Vie, poésie, sacré et abstraction chez les artistes contemporains français
1Michael Bishop, professeur émérite de la Dalhousie Université est aujourd’hui affilié au Contemporary Studies Program du King’s College d’Halifax (Canada). Depuis plusieurs années il s’intéresse aux artistes contemporains français, après avoir publié de nombreux livres sur la poésie contemporaine. Sur le même modèle que ce livre paru dans la collection Faux Titre (spécialisée en langue et littérature françaises), il avait publié en 1985 The Contemporary Poetry of France, Eight Studies1, puis en 1995 un recueil similaire sur la poésie contemporaine féminine (Contemporary French Women's Poetry en deux volumes2). Son étude en deux volumes sur l’art contemporain français poursuit pour sa part un travail publié en 2005 avec Christopher Elson sur L’Art français et francophone depuis les années 803. De cet ouvrage, on retrouvera des noms connus comme ceux de Gérard Titus-Carmel ou d’Annette Messager parmi les onze études composant le premier volume de Contemporary French Art.
2L’art contemporain de Michael Bishop trouve ses origines dans les années 60 avec Ben Vautier, Niki de Saint Phalle, François Morellet ou Claude Viallat, des artistes nés pour la plupart avant les années 50 et qui ont connu le succès à partir des années 70 jusqu’à obtenir aujourd’hui des notoriétés relatives. Parmi son florilège, notons que si Sophie Calle fait la une des magazines d’art contemporain et représente la France à la Biennale de Venise, Alexandre Hollan ou Jean-Pierre Pincemin représentent des courants plus confidentiels et moins spectaculaires de l’art contemporain français. Pour mieux situer le paysage artistique contemporain que Bishop dessine en forme de diptyque, il explique dans un bref avant-propos que le second volume présentera entre autres, Gérard Garouste, Colette Deblé, Georges Rousse ou Christian Jaccard.
3Les courts essais commencent par une étude sur Ben Vautier (1935-…) : la forme choisie par Bishop est une analyse chronologique des œuvres qui ne prétend pas à l’exhaustivité. À partir du site Internet de l’artiste (une œuvre en soi) et d’exemples divers comme La Tour de Babel, 1994 ou des expositions récentes (Chance does not exist, 2005 et Le Hasard est partout, 2006), Bishop traverse les formes que Ben propose pour les replacer dans une perspective foncièrement poïétique, c’est-à-dire, liées non seulement au « poïen », au sens artisanal, mais aussi à la création poétique. L’aspect désordonné et simpliste des œuvres de Ben serait un indice de la forte intrication entre la création artistique et la vie, « simulteaneously positively and negatively charged — like existence itself » (p. 16). Dans cette optique, tout a une validité (« all has validity », p. 13) et Ben utilise le langage pour transmettre, dans une veine post-duchampienne qui se revendique ludique, l’expérience vécue et l’expérience artistique comme étant tautologiques.
4On retrouve les mêmes considérations sur le lien entre art et vie dans l’étude consacrée à Niki de Saint-Phalle (1930-2002). Dans son cas cependant, il ne s’agit pas de la définition de l’art qui est en jeu, mais d’un questionnement sur l’expérience de la féminité et de la masculinité. Bishop s’arrête longuement sur la série des Nanas (des dessins commencés en 1965) qui ont servi de préliminaires à la monumentale Hon — en Katedral, 1966, (Elle — en cathédrale) une sculpture que Saint Phalle appelait « la plus grande putain sur terre » (p. 21). Cette sculpture, réalisation ubuesque et colorée de L’Origine du monde de Courbet, sert de point de départ à l’analyse de Bishop sur le travail de Saint Phalle. Il voit dans la série des Nanas un principe matriciel qui mène aux Mariées (dont la plus célèbre est conservée au MAMAC de Nice), réminiscence elle aussi duchampienne. Plus attentif aux matériaux que Saint Phalle utilise dans ses assemblages « exubérants », Bishop s’intéresse à l’évolution picturale d’une peintre « avec un plus » qui avait commencé par tirer sur ses toiles avec des pistolets à peinture. Mariée à Jean Tinguely et proche du Nouveau réalisme, les sculptures de Saint Phalle trouvent d’après Bishop leur moment séminal dans ses premiers dessins (p. 32) et dialoguent intensément avec la pratique de l’anti-peinture d’un Duchamp ou d’un Rauschenberg, tout en préservant des références picturales fortes à Giotto ou au douanier Rousseau.
