Des beaux-arts comme imitation de la nature aux XVIIe et XVIIIe siècles
1Le titre de l’ouvrage, qui insiste sur ce qu’il présente non pas l’ensemble de la théorie esthétique du XVIIIe siècle, mais ses « préliminaires », est doublement juste : d’une part, parce qu’il s’agit d’un ouvrage d’initiation et d’orientation qui vise un public de « non-spécialistes de l’époque classique » qu’il veut aider à se repérer « dans le vaste champ de réflexion sur l’art du XVIIIe siècle » (quatrième de couverture). D’autre part, parce que l’ouvrage ne couvre pas l’ensemble des mutations que connaît l’esthétique notamment pendant la seconde moitié du XVIIIe siècle, mais met l’accent sur ce qui forme les « prémisses » et les « préliminaires » de ces mutations au XVIIe siècle et pendant la première moitié du XVIIIe siècle.i
2L’introduction pose d’emblée comme problématique centrale l’imitation, sa mise en place, « sa transformation au XVIIIe siècle et l’apparition des conditions qui entraîneront sa disparition » (p. 9). Deux sources sont privilégiées, les Réflexions critiques sur la poésie et sur la peinture (1719) de l’abbé Dubos et surtout Les Beaux-arts réduits à un même principe (1746) de l’abbé Batteux. Les « deux pôles » de l’imitation, les beaux-arts qui imitent et la nature qui est imitée, structurent l’ouvrage : un premier grand chapitre est consacré aux beaux-arts ; un second grand chapitre analyse la notion de ‘nature’. Un chapitre plus bref, consacré à la vraisemblance, principe médiateur entre beaux-arts et nature, ménage une transition entre ces deux grands chapitres. L’ouvrage dans son ensemble profite donc d’une construction simple, élégante et didactique.ii
3Le chapitre consacré à la notion des beaux-arts traite leur ‘naissance’ comme concept, leur finalité et les principes régissant l’imitation artistique.
4Les beaux-arts comme concept et activité spécifiques naissent au moment où l’on commence à les distinguer d’autres arts aux finalités différentes. L’abbé Batteux partage le champ des arts selon leur rapport à la nature et selon leur finalité ; certains se font utiles en ‘employant’ la nature, d’autres joignent l’utile et l’agréable, mais seuls les beaux-arts ont pour finalité le plaisir et l’atteignent en imitant la nature. Nathalie Kremer montre que le plaisir produit par les beaux-arts découle directement, pour les théoriciens du XVIIIe siècle, du principe imitatif. Les moyens d’imitation des beaux-arts étant variés (les couleurs pour la peinture, les sons pour la musique, par exemple), il en résulte un premier principe de l’esthétique au XVIIIe siècle : l’unité des arts qui, malgré la diversité de leurs moyens, sont liés par l’imitation qui est leur principe et par le plaisir qui est leur finalité première.
5Par rapport à la doctrine classique, comme le montre Nathalie Kremer, cela marque une différence relativement claire mais tout sauf absolue. Les théoriciens du XVIIe siècle, tout en reprenant le principe de l’unité du beau, du bon et du vrai, avaient certes instauré une hiérarchie théorique nette entre l’instruction avant tout morale et le plaisir esthétique, le dernier n’étant que le moyen pour produire la première. Toutefois, constate Nathalie Kremer, non seulement les auteurs de traités donnent une très large place aux moyens de produire le plaisir, encore des praticiens comme Corneille ou Racine ont-ils des vues moins nettes sur le primat de l’utile sur le beau. De la discussion de cette problématique notamment chez Dubos et Batteux, l’auteur dégage deux principes de l’esthétique du XVIIIe siècle : un affranchissement du « plaisir émotif » de la « finalité instructive » de l’art qui s’inscrit dans l’autonomisation des beaux-arts, et l’idée que « le plaisir esthétique [est] un produit de la sensibilité empirique du récepteur » (p. 43), idée qui marque le passage d’une perspective de la production vers une perspective de la réception dans la réflexion esthétique.
