Le romanesque légitimé par l’histoire.
1Ce volume, le troisième de la collection « Romanesques », se compose de trois parties : la première -sous forme d’introduction- propose deux approches du romanesque ; la seconde constitue le dossier même –Romanesque et histoire- ; la troisième donne la parole à l’écrivain Stéphane Audéguy pour, dans un entretien, définir sa perception du romanesque et, dans le commentaire d’un document historique, exposer quelques éléments qui expliquent le passage du document à la fiction ou, si l’on préfère, qui explicitent la potentialité romanesque du document historique. Ce texte qui clôt le volume résume l’enjeu majeur des contributions contenues dans ce recueil : comment penser, définir et caractériser les rapports entretenus entre une catégorie (terme employé par Jean-Marie Schaeffer1) et le genre, le mode de lecture et la pratique d’écriture qu’est l’histoire ? La « mise en intrigue » (Marc Hersant) est le point commun à partir duquel l’ensemble des articles confronte différemment le romanesque à l’histoire. Le roman et l’histoire ont ceci de commun qu’elles agencent les événements de manière à en donner une représentation ; elles diffèrent dans leur intention et dans leur manière. La catégorie du romanesque permet ainsi de penser ces relations entre l’histoire et le roman. Indépendamment de toute définition en soi, les articles montrent combien ce « romanesque » -que ce soit le mot ou l’ensemble de traits définitoires que l’on y met- rentre dans la construction d’un discours qui délimite le champ au sein duquel un auteur inscrit son œuvre. La façon dont l’œuvre s’inscrit dans l’histoire et prend place par rapport à ce romanesque détermine ainsi ses conditions de réception, avec la volonté de parfois maintenir une ambiguïté. Cette confrontation qu’étudient les articles fait alors surgir des termes, notions ou éléments très intéressants. Ainsi l’anecdote apparaît-elle dans différents articles comme un lieu intéressant de croisement entre l’histoire et le romanesque : elle offre des possibilités romanesques qui sont légitimées par l’histoire qui ne lui accorde pourtant pas la valeur explicative générale recherchée par le discours historique. Ces « petits tableaux d’histoire » proposent un pacte de lecture très intéressant où se mêlent histoire et romanesque -et le choix de Stéphane Audéguy s’inscrit parfaitement dans cette perspective-. L’imaginaire est un autre thème important qui ressurgit dans ce rapport entre le romanesque et l’histoire : les modalités d’écriture du romanesque offrent un espace où se déploie un imaginaire justifié par la vérité historique. Enfin, les jeux de définition entre le dramatique, le romanesque et l’historique – qui insistent ainsi sur l’importance du théâtre dans la compréhension du romanesque- apparaissent aussi comme un élément essentiel du « tournant balzacien » : la « matière romanesque » peut appartenir à l’histoire mais la narration se méfie de la « manière romanesque » de raconter. On le voit, il s’agit d’un ouvrage collectif où les croisements des articles sont riches de suggestion.
2Une série d’articles interroge le rapport entre la catégorie du romanesque et les écritures qui s’inscrivent dans le champ de l’histoire. Deux articles sont en effet consacrés au genre des mémoires (Marc Hersant, « Les Mémoires du cardinal de Retz : « sur le chemin du roman » ? », et Eric Gatefin, « Entre amour et ambition : le romanesque à l’épreuve de l’histoire dans les pseudo-mémoires de Courtilz de Sandras »), un à l’usage du romanesque dans une écriture historique (Matthieux Letourneux, « Quand l’histoire courtise le roman : la revue Historia comme exemple d’histoire romanesque »), et un à la fonction de la biographie dans le roman (Alexandre Gefen, « La biographie contre le roman : les réemplois réalistes et naturalistes de l’écriture biographique »).
