Le Graal, un mythe chrétien entre fiction et théologie
1L’ouvrage de J.-R. Valette prend pour objet les Hauts Livres du Graal que sont les romans en prose du Perlesvaus, L’Estoire del Saint Graal, La Queste del Saint Graal ainsi que la trilogie attribuée à Robert de Boron. Il s’agit d’un travail d’importance qui renoue avec les recherches sur le Graal en littérature sous un angle complexe et savant. Les œuvres retenues sont en effet considérées comme des moyens d’édification par le biais de fictions où le Graal apparaît comme le medium privilégié entre l’homme et Dieu. Entre littérature, poétique et théologie, l’auteur exploite un champ de recherches transversales jusque là négligé. Jusqu’à présent, les travaux sur la matière graalienne rejoignent séparément les domaines de l’ethno-religieux, de l’invention artistique et de la spéculation théologique. Laissant de côté le premier aspect, l’auteur se donne pour but de « s’interroger sur le statut dont jouit la composante théologique au sein du texte romanesque, sur les rapport que la fiction entretient avec la théologie » (p. 16). Il délimite pour cela en introduction son propre espace de recherche, en marge d’une part de l’ésotérisme et des apocryphes dans la mesure où les Hauts Livres du Graal restent des fictions théologiques qui n’engagent pas formellement la croyance, et d’autre part du catharisme. Il se démarque également des travaux antérieurs qui rattachent les textes étudiés à l’idéologie de Cluny ou de Cîteaux. Loin d’en proposer une lecture doctrinale, la théologie mystique et le néoplatonisme chrétien constituent un horizon de référence qui permet de « raisonner non pas en termes de causalité mais d’analogie et de participation, selon les catégories même de la civilisation à laquelle appartiennent la littérature et la théologie du Graal » (p. 55). L’étude des relations entre ces structures mentales et théologiques et les textes littéraires se déroule selon un parcours en quatre étapes abordant la question sous des angles différents : l’analogie (I. « Image et ressemblance »), la révélation (II. « Les signes du Graal »), la vision (III. « Visible et invisible ») et le temps (IV. « L’histoire du salut »).
2À partir des données savantes et théologiques sur le statut de l’image au Moyen Âge, la première partie interroge le rapport de l’homme à Dieu à travers la dialectique de la ressemblance et de la dissemblance. À ce titre, La Queste del Saint Graal occupe une place de choix dans le corpus, dans la mesure où elle « confère au thème de l’image et de la ressemblance son plus grand éclat » (p. 76).
3Du point de vue d’abord anthropologique, les Hauts Livres du Graal présentent des situations où le statut de l’homme-image se manifeste doublement, dans son rapport au monde (« l’homme microcosme ») et dans son rapport à Dieu. C’est ce dernier cas qui retient particulièrement l’attention : dans la Queste, « roman de l’homme intérieur », il s’agit pour les personnages de passer d’une ressemblance à une autre, c'est-à-dire « de quitter les habits d’une chevalerie qui ressemble au monde […] pour revêtir ceux de la chevalerie céleste » (p. 105). Les romans du Graal se rattachent ainsi à la notion de spiritualité intentionnelle et à l’usage du bon arbitre qui permet à l’homme de restaurer sa liberté.
4À partir des trois degrés de liberté exposés par saint Bernard, J.-R. Valette propose ainsi une lecture théologique des œuvres où la quête et les apparitions du Graal favorisent l’itinéraire spirituel des héros. Chacune des libertés, la libertas a necessitate (la volonté ou liberté de l’arbitre), la libertas a peccato (valeur morale et liberté de grâce qui affranchit l’homme du péché) et la libertas a miserio (qui permet la vision spirituelle de Dieu et « délivre définitivement l’homme de l’esclavage de la corruption et de la mort », p. 159), correspond à un degré supplémentaire de ressemblance entre l’homme et Dieu. Au contraire de Gauvain dont le vouloir imparfait le prive de la grâce, Galaad accède aux trois libertés dont le déploiement se manifeste dans la Queste et le Lancelot à travers les diverses apparitions du Graal. Si la quête du Graal illustre dans son ensemble « la condition pécheresse de l’homme in via, c'est-à-dire de la liberté de grâce » (p. 146), la vision finale de Galaad de même que le ravissement initial du narrateur de l’Estoire del Saint Graal s’apparentent à une mort mystique et permettent à l’élu d’accéder à la troisième ressemblance « qui le [Galaad] fait vouloir de la volonté même de Dieu, qui le fait voir de la vision de Dieu » (p. 169).