6Dans ce contexte, Nathalie Kremer rappelle la différence entre, d’un côté, la « poétique » au XVIIe siècle comme ensemble de règles normatives à la base de la production (et du jugement) des œuvres d’art, et, d’un autre côté, « l’esthétique » comme réflexion théorique sur les principes régissant l’art qui concernent autant la réception de l’œuvre que sa production. Les retombées de cette transformation de l’approche de l’art sont montrées pour deux concepts : le goût et le génie.
7Le point de départ de la discussion du « goût » est formé par une lecture du Traité du beau (1715) de Jean-Pierre de Crousaz comme « une des premières tentatives manifestes pour affranchir l’esthétique de sa position subordonnée à l’éthique et à la logique » (p. 52). Le goût envisagé comme « sentiment » immédiat et pouvoir de jugement d’une œuvre d’art implique un déplacement vers une esthétique centrée davantage sur le récepteur que sur le respect de règles dans la production des œuvres. Cette analyse est nuancée et complétée par des références utiles au Discours sur le goût (1767) du père André ainsi qu’aux positions de Fénelon et de Batteux.
8Quant au « génie », Nathalie Kremer montre comment ce dernier était conçu, au XVIIe siècle, comme servant à maîtriser, avec le concours des règles et de l’étude, l’imagination fougueuse et suspecte. Cet équilibre, tel qu’il est défini entre autres par le père Rapin ou par Boileau, ne se modifie que peu chez les penseurs analysés ici, que ce soit chez Dubos (qui rejette l’imagination ostentatoire qui produit des œuvres « embrouillées »), ou chez Batteux (qui reprend les idées des auteurs du XVIIe siècle). Un bref commentaire indique que Diderot cesse d’opposer génie et imagination pour attribuer l’une à l’autre, mais nous montre aussi un Diderot prudent qui appelle à respecter « les bornes qui […] sont prescrites » à l’imagination.
9Plus important encore que le goût ou le génie, comme principe réglant l’activité artistique, est la vraisemblance : principe fondateur des règles pour les penseurs classiques, il donne à l’imitation son « naturel ». Au XVIIIe siècle, le principe de la vraisemblance persiste, mais s’affranchit de son lien direct au « règles » pour devenir un aspect des principes esthétiques. En même temps, il élargit son champ de validité du domaine dramatique à la poésie et aux beaux-arts en général.
10L’origine aristotélicienne de la distinction entre l’histoire et la poésie d’après leur objet, le vrai ici, le vraisemblable là, est rappelée. Puis, la vraisemblance est traitée à travers deux querelles du XVIIe siècle dans lesquelles elle fut le point de litige central et qui en firent une pierre de touche de la doctrine classique : dans le domaine de la poésie dramatique, la « Querelle du Cid » qui en 1637 mobilise notamment Scudéry et Chapelain, et dans le domaine de la fiction narrative, celle de la Princesse de Clèves en 1678.
11Contre Corneille, les théoriciens classiques mettent en avant la portée morale du principe aristotélicien de la généralité de la poésie ; par conséquent, le fait particulier peut être vrai (Chimène épousa le Cid), mais en tant que exemplum, il n’est pas vraisemblable (une « fille d’honneur » n’épouserait jamais « le meurtrier de son père ») ; parce que la vraisemblance, liée aux bienséances, doit l’emporter sur la vérité, le mariage entre Chimène et le Cid est inadmissible dans une pièce de théâtre. Chez Dubos, le rapport entre vrai et vraisemblable évolue : l’abbé explique que même dans le domaine du vraisemblable qui est celui de la poésie, il faut respecter le vrai, là où le public le connaît, pour préserver le vraisemblable. Ce dernier devient, du coup, un principe d’adéquation aux connaissances historiques supposées du public.
12Quant au débat sur la célèbre scène de l’aveu dans La Princesse de Clèves, Nathalie Kremer montre que le point de litige est moins la possibilité de l’aveu que la signification attribuée à son statut « hors du commun » : pour les uns, tel Bussy-Rabutin, ce statut fait que l’aveu est inadmissible dans une fiction qui doit se tenir au vraisemblable ; pour les autres, ce statut le rend humainement vrai, donc vraisemblable dans une fiction. Nathalie Kremer affirme qu’il se manifeste dans cette querelle une ambivalence entre la vraisemblance comme ce qui assure la portée éthique et exemplaire de la fiction, et la vraisemblance comme ce qui régit une « peinture psychologique de l’homme » (p. 84).