3Matthieu Letourneux (« Quand l’histoire courtise le roman : la revue Historia comme exemple d’histoire romanesque ») analyse la porosité entre discours historique et catégorie du romanesque. L’historien ne peut ni ne doit emprunter au romanesque, mais il existe un certain nombre de publications où l’histoire fait un clin d’œil au romanesque. La revue Historia (étudiée entre 1955 et 1965) introduit ce romanesque dans le récit historique. Cette catégorie apparaît dans la revue lors d’un remaniement éditorial qui conduit à privilégier les articles de quatre pages plus propices alors au récit d’une anecdote qu’à une biographie ou une explication d’ampleur. L’anecdote s’avère être la forme essentielle qui permet d’agréger l’histoire et le romanesque. En effet, sa valeur et son intérêt reposent sur son autonomie et sa seule qualité narrative ; elle ne possède qu’un rapport accessoire avec l’histoire, c’est-à-dire qu’elle n’explique pas sur le mode métonymique un fait historique de grande ampleur. La revue Historia consacre un tel usage de l’anecdote qui, si elle conserve sa référence historique, est choisie d’abord en fonction de ses possibilités dramatiques. Or, une telle dramatisation l’écarte de la représentation du véritable déroulement de l’histoire parce que la succession dramatique des événements ne correspond pas à la temporalité historique : la vitesse du récit et de l’histoire n’est pas la même. L’écriture de cette histoire suit alors des schémas narratifs archétypiques (récit d’aventures, de guerre, de cape et d’épée…), même sur le mode du pastiche. La représentation de l’histoire bascule ainsi aisément dans le roman pur lorsque l’on rencontre des procédés de focalisation interne ou des pensées rapportées qui ne peuvent être étayées par aucune archive. Le contrat de lecture qu’établit alors cette historiographie est ambigu : histoire vraie narrée romanesquement. La tension entre la diégèse et la narration conduit M. Letourneux à qualifier, fort justement, cette écriture de « braconnage romanesque » sur les terres de l’histoire (97), de « lecture buissonnière de l’histoire » (97), productrice d’une communication flottante qui le conduit à se demander s’il ne faudrait pas parler d’une parahistoire comme l’on parle d’une paralittérature.
4L’article d’Alexandre Gefen (« La biographie contre le roman : les réemplois réalistes et naturalistes de l’écriture biographique ») s’apparente à un travail généalogique qui expliquerait cet « humanisme textuel et […] cette poétique documentaire caractéristiques des tombeaux biographiques de nos écrivains contemporains » (51), et notamment Pierre Michon, convoqué à la fin de l’article. La biographie est définie ici comme « une restriction du récit à un objet particulier destiné à être exploré dans sa globalité chronologique » (31) : la nom propre et la chronologie constituent donc les éléments essentiels de cette écriture de type historique. L’étude suivie de l’insertion et de l’utilisation du modèle biographique au sein du roman révèle que ce modèle joue contre le romanesque même, conduisant même à une « déflation du romanesque ». La biographie est un accessoire essentiel qui offre en premier lieu une explication au comportement du personnage –que ce soit sous la forme d’une typologie chez Balzac, ou d’une généalogie chez Zola-. Et s’il existe une dramatisation des événements, elle ne ressortit pas au romanesque per se. Le roman stendhalien systématise le recours au modèle biographique parce qu’il « représente, comme la biographie, un monde à travers l’unité et la séquence de temps d’une vie particulière » (41), mais si le roman est biographique, il lutte contre la narration biographique qui serait anti-romanesque, monotone, peu propice au bonheur du lecteur en somme. Le romanesque envahit le champ du roman conçu sur le modèle de la biographie. Mais, avec le naturalisme, le romanesque sera évacué de la narration même : la banalité des vies choisies conduit à cette « déflation du romanesque » et nous aurons des biographies « sur rien » (48). Pourtant la littérature ne trouve pas là un point d’épuisement : elle offre au lecteur une consolation, presque au sens antique, comme le rappelle la longue et magnifique citation d’Une Vie de Maupassant qui clôt cet article.