5À la notion de ressemblance répond également dans les textes celle de dissemblance : au lieu de se rapprocher de l’image divine, l’homme emprunte au contraire l’itinéraire du péché. La notion théologique de « région de dissemblance » s’actualise dans les textes par une représentation d’ordre géographique — l’horrible château du Noir Ermite dans le Perlesvaus par exemple — ou par le système des personnages. En tant que « médiateur de ressemblance » (p. 187), Galaad le chevalier christique permet de mesurer le degré de ressemblance ou de dissemblance des autres personnages. Comme Perlesvaus, il suscite une attente universelle et son absence creuse l’espace de la fiction comme un espace de dissemblance : rejoindre Galaad et les chevaliers célestes ou être privé de leur compagnie, tel est finalement l’enjeu de la Queste.
6À l’issue de cette première partie, l’auteur parvient à articuler de façon particulièrement fine et convaincante la doctrine de l’image et de la ressemblance et la poétique littéraire à travers le prisme du Graal. Les données métaphysiques et théologiques sont clairement synthétisées et exposées sans jamais forcer la lecture des textes. Au contraire, le principe d’analogie présenté en introduction est un mode opératoire efficace qui permet d’éviter l’écueil d’une lecture purement exégétique.
7La deuxième partie aborde le corpus du point de vue de la sémiotique et des théories du signe augustinienne et dionysienne propres au Moyen Âge où les choses sont susceptibles de se lire comme des signes, c'est-à-dire d’entretenir un rapport de ressemblance avec Dieu. En tant que « chose-signe », le Graal peut être appréhendé à la fois sous l’angle ontologique — étudié dans la première partie — et sous l’angle noétique (« le point de vue n’est plus celui de l’aparoir mais du voir et du connaître », p. 214) à travers justement la problématique du signe.
8La confrontation de la poétique et de la sémiotique passe d’abord par la notion de merveilleux. Le mode de perception de la merveille et du miracle souligne dans les textes la prégnance de la première sur le second : ce qui importe avant tout, c’est l’aspect psychologique du miracle, l’effet qu’il produit sur les hommes, et son aspect sémiologique. La perspective subjective participe d’un processus qui transforme la chose en signe, comme en témoigne l’expérience des héros. Le signe merveilleux suit un mécanisme qui mène le sujet de la perception visuelle — la semblance — à la nécessité d’interpréter – la senefiance. Dans les Hauts Livres du Graal prédomine ainsi manifestement la vision augustinienne du miracle, celle qui fait passer « la valeur signifiante du miracle au premier plan ». Quant aux signes du Graal, c’est selon l’auteur « entre le merveilleux profane développé par les romans arthuriens et l’efficacité pastorale recherchée par l’Église qu’il convient sans doute de [les] chercher (p. 272).
9À travers la délimitation d’un champ lexical et conceptuel constitué des termes semblance, senefiance, demostrance, remembrance et certefiance, J.-R. Valette s’intéresse ensuite aux manifestations du sens produit par le signe. L’ensemble apparaît subordonné à la notion de révélation auxquelles de nombreuses scènes sont consacrées. Entre la demostrance qui oriente la semblance vers le dévoilement de la chose et s’adresse à la vision, et la senefiance qui « l’inscrit dans un processus de signification » (p. 285-286) et s’adresse à l’intelligence, le Graal apparaît comme le medium privilégié de la révélation. Comme le rapport de la semblance à la senefiance, la remembrance constitue un principe de structuration des œuvres. Elle repose à travers certains objets sur une double valeur rétrospective et prospective. Toutefois, l’événement essentiel dont les textes évoquent la remembrance reste la Passion à travers la mise en scène récurrente des sacrements du baptême, de la confession, de la communion et de l’ordre et des symboles sacramentaux que sont les formules de bénédiction, les aspersions d’eau bénite et le signe de la croix. Le traitement réservé au Graal en fait par ailleurs un véritable sacramentum : « il appartient bien à ces mystères et à ces signes divins qui jalonnent l’histoire humaine et qui concernent l’accomplissement du dessein de Dieu : il permet en particulier de faire entrer la chevalerie dans l’âge de la grâce » (p. 322). Il rejoint la théorie de Thomas d’Aquin selon laquelle le sacrement revêt un triple aspect commémoratif, démonstratif et prognostique. Or le Graal de la Queste croise justement ce triple symbolisme « en l’associant à un véritable imaginaire du contenant » (p. 328) où le vaissel donné à voir contient la Grâce, devient à Corbenic le lieu des commémorations eucharistiques et recèle finalement à Sarras la promesse de gloire future. Le fonctionnement des signes du Graal est donc d’abord déterminé par « une métaphysique commémorative » (p. 330). Avec la notion de certefiance se pose la question du statut de la vérité constamment identifiée à Dieu dans les Hauts Livres du Graal. Dans la Queste, la distinction du vrai et du faux est avant tout d’ordre moral. La fausseté est ainsi associée au péché et au diable tentateur par opposition au Christ, « seul garant d’une veritas signorum constamment mise à mal par un diable manipulateur » (p. 341).
