une nouvelle image de ce vers ; aussi l’étude, loin de se refermer sur elle-même, ce qui peut être le risque de l’extrême rigueur, ouvre-t-elle au contraire le champ de la lecture et de la recherche. Cependant ce parcours passionnant ne va pas sans un pointe de mélancolie : Michel Murat rend compte du vers libre avant qu’il ne devienne le « marteau sans maître » de la poésie et qu’il ne se standardise définitivement (p. 309), devenant ce « Vers International Libre », dominant, qui fait l’objet des critiques de Roubaud ; il y a de quoi être inquiet, si désormais ce vers-là et lui seul « s’identifie à la destinée littéraire de la poésie. » (p. 310) Or, sans même parler des tentatives de réinvention d’une métrique sur d’autres bases, il n’est pas sûr que la polymorphie de ce vers soit réellement derrière lui, dès les années 20. On peut contester, nous semble-t-il, l’idée selon laquelle la poésie de l’après-guerre serait sur ce point sans invention formelle : question d’attention, peut-être. Mais c’est un autre débat.
43Reste à dire ceci : il y a dans le livre de Michel Murat de quoi satisfaire à la fois les amoureux fervents de la poésie et les savants austères qui l’étudient, qui font parfois une seule et même personne.