L’événement littéraire au XIXème siècle
1Le recueil collectif se compose d’une introduction par Corinne Saminadayar-Perrin, situant le problème méthodologiquement et dans le cadre de la recherche actuelle, et de 17 participations organisées en trois parties : « L’événement littéraire : une définition problématique », « Faire événement : scénographies de la rupture », « Tintamarres médiatiques ». Les nombreux renvois croisés, entre articles, participent à la cohésion de l’ensemble, à sa nature de travail collectif. La bibliographie, les renvois en cours de volume entretiennent le débat avec les travaux publiés récemment sur des questions connexes (périodisation en histoire littéraire, événement et sciences humaines, événement et littérature, « révolutions » littéraires…). La forme interrogative du titre, en écho à des titres récents d’ouvrages ou d’articles sur la question de l’événement (« Qu’est-ce qui fait date en littérature ? », 2002 ; « Que se passe-t-il ?... », 2004 ; « Que m’arrive-t-il ? », 2006) met le doigt sur ce qui résiste dans la pensée de l’événement littéraire, objet toujours construit, donc à construire au plan critique aussi, d’où de nombreux « paradoxes » et pas de solution unique, même si c’est à l’intérieur d’un consensus sur le fait que le régime de « l’événement » met sa griffe caractéristique sur le xixe siècle littéraire. Il appelle à un travail documentaire aussi bien que théorique, et sur les deux plans, cet ouvrage collectif est aussi informé que productif. Qu’est-ce qui a été pris pour événement littéraire et désigné comme tel, quelles instances l’ont constitué ? Que peut-on appeler « événement littéraire », quelles en sont les conditions de possibilité, la fonction et le mode de construction ? La réflexion engage histoire et littérature sans être exactement « histoire littéraire » : ou plutôt, elle fait de l’histoire littéraire en même temps que de la littérature le point et l’enjeu de son interrogation, l’une et l’autre étant mise en dialogue, seul moyen peut-être de déployer un regard historique sur la littérature sans avoir à demander à l’histoire littéraire ce qu’est la littérature. Il s’agit de questionner la production d’intelligibilité de forme historique qui a lieu et a eu lieu au sujet de la littérature ; il s’agit d’analyser le mouvement d’émergence et de développement d’un type de recherche d’intelligibilité critique d’une part, d’une opérativité médiatique d’autre part (« c’est le dix-neuvième siècle qui invente le régime moderne de l’événement littéraire », p. 11).
2La première partie s’étend sur le xixe siècle en partant du Génie du christianisme et en s’achevant sur l’Introduction à l’étude de la stratégie littéraire de Fernand Divoire (1912) ; ou encore elle part d’une invention (Alain Vaillant, « L’invention de l’événement littéraire » : invention par le Chateaubriand de 1802 et réinvention à la fin du siècle, « pré-histoire » et histoire de l’événement littéraire au sens d’aujourd’hui) et s’achève sur une naissance (« La naissance du concept de “stratégie littéraire” avant 1914 : du bon usage des catégories sociologiques en histoire littéraire »). Outre une définition de l’« événement littéraire » et une réflexion sur l’application de la notion « événement » au domaine de l’écrit (Alain Vaillant), elle situe l’objet par rapport à la sociologie littéraire, à l’histoire de ses commencements et à ses méthodes (Alain Vaillant, Jean-Yves Mollier).
3Élodie Saliceto (« Madame de Staël, l’événement paradoxal »), montre comment le motif de l’homme-événement se substitue à celui de la grande œuvre. José-Luis Diaz (« Révolutions de la littérature (après 1830) ») interroge le modèle événementiel révolutionnaire sous son aspect non triomphant et non sacré, sous le signe d’une histoire accélérée ou vécue comme telle, obligeant à intégrer la discontinuité en histoire littéraire. Stéphanie Dord-Crouslé (« Evénement littéraire et culte de l’art éternel chez Flaubert. Rigueur des principes et petits arrangements pratiques ») suit un Flaubert qui s’intègre et se fait aux us médiatiques en littérature. Corinne Saminadayar-Perrin (« L’événement littéraire dans la fiction : une représentation critique ») montre comment le roman historique de la période romantique donne une image de la vie littéraire du passé qui reflète sa propre conscience de vivre l’avènement d’un « régime événementiel de la littérature » : évocation fictive du passé et tableau romanesque des milieux littéraires présents ont la vue remplie du même objet.