5Dans le même ouvrage, trois autres femmes artistes, Louise Bourgeois, Annette Messager et Sophie Calle ont traité à leur façon des représentations du féminin. Bishop choisit toutefois d’aborder leur carrière d’artistes sous des angles variés : pour Bourgeois (1911-…), il insiste plus sur la représentation hétéroclite d’une psyché travaillée par la cruauté et la douleur. Les figures de la mère et du père, des organes et du regard mis en scène dans les installations ou sculptures de Bourgeois créent une scénographie de l’engendrement spectaculaire, qui ressortit parfois à la sorcellerie ou à des cérémonies religieuses. L’amour et le désir apparaissent à Bishop comme des ressorts esthétiques et symboliques puissants chez Bourgeois (« eros becomes pure agape », p. 62), et comme l’a montré la récente rétrospective du Centre Pompidou, Bourgeois organise ses affects dans des espaces cloisonnés, enveloppés de linges ou entourés de grillages, au milieu d’objets du quotidien vraisemblablement laissés à l’abandon.
6Cette utilisation des matières domestiques et ce goût du sacré se retrouvent mais de façon subvertie chez Annette Messager (1943-…), par exemple par la réactivation d’activités féminines clichés telles que la couture ou la broderie. L’aspect autobiographique assumé de l’œuvre de Messager se double d’une production en série, matérialisée par les Albums ou les montages de photographies, dessins, travaux de couture et effigies diverses qui composent un univers enfantin et en apparence simple. Outre la revalorisation artistique d’activités domestiques, l’éclatement et la dislocation des figures forment une « mosaïque complexe, nostalgique, référentielle et pourtant bizarre » (p. 147), résultat des ambiguïtés propres à ces installations (Les Piques, 1991 ou Mes Ouvrages, 1988). L’étrangeté semble en effet caractériser ces œuvres, tant chez Saint Phalle, Bourgeois ou Messager. Bishop extirpe les fils signifiants en pointant les processus qui les animent : circulation, mémoire, dislocation ou hybridation, etc. Contrairement au sacré de Louise Bourgeois qui sublime les contradictions, le sacré chez Messager voit imploser ces contradictions dans un tricot serré presque claustrophobe (p. 154). Bien souvent, les œuvres de Messager englobent le visiteur (Dépendance Indépendance, 1995-1996 et Plaisir Déplaisir, 1997) et l’utilisation de laines, fils et éléments de décoration d’intérieure donnent la sensation de clôture des lieux.
7La place de Sophie Calle (1947-…) dans ce groupe d’artistes féminines est un peu décalée même si la représentation du féminin s’y retrouve mise en scène dans des récits autobiographiques. Les médias qu’elle utilise sont principalement la photographie et le texte, et depuis quelques années, la vidéo. Du religieux, Sophie Calle ne conserve que le rituel comme système régulateur de ses désirs. Toutefois Bishop y reconnaît une forme de consignation de l’expérience et du quotidien qui reposerait sur des projets à valeur tantôt sociologique, tantôt autobiographique. La participation de l’autre dans ces projets est alors fondamentale afin de permettre la réalisation de ses obsessions (p. 107-8) : Prenez soin de vous (2007) en est le dernier exemple, mais Douleur exquise (2002) auparavant et déjà Les Dormeurs (1979) requéraient l’intervention de collaborateurs externes. Bishop dans son étude sur Calle identifie donc ses œuvres à des mises en scène jouée nécessairement sous le regard d’autrui, une analyse que la presse a souvent faite mais qui révèle aussi le caractère journalistique des œuvres photo-textuelles de Calle.
8François Morellet (1926-…), considéré comme un « baroque minimaliste », est associé à l’Optical Art et a fait partie du G.R.A.V. (Groupe de Recherche d’Art Visuel). Bishop interroge le qualificatif de « Pythagoricien postmoderne » qui a été attribué à Morellet par Thomas McEvilley (p. 35) et rapproche les peintures minimalistes à des architectures géométriques baroques, à la fois élégantes et délicates (« astonishing woofs and weavings, grids and double woofs, so elementary in their conception, so delicate in their execution », p. 38). Bishop engage alors cette peinture d’où toute référence semble abolie dans une histoire de l’art moderniste qui va de Derain à Tatline. Mais ces séries géométriques propres aux œuvres du GRAV induisent sur un plan philosophique une représentation visuelle du processus de différance décrit par Derrida en ce qu’elles tentent de montrer de façon radicale une forme de finitude et de supplémentarité permanente (« seeking merely to show the endless arguableness, supplementarity, différance at play in the aesthetics of François Morellet’s pur-dur gestures », p. 43).
