Le problème de l’aliénation dans la littérature des XXe et XXIe siècles
1Le livre nous propose une lecture faite par un critique littéraire, et non un psychiatre, sur des romans célèbres de la littérature universelle du xxe siècle, et non sur des cas cliniques. Ainsi la problématique de l’aliénation est étendue vers le domaine littéraire, et est abordée avec les instruments et les grilles spécifiques à l’analyse littéraire.
2Marie-France Rouart précise dans la préface que le volume est dédié au Professeur Patrick Brady qui a eu l’idée de travailler sur les structures de l’aliénation dans divers romans, mais la mort l’a empêché de mener à son terme cette grande entreprise. L’excellente introduction lui revient presque en totalité, ainsi que l’étude sur Marcel Proust à laquelle Marie-France Rouart ajoute neuf autres études sur des romanciers d’expression française (André Gide, André Malraux, Albert Camus), allemande (Franz Kafka, Hermann Hesse) ou anglaise (William Faulkner, Robertson Davies, Patrick White, Patrick Brady).
3« L’Introduction » procède au passage en revue de l’histoire du terme « aliénation », de ses manifestations et variations chez les anciens et chez l’homme moderne, en vue de la constitution d’une définition opératoire dans l’analyse des dix textes. Ainsi précise-t-on que « le concept d’aliénation repose sur la notion de dépossession par l’autre » (p. 12). On met en valeur aussi les divers sens qu’on accorde à ce terme, chacun montrant un aspect de cette « conscience malheureuse » de l’aliéné : l’impuissance, le sentiment de l’absurdité, l’absence des normes, la différence culturelle, l’isolement social, qui culmine avec l’étrangeté par rapport à soi. L’auteur passe également en revue les causes qui ont pu conduire à l’installation de ce sentiment (économiques, technologiques, sociologiques, existentialistes ou psychologiques). L’intérêt est de corriger la perception uniquement négative qui plane au-dessus de ce terme car, pour Patrick Brady « L’aliénation n’est pas un phénomène exclusivement négatif, dans la mesure où elle peut donner naissance à des vues pénétrantes et à l’élan nécessaire pour une métamorphose du regard sur autrui et sur soi-même » (p. 36).
4Dans le chapitre dédié au roman Du Côté de chez Swann, intitulé « Le schizophrène ou le monde comme ventre maternel », Patrick Brady fait une lecture du sentiment d’aliénation chez Proust à travers quelques expériences célèbres, tel le baiser du soir, à travers des objets symboliques comme la lanterne magique ou la fenêtre, des personnages comme Françoise, les Verdurin, l’inversion sexuelle, dirigeant ses analyses vers la mise en relief du fait que l’aliénation contribue à dissocier constamment le protagoniste de son moi authentique. L’auteur conclut qu’« à travers l’aliénation du discours social, les relations humaines sont marquées par la peur, la lâcheté, le masochisme, le sadisme, et le narrateur ou le protagoniste dans La Recherche ne s’exclut pas de ce qu’il expérimente, à la fois à l’intérieur et à l’extérieur, dans les cercles qui forment son monde. » (p. 58). À cela s’oppose le désir permanent du personnage de retrouver le ventre maternel, espace de la symbiose, de l’intimité et du bonheur.
5Le deuxième chapitre est dédié au romancier tchèque Kafka et à sa Métamorphose, chapitre portant le titre « La substitution ou le monde comme cauchemar ». Dans une analyse très subtile qui suit de près chaque étape dans l’aliénation physique et mentale du protagoniste, Marie-France Rouart insiste sur cette forme particulière de « désespoir humain » qui transforme la vie de l’individu en cauchemar et les relations de famille dans des manifestations de l’horreur et du mépris. Le moi se rend compte que ce qui le constitue n’est pas seulement sa relation à soi-même, mais aussi sa relation aux autres. La « métamorphose devient ainsi double : le moi se déforme, mais il ne fait que refléter, symboliquement, le monde extérieur déformé : « plus la métamorphose est vécue par le sujet Gregor, plus elle se veut silence, postulant a contrario l’existence d’un être invisible inexplicable à autrui. Moins on le reconnaît en tant qu’humain, plus Gregor découvre la quintessence du monde comme agression multiforme dont les formes deviennent par trop visibles. » (p. 83)
6« Le bâtard ou le monde comme quête » est le fil rouge de l’analyse portant sur Les Faux-Monnayeurs de Gide. Le personnage de Bernard est lu selon sa quête identitaire visant l’authenticité. Mais son aliénation en fils naturel, qui entraîne en lui-même un esprit de révolte, se confronte avec d’autres « aliénations » familiales, sociales, juridiques, littéraires, sentimentales, éthiques, religieuses. Image de Thésée voulant sortir du labyrinthe des fausses relations interhumaines, en tuant le Minotaure (c’est-à-dire ses doutes), ses voyages conduisent à la dénonciation d’un univers aliéné, corrompu, en même temps qu’à la découverte d’une possible « volupté bâtarde » : « Le monde du bâtard s’entend donc avant tout pour Bernard comme l’espace d’une littérature épique pour destin d’exception, qu’il ramène à une littérature d’Aveu des limites. » (p. 95)
7Dans Le Loup des steppes d’Hermann Hesse (chapitre « Le solitaire ou le monde comme hallucination »), l’aliénation récrit la célèbre formule rimbaldienne qui devient « Je est toujours un autre » (p. 116). « Le dérèglement de tous le sens » se lit selon les aspects complexes de l’hallucination : les formes hallucinantes de la société, le sentiment de l’inachèvement du moi, les autres qui sont la projection de l’hallucination du moi, le moi qui est perçu comme un décor halluciné, suite à des effets de miroir qui constituent la personnalité de Harry Haller. Ce texte atteste, selon l’auteur, le fait que « nous n’assistons pas tant à une résurrection du “Je“ comme sujet, qu’à une ré-émergence de l’angoisse fascinée du sujet sur lui-même » (p. 138).