5Marc Hersant (« Les Mémoires du cardinal de Retz : « sur le chemin du roman » ? ») démontre combien l’assimilation –totale ou partielle- des Mémoires au roman est impossible. Cet article rappelle tout d’abord que le cardinal méprise le roman comme genre, même s’il est « sensible au surgissement du romanesque » dans l’histoire. Les analogies avec les formes romanesques qui sont contemporaines des Mémoires ne permettent guère de rapprochement générique. Et la part comique (caricature, satire…) de ce texte s’explique autant par l’influence du théâtre ou des pamphlets que par la forme traditionnelle du roman comique. Quant au bouleversement romanesque des « nouvelles historiques » dont le cardinal de Retz est le contemporain, il n’en existe aucune trace dans les Mémoires. Retz « joue donc occasionnellement avec certains modèles […] ; il n’écrit pas à proprement parler un roman ». Il convient donc, pour lire correctement, de distinguer fiction et affabulation, définie comme participation d’un « rapport névrotique et souvent douloureux au « réel » et d’un besoin de « remodelage » de ce qui a été » (116). Cette affabulation compense l’échec personnel en recomposant une image de soi conforme à ce qu’elle est : le texte s’écrit avec et contre les circonstances historiques qui ont déchiré son visage. Il n’est donc pas possible de parler de fiction dans ce qui s’avère être une écriture compensatoire. Certes ce processus d’écriture libère des espaces hypothétiques (sur le mode du « Si… ») qui ne sont pas des fictions au sens propre du terme mais des « scenarii » imaginaires. La logique affabulatrice engendre un plaisir de conter par lequel Retz séduit ses contemporains : il orne son discours de ces éléments imaginaires infiniment repérables dans les Mémoires. Mais cette « logique affabulatrice » peut excéder le détail et gagner des pages entières, au point de prendre la proportion d’une nouvelle qui peut faire dire au lecteur contemporain qu’il se situe dans un roman. Pourtant, on ne peut parler de roman car l’énoncé imaginaire produit peut être contredit par un autre discours qui le fait apparaître comme mensonger – et le cardinal de Choisy ne s’y est pas trompé qui accordait au cardinal un « petit grain dans la tête » en évoquant ses histoires agrémentées d’un peu de merveilleux. Un point d’histoire littéraire vient corroborer le statut à accorder à ce texte : le récit à la première personne est encore perçu comme le « contraire » d’un roman (121). La résistance à cette assimilation se lit aussi dans les caractéristiques stylistiques des Mémoires, dont la disparité et la diversité s’opposent à la forme romanesque que Retz connaît. De véritables pièces détachées – les anecdotes et les portraits- s’insèrent dans une logique de chronique ; il existe « une mosaïque presque incohérente de styles narratifs divers ; le texte comporte toutes les traces d’une écriture factuelle (personnages historiques, référence à des sources contemporaines, polémiques…) qui l’oppose à l’autonomie de l’écriture romanesque ». Enfin, ces Mémoires doivent être lus comme la production « d’un récit donnant accès à une véritable compréhension du passé et d’une « mise en intrigue » pensée comme clarification et dévoilement » (126). Cette « mise en intrigue » n’équivaut pas à une fiction mais à un « récit lié » de « l’enchaînement singulier » qui constitue l’événement historique. La mise en intrigue est testimoniale et non fictionnelle : histoire et non roman. Réduire les Mémoires au roman atténuerait la portée d’un texte qui « résiste » poétiquement (128) à la disparition des valeurs héroïques.
6L’article suivant d’Eric Gatefin (« Entre amour et ambition : le romanesque à l’épreuve de l’histoire dans les pseudo-mémoires de Courtilz de Sandras ») réfléchit sur l’équilibre complexe de ces récits où la dimension romanesque semble se développer « en marge de l’anecdote historique, investir le champ de l’histoire et se métamorphoser à son contact » (129). Les Mémoires de Monsieur d’Artagnan et les Mémoires du marquis de Montbrun mettent en valeur cette évolution du romanesque au contact de l’histoire. Le romanesque produit par les seules intrigues amoureuses se développent de manière marginale : l’anecdote historique occupe la place centrale. En revanche, le sentiment amoureux n’est pas négligeable au sein de l’anecdote historique même ; il n’a toutefois pour principe que de permettre au narrateur de découvrir l’art de la manipulation qui lui sera utile en politique. Cette représentation de l’amour lui ôte donc son aspect romanesque. Ce romanesque est dévolu au récit de l’ascension sociale. Les deux textes différencient toutefois les personnages. D’Artagnan reste digne d’admiration parce qu’il fait preuve d’un panache romanesque qui le conduira à échouer socialement, mais le lecteur aura eu un grand plaisir à suivre ce texte qui conserve une narration romanesque. En revanche, Montbrun représente un personnage qui n’est guère romanesque. Homme pragmatique et médiocre, il incarne la disparition historique des figures idéalisées. Mais, en quoi ce personnage peut intéresser le lecteur contemporain de Courtilz de Sandras ? Peut-être parce qu’il figure un personnage certain de valoir plus « que ses origines apparentes le laissaient croire » (141).