10L’étude sémiologique aboutit enfin à celle des discours de senefiance dans les nombreuses séquences herméneutiques que présentent les textes. S’appuyant notamment sur les travaux d’Armand Strubel consacrés au discours allégorique, l’auteur souhaite déterminer le lien entre d’un côté les termes et thèmes de l’exégèse et, de l’autre, la langue vulgaire et les milieux littéraires. Face au danger d’une transposition simpliste, il doit se résoudre à « aborder la question sur le mode de l’inspiration, de la transposition ou du comme si » (p. 349). Afin, par ailleurs, de se garder des extrapolations hasardeuses, il lui convient de s’attacher « au plan poétique sur lequel s’actualise le sens » (p. 350). Bien que l’acte herméneutique constitue l’élément essentiel des Hauts Livres du Graal, les Estoires se distinguent ainsi des Questes dans la mesure où elles laissent la senefiance en marge. Les romans du Graal se différencient également selon leur régime sémiologique : soit « le merveilleux parvient à clore le signe herméneutique grâce à la mise en adéquation de la semblance et de la senefiance » (p. 355), soit le texte déjoue la clôture du sens et maintient, sous l’influence de la diabolie, la dissociation du signifiant et du signifié. Sous l’angle ensuite de la théologie exégétique, l’auteur cherche à définir la place occupée par la doctrine des quatre sens de l’Écriture dans et à l’époque des textes. Alors que le sens littéral conserve dans les Hauts Livres du Graal toute son importance, la typologie joue un rôle de premier plan et « semble précéder l’émergence du sens tropologique » (p. 378), tandis que la perspective anagogique, bien que repérable dans la Queste, « ne coïncide pas avec le discours de senefiance » (p. 384).
11L’auteur conclut finalement à une véritable poétique de l’interprétation et à une lecture double caractéristique de la doctrine du quadruple sens. Mais les Hauts Livres du Graal restent avant tout des romans arthuriens dans la mesure où l’exégèse biblique se heurte constamment à une autre exégèse dont le propos est esthétique. Les textes « relèvent de l’allégorie des poètes, ce qui n’empêche pas que celle-ci soit construite en semblance sur l’allégorie des théologiens » (p. 386). L’intérêt de cette deuxième partie réside particulièrement dans la démarche comparative et analogique entre les données théologiques et la réalité des textes. Malgré les rapprochements nombreux et précis, l’étude souligne le caractère fictif des œuvres et l’appropriation du discours théologique par le littéraire et non l’inverse.
12La troisième partie s’interroge ensuite sur les rapports qu’entretiennent les Hauts Livres du Graal avec la culture chrétienne visuelle du Moyen Âge en insistant sur l’importance des relations du visible et de l’invisible dans la théologie et dans les scènes graaliennes. C’est en effet « à la faveur de ce processus d’oblation-privation que s’élabore le mystère, en un mouvement comparable […] à celui qui gouverne les manifestations du Graal » (p. 393). On retrouve en effet dans les textes, et notamment dans la Queste, l’opposition entre les réalités terrienes et spirituelles et la distinction qu’Hugues de Saint-Victor opère entre l’œil de la chair (oculus carnis), l’œil du cœur (oculus rationis) et l’œil de Dieu (oculus mentis). En donnant lieu à un certain nombre de scènes visuelles où le regard se substitue progressivement au motif initial de la question à poser, le Graal participe de ce mouvement et revêt un caractère épiphanique en instaurant justement la médiation entre le visible et l’invisible. En ce sens, les mostrances favorisent la conversion des païens et la croyance, si bien que le rapport entre le voir et le croire relève du registre de la vérité.