8Les figures qui intéressent Marie-France Rouart dans la lecture du roman américain Le Bruit et la Fureur de Faulkner tournent autour de « L’idiot et le monde comme énigme ». Elle fait une fine analyse des personnages principaux à travers la figure de l’idiot de la famille, Benjy. Elle interprète le cri du fou Benjy comme marque dans l’écriture d’une brisée de soi et cela en étroit rapport avec les autres membres de la famille dysfonctionnelle des Compson : son frère Quentin, étudiant à Harvard, obsédé comme lui par la figure féminine de la famille, leur sœur Caddy et Jason son frère cynique. Le thème de l’aliénation est en étroit rapport avec le vécu d’un interdit, qui se compense par des fantasmes dangereux.
9Dans la Condition humaine de Malraux, les points de focalisation sont « Le révolutionnaire et le monde comme champ de bataille », car « le thanatocentrisme » représente pour tous les protagonistes le terme-clé sur lequel ils bâtissent leur personnalité. L’homme semble assister de l’extérieur à ce spectacle aliénant que représente la mort qui touche ou que provoquent les personnages.
10Meursault est vu comme « Le meurtrier et le monde comme prison » à travers le texte camusien de L’Etranger. Il est celui qui conscientise en permanence les apories du monde, se sentant condamné à une double prison : existentielle et sociale. Comme chez Kafka, il illustre la « dépossession ontologique du sens originel du moi » (p. 299) La fin du texte apporte comme solution une apparente, à notre avis, réconciliation « avec l’ordre absurde d’un cosmos indifférent » (p. 301)
11Dans le chapitre « Le chaste et le monde comme mythe », Le Manticore du romancier canadien Robertson Davies est envisagé dans la perspective de la figure du monstre. Dans ce texte qui se présente comme « une sorte de pari littéraire, celui de rendre romanesque une parenthèse clinique et thérapeutique dans la vie de son héros » (p. 221), l’auteur suit le mythe œdipien moderne où un fils est à la recherche de l’assassin de son père qu’on a retrouvé noyé, et les structures de l’aliénation se placent dans le domaine médical. Le meurtre du père génère une crise identitaire à quoi se superpose la figure du « manticore » issue de la rencontre du chaste et de l’animal, et image du « monde intérieur, [qui] fait émerger et clarifie la notion d’hybridité du moi, mais sur des lignes de fuite ancrées dans la multiplicité des mythes entrevus. » (p. 223). Chaque découverte contribue ainsi à réduire le degré d’aliénation de l’individu, aidant à la construction finale d’un mythe du moi.
12L’aliéné de Patrick White, auteur australien du roman Cavaliers dans le char, est la figure d’un « exclu ou le monde comme conspiration ». Les formes de l’exclusion sont diverses et s’étendent à différentes catégories sociales dont l’image clé est incarnée par l’Aborigène. Dans la vision de Marie-France Rouaurt, l’auteur veut illustrer un type d’aliénation caractérisé par une aliénation spatio-temporelle historicisée. Ce personnage est aussi l’Artiste qui rend sur sa toile les différentes « conspirations culturelles » du terroir.
13Dans le dernier chapitre, consacré au professeur Patrick Brady, mais cette fois dans sa variante d’auteur du roman Guruwari : Un rêve de l’Australie profonde, le topos envisagé est celui du désert (« L’explorateur ou le monde comme désert »). Ainsi « Un premier topique de l’aliénation apparaît alors avec l’évocation d’une race dépossédée de son Histoire et reléguée par les vagues d’industriels venus prospecter ses trésors dont ils vont dénaturer le pouvoir » (p. 275) Le racisme conduit à l’installation du sentiment d’aliénation, surtout liée à la terre, héritage des Ancêtres des Aborigènes qui se voient séparés de leur passé mythique. Dans la transgression d’une limite territoriale, l’envahi et l’envahisseur entrent en crise d’identité, et seul le rêve d’une unité des cultures demeure possible.
14La conclusion proposée par l’auteur regroupe les textes étudiés selon leur thématique, pour montrer que les types d’aliénation peuvent se combiner. Tout converge vers une quête identitaire du protagoniste, identité fragile que l’aliénation remet en discussion. L’aliénation se définit en dernière ligne par la rupture de la continuité entre le moi et l’autre, et entre le moi et le monde.