7En guise de transition avec la série suivante d’articles, j’évoquerai l’article d’Anne Rocheboue et Florence Tanniou, « Allier le romanesque et l’histoire dans les romans de Troie médiévaux ». Pour analyser les relations originelles entre l’histoire et la littérature vernaculaire, Anne Rocheboue et Florence Tanniou étudient la première histoire de la guerre de Troie écrite en français (mise en romanz), versifiée, par Benoît de Sainte-Maure (XIIe siècle) et deux de ses réécritures : Prose 1 (seconde moitié du XIIIè siècle) et Prose 5 (début du XVe siècle). Le Roman de Troie, écrit en « octosyllabes narratifs » obéit à un dessein historique que manifeste le choix de ses sources, « deux témoins oculaires présumés de la guerre de Troie » (100). Ces sources garantissent au roman sa valeur historique tout en lui conférant une dimension historiographique. Le choix de la langue vernaculaire résulte d’un souci didactique : fonder le mythe de la lignée des Francs et des Normands, descendants « de la prestigieuse famille troyenne » (101). Les éléments traditionnels du romanesque (histoires d’amour, démythification des personnages, descriptions liées aux thématiques romanesques…) sont insérés et amplifiés dans ce texte à vocation historique. Ce développement qui répond aux attentes esthétiques d’un public n’écarte pas le texte de son intention historique car le romanesque comme l’historiographique obéissent à un même dispositif énonciatif (raconter des faits passés). En outre, le romanesque et l’historique s’éclairent mutuellement : l’anachronisme, « projection d’un fragment de présent dans le passé, témoigne d’une volonté dialectique d’analyse » (103). La réécriture de Prose 1 cherche à dissocier l’historique du romanesque. Or la première dissociation repose sur l’opposition entre le vers et la prose. La contrainte de la rime oblige l’écrivain à « falsifier » le fait au nom de la règle prosodique quand la liberté de la prose est la seule à épouser véritablement le mouvement de l’histoire. Cette distinction entre le romanesque –le fictif- et la vérité historique- le réel- s’accompagne de discriminations axiologiques et matérielles : la prose différenciera le Bien du Mal dans l’évolution de l’histoire et rejettera ce qui ne peut être considéré comme des événements authentiques. La narration devient alors principalement chronologique et insiste sur le « mécanisme des événements », perceptible dans l’importance accrue des expressions « de la cause et de la conséquence » (105). Le « matériau romanesque » -les passions- deviennent un élément parmi d’autres des causes productrices d’événements historiques et qui, à ce titre, ont une valeur explicative –ou doivent être expliquées- (on peut évidemment penser à Tite-Live). Prose 5 propose, lui, un autre rapport entre le romanesque et l’histoire. La matière troyenne s’insère dans un projet historique plus vaste (L’Histoire ancienne jusqu’à César) au sein duquel la matière romanesque se déploie de manière foisonnante et l’histoire y est « un prétexte pour mettre à jour les différents filons romanesques » (109). Mais ce développement crée là aussi un réseau de consonance entre des figures différentes qui gagnent alors en profondeur : le romanesque conserve sa valeur didactique qui légitime ainsi sa place dans le projet historique. En somme, le romanesque s’inscrit dans l’écriture de l’histoire lorsqu’il offre un moyen de comprendre les personnages et les faits. L’intention auctoriale assure l’alliance du romanesque avec l’historique lorsqu’il fournit une image explicative, mais la prose se méfie malgré tout de la narration romanesque.
8Comment le romanesque du roman s’historicise ? Le champ romanesque, c’est-à-dire du roman au sens le plus large du terme, incorpore selon différents procédés une histoire qui donne son historicité au roman. Et si romanesque il y a, il est légitimé, de différentes manières, par l’histoire qui assigne ainsi au roman cette valeur historique que Balzac a construite. C’est la raison pour laquelle l’importance de Balzac est dans cette série d’interrogations remarquable et, comme le signale C. Reffait dans sa présentation, ce dossier est « un peu conçu depuis le XIXème siècle » car « c’est le projet balzacien d’écrire l’envers de l’histoire contemporaine, c’est la définition de l’histoire des mœurs dans l’Avant-propos de La Comédie humaine […] qui peuvent fonder l’étude des rapports entre romanesque et histoire » (8-9).
9Bernard Gendrel (« L’histoire dans la cosmologie romanesque ») explique la manière dont le romanesque et l’histoire s’associent dans le roman et, ainsi, dans l’histoire du roman. Il existe deux formes du romanesque : celui qui « tient à l’action et à la ligne narrative principale », le romanesque narratif, et « celui qui a trait à l’invraisemblance qui émaille parfois un récit », qui propose une explication invraisemblable de l’action, le romanesque explicatif. Si le romanesque narratif est nécessairement présent dans tout roman, le romanesque explicatif ne figure pas, lui, dans tous les romans. L’histoire pénètre le roman en fournissant à l’action son cadre et son milieu ou en justifiant le déroulement même de l’action. Ce recours à l’histoire donne « à l’intrigue un environnement historique pour lui conférer une légitimité » (59) : il importe, par l’usage de l’histoire, de rendre vraisemblable une narration fictive qui s’autorise ainsi certains épisodes invraisemblables. Mais l’histoire investit aussi le romanesque explicatif pour nier son invraisemblance même : en expliquant « l’action, le comportement ou les sentiments d’un personnage par une maxime historique » (60), les actions et les personnages sont motivés –au point même de donner l’impression de représenter une réalité- de telle façon que le lecteur perçoit une rationalité qui les gouverne et non une fantaisie proprement romanesque. Ces deux types d’historicisation du romanesque conduisent B. Gendrel à préciser l’importance de ce rapport entre histoire et romanesque dans l’histoire même du roman. Balzac figure le moment essentiel de ce rapport parce qu’il historicise effectivement le milieu où se déroule l’action tout en usant des « schémas les plus éculés du romanesque » (67). Or, le romanesque explicatif, qui n’est certes pas absent de Balzac, est nié par cette histoire qui le rend vraisemblable et inscrit donc le roman dans le champ de l’histoire, devenant ainsi explication socio-historique dramatisée.