13L’auteur envisage d’abord cette relation sur le plan mystique : le croire suscite, sur le mode de la quête, le désir de voir le Graal qui s’apparente au désir de Dieu selon les trois modes de connaissance établis dans la tradition : la raison, la foi et la vision face à face. Le désir de voir est ainsi formulé selon ces dimensions dans les Hauts Livres et notamment dans la Queste où son expression récurrente « doit être mise en relation avec la mystérieuse traction de la grâce, avec le déploiement d’une efficace divine » (p. 436). De nombreuses demostrances s’accomplissent par ailleurs selon la vision paulinienne per speculum, in aenigmate, dans la mesure où les aventures et les réalités terrienes appellent nécessairement des senefiances et un autre degré de réalité spirituel. Le Graal est ainsi ce medium qui permet de combler le désir de voir l’invisible à deux conditions : la spiritualisation du sujet connaissant et l’illumination opérée par la puissance divine. Se pose dès lors la question de la vue aperte de Dieu à travers la contemplation dont le Graal agit comme intermédiaire.
14Les scènes du Graal sont ensuite abordées selon un angle esthétique. Le terme de « scène » semble particulièrement approprié dans la mesure où les passages concernés se détachent du continuum narratif et subordonnent théâtralement l’action au regard des spectateurs du cortège. Ces scènes s’élaborent à la croisée de l’écriture théâtrale et d’une métaphysique fondée sur le rapport du visible et de l’invisible. Le rappel des différentes scènes du Graal dans le corpus souligne leur profonde relation avec les demostrances et avec la liturgie. Le Graal « permet l’inscription du regard au point où l’invisible advient dans le visible, où le désir de voir rencontre les mostrances divines » (p. 487).
15Dans un dernier temps, la relation entre voir et croire s’inverse : s’il faut croire pour accéder à une vision mystique transcrite artistiquement, il faut également voir pour croire. La vision prend alors un aspect didactique par le recours à l’image et à la merveille. Celle-ci « appelle en effet son propre dépassement [et] invite au transfert d’un registre de vérité à un autre » (p. 511). Le Graal fonctionne comme une « matrice souterraine » qui touche songes et visions, lesquels mettent en jeu le regard en s’opposant « à ce que saisit l’oculus carnis et […] ce qui relève de la vue aperte » (p. 521) et favorisent la conversion des païens. Un certain nombre de mystères de la foi font également l’objet de mostrances dominées par la figure du Christ. Ces révélations visuelles, « le plus souvent covertes, en appellent [ainsi] à la vertu certificatrice de ce qui est offert au regard » (p. 558).
16Le Graal est donc traité dans les œuvres comme un objet épiphanique qui médiatise les visions extérieures et intérieures, apertes et covertes selon l’œil de chair, du cœur et de Dieu. Il opère dès lors une double fonction artistique et idéologique. Cette dernière est remplie dans la mesure où « le texte se fait image pour donner à voir les mystères du Graal […] afin de développer une pastorale et une apologétique à l’intention de la chevalerie, afin de renforcer la foi ou de lutter contre l’hérésie » (p. 561).
17La dernière partie aborde les thèmes du temps et de l’Histoire à travers la problématique du Salut. Le lien souvent souligné dans la critique entre économie du Salut et littérature du Graal est en effet assuré par la notion d’histoire. L’auteur rappelle à ce propos l’importance de la prose et du modèle scripturaire dans les compositions cycliques qui s’apparentent à ce titre à des récits en semblance. Se posent alors les question centrales, dans ce chapitre, du rôle de l’Histoire dans l’histoire, de la façon dont la figure christique s’inscrit dans les Hauts Livres du Graal et des rapports que cette figure entretient avec la chevalerie et la « philosophie du péché ».