9Chez Claude Viallat (1936-…), un des membres fondateurs en 1969 du groupe Support-Surface, Bishop insiste sur la variété des matériaux utilisés pour remplacer la toile, tandis que les motifs en forme de haricot se répètent sans beaucoup de variations : « what is at stake is not this or that specific product or aesthetically individualised painting […] but rather, painting as a vast ongoing practice, art as life, […] where all instants and instances […] constitute a unified flow » (p. 81). Bishop tente, après avoir présenté l’œuvre de Viallat et son originalité, d’expliquer le « pourquoi » et le « comment » de cette expérience artistique auto-réflexive. Il aborde la question d’un « art non-inspirationnel » (p. 88) qui est la manifestation d’une présence humaine et la motivation d’un artiste à recréer des expériences émotionnelles (Scènes de tauromachie, 1963). Bernard Pagès (1940 – ...), Jean-Pierre Pincemin (1944-2005) et Gérard Titus-Carmel (1942-…), qui clôt le livre, représentent d’autres courants de l’abstraction française étroitement liée à la création poétique.
10Bernard Pagès, s’il utilise beaucoup de matériaux bruts et industriels, semble adoucir ses œuvres de titres évocateurs comme Les Trois grâces (2006) ou La Grande Gloriette (1993). Bishop décrit la composition des œuvres d’une prodigalité et hétérogénéité organique étrange qu’il compare à des hybridations de matières similaires à celles que l’on peut trouver dans la nature. Mais les « fusions » paradoxales opérées par Pagès témoignent d’une tension que Marcelin Pleynet qualifiait de « paysage en deux » (p. 117). La sculpture chez Pagès montre le résultat silencieux d’une intrication de matière : il agglomère le monde pour le réenchanter poétiquement, à la manière des surréalistes qui cherchaient à produire une étincelle en rapprochant des images les plus éloignées et distinctes possibles.
11Ce réenchantement fabuleux se retrouve également dans la pratique multiple de Jean-Pierre Pincemin qui intègre en 1971 le groupe Support-Surface. Peintre, graveur et sculpteur, Pincemin s’intéresse à la structure, la forme et la couleur afin de subvertir leur système d’association (p. 132). Si cette préoccupation apparaît dans ses peintures des années 70 (Peinture, 1976, de 4 mètres sur 3), les sculptures mettent en scène une véritable « démarche » plastique globale (p. 133) qui utilise des blocs de béton ou des morceaux bois trouvés non travaillés pour faire des compositions monumentales. Mais sa pratique se distingue par sa diversité, puisqu’il passe en alternance d’un mode figuratif à un autre (p. 138). Il questionne de façon systématique la notion d’abstraction (Bishop cite ici Barbara Rose4, p. 138) mais aussi son rapport à l’harmonie, qu’il explique dans son essai, Monkey Business5 (1998).
12Un art contemporain en dialogue avec la poésie ?
13Michael Bishop, en concluant son livre avec Gérard Titus-Carmel, trace l’itinéraire complexe d’un peintre qui est aussi poète. Titus-Carmel s’intéresse aux manifestations de la présence, à l’instar de Mallarmé, tout en développant, selon ses propres mots une « relation dialectique entre réalité et imitation » (p. 163). Au sujet de 20 variations sur l’idée de détérioration (1971) ou Season Sticks (1974-5), des dessins-collages, Bishop se demande si un modèle mimétique est impliqué dans cette représentation des « émotions primitives » (p. 163) faite d’artefacts aussi simples que des bouts de bois collés sur du papier. Ajoutant des « didascalies » aux œuvres, Titus-Carmel impose de reformer et de réécrire le modèle original, dans la mesure où le sens de la représentation se fait mouvant au regard du texte (p. 164). Mais Bishop souligne surtout l’aspect mélancolique et solitaire de ces créations plastiques où l’innommable blanchotien reste un paradigme essentiel à l’appréciation de son œuvre (p. 173).
14En conclusion, si les essais témoignent d’une vigueur rhétorique mise au service des œuvres et des artistes, les analyses de Bishop, à la fois denses et limitées par le format de l’essai monographique, souffrent d’un seul principal défaut : l’absence d’illustrations. Bien que les nombreuses œuvres évoquées soient amplement décrites, le lecteur devra s’adjoindre les services d’une encyclopédie ou d’une documentation visuelles annexes pour profiter pleinement de ces « study cases ». Mais l’étude comparée d’œuvres contemporaines françaises en référence avec des écrivains et poètes comme Yves Bonnefoy, Pierre Reverdy, Georges Perec ou Maurice Blanchot, autorise des rapprochements fructueux quant à la représentation des émotions mais aussi de l’abstraction. En effet, on apprécie l’effort de Bishop à renvoyer les problématiques liées au sens, à la vie et à l’expérience du réel à une plus large conception du « poïen » qui inclut aussi bien la pratique de la poésie que de l’art.