10Il est alors intéressant de mettre en rapport cet article avec ce que Patrick Berthier écrit du « romanesque » chez Balzac (« La « Hardiesse du vrai » : quelques observations sur le romanesque balzacien »). Après avoir rappelé que l’emploi du mot « roman » pour désigner les Scènes de la vie privée résulte plus d’un « consensus paresseux, d’un cliché pour grand public » (20), P. Berthier analyse le rapport de Balzac au romanesque dans le cadre de la publication de Splendeurs et misères des courtisanes en feuilleton parce que, dans le feuilleton, se joue justement le rapport au romanesque, à cette « narrativité pure » qu’attendent les lecteurs. Il note ainsi qu’au fur et à mesure de la publication des parties en feuilleton, le romanesque prend une extraordinaire ampleur et que, contrairement à son refus initial, il se colore d’une incertitude passionnante. Si, au départ, le romanesque ne l’intéressait que s’il s’ornait « d’histoire ou de science » (25), il gagne en intérêt lorsque en 1847, le 22 avril exactement, Jacques Collin décide de s’incarner, pour la dernière fois : une nouvelle digression apparaît –que nous ne citerons pas mais qui est passionnante comme l’écrit P. Berthier- où le feuilletoniste affirme que c’est le vrai qui est romanesque, que « la hardiesse du vrai s’élève à des combinaisons interdites à l’art, tant elles sont invraisemblables ou peu décentes » (29). Le romanesque n’appartient donc pas au roman qui, lui, recourt à la catégorie du dramatique mais à une histoire que l’écrivain, historien des mœurs, se contente de transcrire sans l’adoucir, l’émonder ou la châtrer.
11Le roman, ayant ainsi délimité son champ d’exercice, acquiert une valeur heuristique que l’article de Marion Mas, « De L’elixir de longue vie à La Recherche de l’Absolu : l’hérédité à l’épreuve du romanesque », développe. L’hérédité est un thème où se croisent les discours anthropologique, juridique et politique. Le romanesque la prend donc en charge de manière à fictionnaliser la représentation que s’en fait la société. Cette articulation de la fiction à l’histoire contemporaine (ou de l’histoire à la fiction) se fait au moyen du traitement romanesque (tel qu’il est défini par Jean-Marie Schaeffer) de ce thème. Il est abordé « sous la forme de conflits paroxystiques entre le père et l’enfant » (160), sous sa mise en scène d’excès (les parricides et infanticides), ou encore la représentation d’un élargissement possible de cette hérédité (l’oncle par exemple). Or, à chaque fois, cette représentation romanesque du rapport héréditaire laisse transparaître un discours historique, ou du moins un discours porté par certaines catégories de penseurs sur l’hérédité (Marion Mas rappelle l’importance du travail de Nicole Mozet sur ce point). Le dernier aspect abordé est particulièrement intéressant car l’image d’une hérédité élargie laisse entrevoir le désir « d’un pouvoir pluriel, autre toutefois que celui de la Monarchie de Juillet, contre laquelle Balzac ne cesse d’exercer sa virulence depuis 1831 » (174).