13Au XVIIIe siècle, cette ambivalence tendra à s’amoindrir au profit de la vraisemblance psychologique, qui ne se mesure plus par rapport à une « ’opinion commune’ idéologique », mais par rapport à une « ’expérience commune’ existentielle » (p. 85). Nathalie Kremer montre la coprésence des deux conceptualisations dans une analyse intéressante quoique assez rapide de la notion chez Marmontel. Marmontel moraliste, Marmontel lecteur de romans et Marmontel théoricien de la fiction narrative proposent chacun des points de vue différents sur la question.
14Comme le rappelle rapidement Nathalie Kremer, le XVIIIe siècle doit beaucoup, en matière de l’objet d’imitation, au XVIIe siècle, à la Renaissance italienne et à l’Antiquité. Il faut imiter la nature, certes ; non pas cependant telle qu’elle est, mais telle qu’elle a été rendue par les Anciens, qui l’ont vue et imitée de manière idéale. Dans un premier temps, elle montre ensuite comment Dubos et Batteux réinterprètent et modifient, chacun de manière différente, les idées d’Aristote. Chez Dubos, le déplacement concerne avant tout l’objet de l’imitation : chez lui, ce ne sont plus les « actions humaines », mais les « passions humaines » qui sont l’objet de l’imitation, parce que ces dernières « intéressent » le plus les hommes. Chez Batteux, l’objet de l’imitation est toujours le même, la « nature » ; mais les manières d’imiter sont différentes pour chaque art.
15Nathalie Kremer aborde ensuite de manière plus détaillée la manière dont Batteux envisage le processus de l’imitation de la nature. Quoiqu’il dise que « imiter, c’est copier un modèle », il rejette pour les véritables artistes cette reproduction servile. Plutôt, pour accéder à la « belle nature », ces derniers doivent « bien imiter » en observant la nature et en en choisissant les « plus belles parties pour en former un tout exquis ». L’imitation implique à la fois une sélection et une recomposition, activités guidées toutes deux par l’idée de la perfection, elle-même à déduire de la nature. Ce processus repose sur une observation conduite non pas avec les yeux mais avec l’esprit, et s’applique non pas à la réalité matérielle et sensible, mais à une nature possible, concevable, idéale. Le modèle mental est forgé en suivant autant le principe de perfection que celui de la vraisemblance.
16Nathalie Kremer constate que par rapport à l’apogée de la doctrine classique, la notion du « vrai » perd au XVIIIe siècle en importance dans le choix de ce qui dans la « nature » doit être imité : « pour accéder au parfait », écrit-elle, « il faut donc nécessairement quitter le domaine du vrai : la perfection ne s’atteint que dans le monde conceptuel de l’imagination, limité cependant par le critère du vraisemblable » (p. 109). En passant du « vrai » vers le « possible », l’art fait un premier pas vers le « pluriel du beau » (Marc-Mathieu Münch). Inversement, l’objet de l’imitation devenant de plus en plus vaste, indéfini et imaginaire, l’imitation « tend à se vider de son sens », elle « devient une activité pleinement créatrice » (p. 117).
17L’élargissement de l’objet de l’imitation soulève une autre question, celle de savoir si la beauté de la nature imitée dans l’œuvre concerne exclusivement l’objet ou peut également s’en détacher et concerner la perfection de l’imitation même. Nathalie Kremer montre que les théoriciens du XVIIe comme du XVIIIe siècle admettent l’imitation des « monstres odieux », pourvu qu’elle soit exécutée avec art. Les positions d’Aristote, de Boileau, de Batteux, de Dubos même, n’acquièrent ici que relativement peu de relief les uns par rapport aux autres. Il n’y aurait que Diderot qui déplacerait la question en soulignant le caractère arbitraire, limité, artificiel des règles de la « belle nature » pour souligner la complexité du mélange du beau et du laid, du doux et du violent dans la nature telle qu’elle est.