4La deuxième partie rassemble des travaux qui analysent la façon dont un événement a été (re)construit comme tel par un et des discours, ou proposent de nouvelles lectures d’un objet, événement reçu pour tel qui se reconfigure devant nos yeux critiques, ou inversement non reconnu pour tel, mais appelé à être vu autrement et à modifier notre perspective. Myriam Roman (« La “bataille” d’Hernani racontée au xixe siècle : pour une version romantique de la “querelle” ») dégage les caractéristiques de cet événement littéraire devenu archétypique pour nous, elle suit les infléchissements donnés à la mémoire de l’événement jusqu’à la fin du siècle : commémoration, routine et rejet, mais aussi permanence, sous de nouvelles formes, du principe de rupture initié par « la » bataille. Olivier Bara (« Le triomphe de Lucrèce de Ponsard (1843) et la mort annoncée du drame romantique : construction médiatique d’un événement théâtral ») déconstruit un événement donné pour tel par les manuels d’histoire littéraire et propose une « nouvelle configuration de l’événement » ouvrant à un autre type de périodisation. Thomas Bouchet (« Couper-coudre. La fabrication de Napoléon-le-Petit (1851-1877) ») veut montrer que le baptême de Louis Napoléon par Hugo, devant l’Assemblée, sous le nom de « Napoléon-le-Petit », relève de l’événement littéraire. Jean-Marc Seillan (« Petite histoire d’une révolution épistémologique : la captation de l’héritage d’Alexandre Dumas par Jules Verne ») présente dans la lutte du roman géographique et du roman historique un événement littéraire non relayé par la célébrité. Jean-Marie Roulin (« De l’édition comme événement littéraire : le cas de La Chanson de Roland ») montre d’une manière passionnante comment le « premier grand monument de la littérature français », le texte médiéval inaugurateur de La Chanson de Roland, a été découvert (en tant que manuscrit) et inventé (en tant que « premier monument » de notre littérature), en 1837 (pour le manuscrit, qui reçoit alors le nom sous lequel nous le désignons) et dans le cours du xixe siècle (pour le monument national), venant remplir un horizon d’attente, un « désir » créé, dans le long terme, depuis le xviiie siècle.
5Dans la troisième partie sont présentées plusieurs études de cas, éclairant non seulement les relais médiatiques de l’œuvre littéraire, mais, plus finement, l’imbrication du médiatique et du littéraire, du média et de son objet, dans un autre objet, littéraire à part entière et médiatique d’un seul tenant (Marie-ève Therenty) ou marqué d’une hétérogénéité constitutive (Silvia Disegni). Les études couvrent ici en grande partie la seconde partie et la fin du xixe siècle, plein moment du « tintamarre médiatique », mais pas seulement : Vincent Laisney (« Aux sources d’un événement littéraire méconnu : le “Cénacle” de Joseph Delorme ») analyse la constitution et la dissolution, en société et en littérature, d’une « camaraderie » littéraire (cet échange de bons procédés dont Latouche fit sa cible en 1829). Marie-ève Therenty (« Le puffisme littéraire. Sur les steeple-chases romanesques au xixe siècle ») examine le « puff » (une fiction de nature à la fois publicitaire et littéraire) et en particulier une de ses formes, le steeple-chase (soit un roman-feuilleton, collectif, qui constitue une énigme pour le lecteur et une joute pour les auteurs), le premier exemple datant de 1845, le dernier évoqué datant de 1895. Yoan Vérilhac (« Le manifeste littéraire aux temps symbolistes et l’inscription du littéraire dans le médiatique ») montre dans le « travail manifestaire » des années symbolistes une connivence paradoxale avec le grande presse et ses procédés, l’acceptation de la médiatisation et sa gestion au nom de la littérature. René-Pierre Colin (« Chatouiller le dragon ou du bon usage des procès littéraires : Louis Desprez et Paul Bonnetain en Cour d’assises ») fait revivre deux procès littéraires, en1884, d’écrivains naturalistes publiés chez le même Kistemaeckers : tout permet et valide la comparaison mais tout diffère dans l’usage du procès. Silvia Disegni (« L’interdiction de la pièce La fille Elisa (1891) : événement littéraire, politique, médiatique ? ») montre l’imbrication du médiatique, du politique et du littéraire, dans un événement qui fait jouer la censure et l’auto-censure, les discussions parlementaires et la grande presse.