12Le dispositif romanesque balzacien, qui confère au roman sa valeur historique, offre alors des possibilités de lire les traces de l’histoire dans ses romans. L’article d’Eléonore Reverzy le montre parfaitement (« Le corps politique. Lecture du Curé de village de Balzac ») : le personnage incarne l’histoire. Dès Les Chouans Balzac inscrit les guerres chouannes dans « le corps même de ses personnages et à travers leurs conflits et leurs rencontres ». Et, en 1842, dans Le Curé de village, avec le personnage de Véronique, nous assistons à une métaphorisation des faits historiques dans une représentation de la chair (146). Mais, si le discours que tient le corps sur l’histoire, les discours tenus dans le roman s’attachent à produire, à ce moment de la création balzacienne, une ambiguïté qui « brouille » ce qui serait un discours plus facile à saisir. L’histoire s’inscrit sur le visage et dans le corps de Véronique : ce personnage allégorise les méfaits de 1789, moment de l’histoire où le peuple, dont elle est issue, a été corrompu par « l’accès à la lecture et au désir qu’elle éveille, gâté par son savoir » (148). Elle incarne cet impossible retour à un état pré-révolutionnaire que, de manière contradictoire, certains personnages souhaitent. Elle souffre et meurt d’un « mal démocratique » (149). Le désir de Véronique est sur ce point particulièrement éloquent : le romanesque de la liaison adultère est historicisée. Sa fin tragique se déploie vers la fin de la Restauration, lors de la révolution bourgeoise qui fait écho à 89, comme pour en souligner l’irréductible et l’ineffaçable maladie : « au-delà de la confusion des discours croisés, c’est le corps qui dit la vérité du récit : l’impossible effacement de la Révolution, qui est écrite sur le visage de Véronique » (157).
13La problématique balzacienne explique nombre d’éléments dans les relations entre le romanesque et l’histoire, comme le montrent les articles suivants. David Baguley (« Histoire et fiction : Les Rougon-Macquart de Zola) rappelle que l’ambition romanesque de Zola gouverne son travail historique : l’histoire événementielle est ainsi tenue à distance au profit de la représentation de l’histoire sociale. Une telle ambition ne laisse donc de place à l’histoire que sur le mode de l’écho : dialogues, commentaires ou personnages historiques vus en focalisation interne constituent certains des moyens qui garantissent la place dominante du romanesque sur l’histoire. Toutefois, il serait réducteur de nier toute présence effective de l’histoire dans le romanesque zolien et David Baguley propose alors de distinguer trois catégories parmi les romans : les « romans de peu d’intérêt historique », les « romans dont l’intérêt historique est surtout social » et les « romans plus ouvertement historiques ». Cette catégorisation est redoublée d’une chronologie précise de la période évoquée par chacun de ces romans. La double classification proposée conduit alors à remarquer, en premier lieu, que le nombre de romans consacrés à la période post-1860 est plus important. Les raisons circonstancielles ne suffisent pas à expliquer ce fait ; il convient d’y voir une position idéologique du romancier qui veut insister sur les faillites de l’Empereur. Si bien que, même lorsqu’il n’efface pas de sa représentation les réussites impériales (comme dans Au Bonheur des dames), son écriture a-chronologique efface toute relation de cause à effet entre une atmosphère euphorique et le régime politique qui pourrait en être perçu comme la cause. En second lieu, les romans plus historiques (La Fortune des Rougon, Son Excellence Eugène Rougon, La Débâcle et L’Argent) obéissent à une logique implacable : le crime (La Fortune des Rougon) entraîne le pays dans une « ère d’opportunisme et d’aventurisme » (Son Excellence Eugène Rougon et L’Argent) qui sera punie (La Débâcle) : du crime du 2 décembre à la défaite de Sedan. Le romanesque, là encore domine, une histoire qui est allégorisée. Comment alors comprendre le « projet historique du romancier » ? Un rapprochement avec l’écriture de l’histoire telle que la définit M. de Certeau et la pratique F. Braudel dans un livre comme La Méditerranée permet de comprendre la part historiographique du projet zolien. En effet, le livre de Braudel distingue trois strates auxquelles son écriture donne vie : l’histoire longue, l’histoire lentement rythmée qui renvoie à l’histoire sociale et l’histoire traditionnelle. Or, chacune de ces temporalités historiques est repérable dans le corpus zolien : La Terre, histoire longue ; L’Assommoir, histoire sociale ; l’histoire traditionnelle renvoyant à l’évocation de la montée et de la chute de l’Empire. Autrement dit, le roman et l’histoire, ou plus exactement, la fiction et l’histoire se rejoignent ici dans des terres communes que, peut-être, la seule littérarité distingue encore : « la bonne histoire [celle de Michelet] et le roman naturaliste, cela revient au même », écrivait Zola. Nous comprenons donc que « les protocoles de lecture du discours historique » (72), qui postule la cohérence, l’objectivité et le dessein naturel de l’histoire, confèrent la part historiographique du romanesque zolien.