18Dans la conclusion de l’ouvrage, l’auteur résume d’abord les grandes lignes de l’évolution des idées esthétiques entre la seconde moitié du XVIIe et la première moitié du XVIIIe siècle : un mouvement de la poétique normative des règles vers une esthétique descriptive des principes de l’art ; un déplacement de la perspective sur l’art, de la production de l’œuvre vers sa réception ; enfin, une tension entre la théorie spéculative et la réflexion à partir d’une pratique, tension qui connaît plusieurs phases. Concernant de manière plus spécifique l’imitation, Nathalie Kremer rappelle trois aspects des mutations propres à l’époque étudiée : la finalité de l’imitation cesse d’être avant tout instructive et résidera désormais dans le plaisir émotif, le sentiment esthétique ; les moyens de l’imitation ne sont plus jaugés par rapport aux règles, mais par rapport au goût ; l’objet de l’imitation, la « nature », est tour à tour redéfinie et élargie. Enfin, elle montre la centralité de la notion de vraisemblance pour l’imitation : au niveau de la finalité de l’imitation artistique, la vraisemblance assure que le spectateur soit touché, se sent concerné par l’œuvre. Au niveau des moyens de l’imitation, elle régit les règles de l’art qui lui confèrent une harmonie intrinsèque. Au niveau de l’objet de l’imitation, la vraisemblance détermine ce qui dans la nature est propre à être sélectionné pour être imité.
19Dans l’ensemble, l’ouvrage réussit son pari d’initier le lecteur non-spécialiste aux grandes lignes de la pensée esthétique du XVIIIe siècle. Cette réussite résulte d’un certain nombre de qualités, dont nous voudrons nommer quelques-unes. Les idées formulées par Dubos et Batteux sont au premier plan, mais les apports de ces deux ouvrages sont toujours mis en perspective par le recours à d’autres textes importants du XVIIe et du XVIIIe siècle. Une vaste connaissance de ces sources permet à Nathalie Kremer tantôt de montrer l’omniprésence d’une idée formulée par Dubos ou Batteux parmi leurs contemporains, tantôt d’ajouter des nuances, des variantes et des développements ultérieurs, tantôt de relever des lignes de tradition d’une idée remontant au XVIIe siècle, à la Renaissance italienne ou à l’Antiquité. Cette manière de procéder permet également à Nathalie Kremer d’indiquer avec précision quel usage les théoriciens font notamment d’Aristote, qui sert d’autorité et de caution pour de nombreuses idées qui ne se trouvent pas telles quelles dans ses écrits. Une bibliographie indique les sources citées ainsi qu’un choix judicieux d’ouvrages de critique qui permettent au lecteur de prolonger ses lectures et ses réflexions.iii
20Le seul aspect réellement problématique, à mon sens, réside dans le fait que le statut du premier XVIIIe siècle par rapport au XVIIe siècle n’est pas défini avec une précision suffisante. La question, certes épineuse, des limites entre « siècle classique » et « siècle des Lumières » dans le domaine des idées esthétiques, de la fin de « la pensée classique » donc, bien qu’elle pointe partout, n’est jamais abordée de front. Par conséquent, les très nombreux effets de retardement ou d’accélération dans le mouvement des idées ne sont pas mis en rapport, de manière suffisamment explicite, avec une évolution générale des idées esthétiques et philosophiques par rapport à laquelle ils auraient pu acquérir du relief et faire sens pour le lecteur non-spécialiste.iv Le statut de l’ouvrage de Batteux est lié à cette question. Initialement présenté comme « l’un des efforts de synthèse majeurs de la théorie esthétique au XVIIIe siècle » (p. 9), il est décrit plus loin comme « la formulation la plus systématique de la pensée classique au XVIIIe siècle » (p. 100) ; la nuance est importante, mais reste implicite. Ce n’est que dans la conclusion que le statut du traité de Batteux est vraiment problématisé : Nathalie Kremer décrit son incapacité à intégrer la nouvelle perspective de la réception comme la principale raison pour « le paradoxe de l’inactualité de Batteux au moment même où son traité revêt sa plus haute signification » (p. 132). Vu l’importance du traité dans l’ouvrage de Nathalie Kremer, cet intéressant paradoxe aurait mérité davantage de commentaire.
21Le lecteur qui garde ces deux derniers points à l’esprit pourra néanmoins profiter pleinement de cet ouvrage informé et bien structuré, qui renseigne de manière claire sur les principales notions de la réflexion sur les beaux-arts pendant la seconde moitié du XVIIe et la première moitié du XVIIIe siècle.