18Afin d’y répondre, l’auteur étudie d’abord « la façon dont fonctionne l’histoire feinte, ainsi « prise comme un tout », dans le rapport qu’elle entretient avec une autre « totalité » de signification offerte sub specie temporis, celle de l’Histoire (du Salut) » (p. 591). Les seuils et les clôtures du récit ainsi que l’organisation cyclique des œuvres (à l’exception du Perlesvaus) mettent en évidence l’importance de la représentation christique et les relations entre structure théologique et littéraire. La Passion fonctionne ainsi comme point d’origine inscrit dans la trame littéraire, en particulier dans l’Estoire del Saint Graal dont l’ouverture narrative coïncide avec l’avènement du Christ. Le lien entre poétique fictionnelle et Histoire du Salut se manifeste à travers des ouvertures et des clôtures placées sous le signe du Christ-Sauveur, lequel constitue « l’alpha et l’oméga des Hauts Livres du Graal » (p. 635). Les thèmes a priori opposés du Graal et de la Mort Artu se rejoignent ainsi si l’on considère l’idée d’un temps finalisé : « La disparition du Graal marque bien la fin des aventures mais, avant que n’intervienne la fin des temps, il importe de donner à voir un monde qui « ja ne sera sanz pechié » […], un monde où […] le Christ advient dans les hommes […]. Dans le même temps, il s’agit d’un monde dont on représente la fin, ce qui est évidemment une façon de suggérer – métaphoriquement – la fin des temps, de faire apparaître en creux la figure du Christ de la Parousie » (p. 636). L’organisation cyclique comparable au modèle scripturaire suscite enfin l’idée que le cycle arthurien participe, d’une certaine manière, au Livre Sacré : « sur un plan littéraire, les Hauts Livres du Graal se présentent, sinon comme un troisième livre, du moins comme un autre livre, distinct de l’Ecriture Sainte » (p. 647).
19L’étude s’achève ensuite par une réflexion sur les liens entre le Graal, le Christ et la chevalerie. C’est en effet « le chevalier en tant que personnage qui […] donne accès au Graal-fiction, à ce Graal qui se présente […] tantôt comme une relique contenant le sang du Crucifié, tantôt comme le réceptacle d’une imago christique » (p. 651). Le Perlesvaus et la Queste del Saint Graal retiennent dans cette perspective particulièrement l’attention, dans la mesure où ils représentent deux comportements chevaleresques et deux modalités de la conversion différents. Le premier, fondé sur le thème de la question libératrice, s’articule autour du conflit entre l’Ancienne et la Nouvelle Loi, tandis que le second, davantage axé sur l’aspect contemplatif, développe l’opposition entre chevalerie terriene et celestiele. Deux structures théologiques se dégagent alors de ces histoires du Salut ; celle du Perlesvaus est empruntée à la typologie tandis que celle de la Queste relève de la tropologie. Dans les deux cas, l’auteur souligne l’importance de la pensée de saint Bernard « car elle réunit en elle action et contemplation » (p. 705).
20Au bout de ce foisonnant parcours théologique et littéraire, le Graal se définit bien comme le support d’une « invention artistique » et d’une « spéculation théologique » dans des œuvres qui, de ce fait, brouillent la frontière entre fiction et théologie. En ce sens, les Hauts Livres du Graal participent d’une mythologie du christianisme, laquelle n’a cessé à la fois de se développer et, en même temps, de susciter la méfiance de la culture chrétienne savante. Lire les Hauts Livres du Graal comme des mythes chrétiens consiste donc, conclut J.-R. Valette, « à prendre en considération les deux aspects qui distinguent ces derniers, le mythos et le logos, et à faire apparaître, à côté de l’éclat d’une écriture du Graal, celui d’une pensée du Graal » (p. 716). C’est à une telle lecture, à la fois assise sur les critiques antérieures et novatrices, que nous invite l’auteur, au terme d’une approche extrêmement stimulante d’un corpus d’œuvres qui, plus que jamais, doivent être perçues dans leur intertexte. Les synthèses sur le contexte théologique et philosophique propre au Moyen Âge sont particulièrement éclairantes et pédagogiques et permettent toujours une mise en perspective efficace, parfois distanciée, avec les textes. Le thème si souvent étudié du Graal dans la littérature romanesque trouve ici une approche qui n’avait été abordée que de façon fragmentaire, et qui, surtout, laisse entrevoir les conditions d’une réception « médiévale » des œuvres.