14Richard Hibbit dans « le roman d’analyse et le romanesque : la représentation de l’héritage psychologique chez Paul Bourget » répond indirectement à l’article de Marion Mas sur l’hérédité chez Balzac. Richard Hibbit se consacre à un auteur qui a avoué sa fascination pour Balzac (et l’importance de la lecture du Père Goriot à quinze ans). Paul Bourget s’est voué à l’étude de « l’héritage psychologique » reçu par sa génération. La représentation littéraire de cet héritage le conduit obligatoirement à faire une place à l’histoire au sein de ces romans d’analyse qui recourent toutefois au romanesque pour « transmettre cette analyse ». Paul Bourget conçoit l’histoire sur le modèle tainien : elle est écriture des causes génératrices de l’état présent. Le roman de P. Bourget suit donc cette logique historique tout en se consacrant au « drame changeant des passions […] », à « l’épopée mystique de la Justice et de la Providence » (Paul Bourget). Le roman construit donc une « version alternative de l’histoire ». Or ce romanesque-là ne se réduit pourtant pas chez Bourget au « dramatique » de Balzac – et l’on se prend à rêver dans ce volume d’un article sur le romanesque au théâtre, et notamment, sur la scène romantique- ; il désigne une catégorie nécessaire au roman d’analyse. En effet, le romanesque recherché par les lecteurs est le signe d’un manque : celui de l’expérience des passions et de l’audace. On perçoit ici l’importance de Madame Bovary, qui incarne cette nécessité du romanesque chez le lecteur-« femme de chambre », pour reprendre un terme de Stendhal. Mais le narrateur des romans de Paul Bourget n’entretient pas de distance ironique avec ses personnages, si bien que, de symptôme qu’il était, le romanesque devient procès d’écriture, au point de presque passer d’une écriture du romanesque à une écriture romanesque. Le symptôme fourni par l’histoire se mue en principe d’écriture. Pourtant, l’étude de deux romans, Le Disciple (1889) et Cosmopolis (1893) conduit à des précisions et des nuances. Ces deux ouvrages analysent, en partie, ce que nous nommerons le « motif » romanesque : la force de la passion (qui est même l’objet de l’étude de Greslou dans Le Disciple). Or cette force de la passion (ce « romanesque ») est valorisée, présentée comme un idéal, « même s’il s’avère impossible à mettre en pratique » (184). Et, de la même manière, le texte laisse pressentir un désir d’écriture romanesque à laquelle sa narration ne peut se soumettre, il reste pour le texte un idéal inaccessible, sous peine de nier le genre auquel il veut appartenir : « le roman d’analyse ». Le roman restera donc dramatique et non pas romanesque. Cette écriture de la passion, qui n’adviendra pas, explique ainsi les liens étroits que Le Disciple entretient avec les mythes de la passion : Tristan et Yseult, Faust. Il en est leur ombre analytique.
15C. Reffait l’annonçait dans sa présentation : la période envisagée pour ce dossier couvre une longue histoire et, plus spécifiquement, nous trouvons trois articles consacrés à la littérature contemporaine. Guillaume Pajon se consacre aux fragments historiques de Julien Gracq (« Le hérisson romanesque : histoire(s) en fragments »). L’histoire trouve sa place dans ce corpus de deux manières (qui renvoient à « trois postures d’écriture » (194)) : soit le fragment emprunte à un type d’écriture historiographique (le témoignage et la chronique), soit le récit, romanesque, fait de l’histoire sa matière. Le fragment use de l’histoire de manière à produire un effet romanesque qui, dans le même temps, n’est pas négateur de l’autonomie et de la clôture du fragment (défini par Schlegel comme un « hérisson », « totalement détaché du monde environnant et clos sur lui-même »). L’histoire fournit au fragment sa part de romanesque en glissant vers l’anecdote qui fait une place à l’expression des sentiments et des passions, caractéristiques du romanesque mais ce romanesque-là ne se déploie pas : il est présent sous la forme d’analogies suggestives qui offrent au lecteur des hypothèses qu’il doit alors prendre en charge et, lui, intérieurement, déployer. La clôture des phrases est alors essentielle dans la construction de ce processus : elle s’achève en laissant une suspension du sens qui nie l’autonomie fragmentaire tout en la respectant typographiquement – au lecteur de poursuivre la lecture alors que le texte est clos. Le romanesque dans les fragments ne se présente donc que sous la forme du possible que l’auteur envisage et qu’il donne à envisager. L’histoire est un matériau que l’imagination auctoriale travaille pour l’offrir à celle du lecteur, sous une forme suggestive, pour qu’il « parachève » cette possibilité romanesque.
16L’imagination est aussi un point essentiel de l’article de Marie-Hélène Boblet (« Roman historique et vérité romanesque : Les Bienveillantes. Comment le romanesque redonne une mémoire à l’histoire »). Le livre de J. Littel est construit de façon qu’il « convoque le lecteur à imaginer, à se mettre à la place de », pour ainsi prendre le contre-pied du nazisme qui a révoqué cette faculté d’imaginer par laquelle l’autre peut être mon « semblable à l’intérieur de la communauté humaine » (223). Cette faculté imaginante est convoquée par une construction précise et méticuleuse décrite par Marie-Hélène Boblet : la forme du roman historique construit Les Bienveillantes mais elle est travaillée par la dimension romanesque qui lui insuffle sa dimension morale, en obligeant le lecteur à se comparer au narrateur, « un homme comme [nous] » (J. Littel). Or, cette « hybridation du roman historique et du roman romanesque » s’opère par un recours à la première personne qui donne au roman une troisième composante structurante : le récit de formation. Dispositif narratif qui, là encore, contraint le lecteur à se mettre à la place du « je » : la fiction contre le nazisme. L’identité que construit la narration crée non pas un personnage vraisemblable mais vrai parce qu’il incarne les composantes d’une identité germanique. Ces composantes sont perceptibles dans les trois traits caractéristiques du narrateur –et par lesquels on pourrait considérer le livre comme romanesque- : l’homosexualité, l’inceste et le matricide. L’homosexualité, l’attachement incestueux à la sœur jumelle et l’impossibilité de se détacher de la mère figurent la double impossibilité de devenir autre et de se tourner vers l’autre, qui est une des caractéristiques de la pensée aryenne. Le Juif occupe une place essentielle dans ce dispositif : il incarne le même autre, celui auquel le nazi veut ressembler parce que, comme lui, il a le sentiment d’être un peuple élu, et celui qu’il doit éliminer (comment pourrait-il y avoir deux races élues ?). Mais l’homosexualité représente aussi cette « tentation de l’Occident libéral », cette étrangeté au sein même de cette identité germanique, contre laquelle le nazisme s’est construit. Les caractéristiques romanesques du personnage déclinent presque paradigmatiquement les causes historiques de la solution finale. Les Bienveillantes ont ainsi un effet cathartique tel que Paul Ricœur le définit : l’œuvre produit une distance avec nos affects qui exhibe « sa puissance de clarification, d’examen, d’instruction » (cité p.239). La forme choisie par J. Littel, son « hybridité littéraire » (238), réalise son intention éthique : maintenir la crainte au sein de la cité, produire un effet tel sur le lecteur qu’il scrute avec vigilance l’histoire.
17L’article d’Anissa Belhadjin se demande si le « roman noir [est] un espace privilégié pour le romanesque de l’histoire ». Le titre lui-même nous conduit déjà à le lier principalement aux articles de Bernard Gendrel et Matthieu Letourneux qui, eux aussi, évoquent de manière précise ce romanesque de l’histoire. Un certain roman noir français veut non seulement écrire sur l’histoire mais aussi « écrire l’histoire » (207) ; il rencontre alors les problèmes mis en lumière par M. Letourneux dans son travail sur la revue Historia. Comment faire du romanesque avec l’histoire ? Comment lier ce qui s’oppose ? A. Belhadjin s’appuie d’abord sur un roman de Dominique Manotti (Nos fantastiques années fric) pour montrer que la construction du récit –alternance de deux points de vue de personnages opposés- a un effet axiologique (une enquêtrice s’oppose à un personnage qui incarne le pouvoir corrompu) qui traduit l’intention de l’auteur (« si je n’avais pas écrit de romans noirs, je me serais engagé socialement ou politiquement » confie D. Manotti). L’histoire offre le cadre événementiel scrupuleusement respecté par un quasi-travail d’archiviste (pour faire cette chronique des années Mitterrand, D. Manotti est partie de l’affaire Luchaire et de la cellule de l’Elysée) et les personnages historiques sont traités avec le même souci documentaire. Le romanesque gît donc dans les personnages inventés et dans la « violence » dénonciatrice – la dramatisation ?- et, c’est dans cet espace que le roman noir dessine son champ d’exercice. Mais le romanesque peut conduire le roman noir à s’exclure du champ littéraire pour basculer dans la paralittérature. L’histoire apparaît alors comme une autorité qui légitime le livre. Le second livre étudié, French Tabloïds de Jean-Hugues Oppel , s’approche du roman de « politique-fiction », c’est-à-dire que les faits politiques historiques avérés sont agencés de manière à produire une explication et une logique qui, elles, sont fictives, voire « excessives », romanesques. Dans ce cadre-là, le romanesque produit du vraisemblable qui se fait passer pour vrai. Le lecteur doit se dire, « et si c’était vrai… ». En somme, le romanesque exploite les virtualités d’agencement des événements offerts par l’histoire.